« Trajectoires et carrières féminines dans le monde du cirque contemporain »

Depuis les années 1970, le paysage du cirque en France s’est considérablement modifié. Alors que les familles de cirque « traditionnel » connaissent une crise économique inédite , la naissance d’écoles publiques impulse une vague de renouvellement en permettant l’accès au monde du cirque à de futurs artistes externes aux institutions familiales. Cette nouvelle génération circassienne se lance sur « piste » en créant de nombreuses compagnies aux propositions artistiques alternatives : c’est la naissance du « nouveau cirque » ou du « cirque contemporain » . Dans les années 80 et sous l’impulsion de Jack Lang, l’Etat décide de transférer le cirque du Ministère de l’Agriculture au Ministère de la Culture et objective ainsi le processus de « revalorisation » artistique du cirque. Depuis 1987, le nombre d’artistes de cirque intermittents du spectacle s’est multiplié par 15 et leur(s) compagnie(s) ont pour la plupart délaissé le chapiteau pour investir les lieux légitimes de la diffusion artistique (scènes de théâtre) ainsi que le marché des festivals des arts de la rue. Non plus « enfants de la balle », les artistes contemporains présentent des trajectoires sociales diverses et apprennent le métier d’artiste dans des instances de socialisation professionnelle spécifiques. A peine au nombre de deux dans les années 1970, les écoles de formation professionnelle sont en partie structurées par la Fédération française des Ecoles de Cirque, crée en 1988, et préparent aux concours d’entrée des écoles nationales supérieures . Pour faire face à l’engouement des postulants pour ces formations et dans un contexte de concurrence institutionnelle, les écoles durcissent les « droits d’entrée » et rationalisent leurs procédures de sélection en choisissant leurs élèves en fonction d’enjeux artistiques internes (reconnaissance professionnelle des pairs) et externes (légitimité du cirque) . Le marché des productions artistiques ainsi que l’accès des agents au statut d’artiste circassien sont principalement régulés par les instances de socialisation professionnelle et par des institutions ministérielles, associatives ou régionales . C’est lors d’un premier travail d’enquête dans les écoles du Lido (Toulouse) et de l’ENSAC (Châlons en champagne) sur les processus de sélection mis en place par ces écoles que nous avons constaté l’écart récurrent entre les effectifs féminins et masculins inscrits dans les filières menant au métier d’artiste et que nous nous sommes interrogées sur les facteurs qui limitent l’accès des femmes au « monde de l’art » . Tout comme un certain nombre de travaux sur l’univers artistique et la différenciation sexuée , des études récentes sur le marché du travail des artistes confirment également que seuls 30% de femmes possèdent le statut d’artiste intermittent de cirque . A travers des entretiens auprès des élèves en formation ainsi qu’auprès des responsables institutionnels et un travail d’enquête dans plusieurs structures françaises , le travail de thèse en cours cherche à saisir le rôle des différentes socialisations (primaire, secondaire mais aussi professionnelle) dans la carrière artistique et son déroulement. Le champ de l’art, et celui du cirque contemporain, tiraillé par des enjeux hétérogènes d’excellence corporelle et artistique et de légitimité culturelle, semblent favoriser la construction d’un idéal artistique masculin, particulièrement bien exprimé dans les dispositions des agents et les différentes instances de socialisation qu’ils traversent. Dans un premier temps, des précisions sur les spécificités des artistes de cirque intermittents du spectacle, comparées aux autres catégories d’intermittents (danseurs, musiciens et comédiens), permettront de mieux comprendre la structure actuelle du marché du travail des artistes de cirque contemporain. Il apparaît en effet indispensable de relier les institutions professionnalisantes aux caractéristiques du (ou des) marché(s) auxquels elles destinent leurs élèves-artistes afin de comprendre les contraintes qu’elles en subissent . Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons sur le fonctionnement des écoles de formation et de socialisation professionnelles, pour montrer comment les responsables institutionnels, à travers le durcissement des « droits d’entrée », le recrutement des enseignants et la répartition des spécialités techniques entre les élèves contribuent au façonnage du cirque comme « monde masculin » . Enfin, nous prendrons l’exemple de trois femmes engagées dans la formation artistique proposée par le centre de formation de Lomme, pour tenter de relever les éléments dispositionnels qui ont encouragé leur entrée et leur maintien dans cet univers artistique sous « domination masculine ».

Le marché contemporain des arts du cirque : l’explosion des effectifs...masculins L’étude des résultats d’une enquête menée par le Ministère de la Culture en 2004 sur les emplois dans le secteur du spectacle, permet de repérer les caractéristiques du travail des artistes de cirque intermittents par rapport aux autres catégories d’artistes intermittents. Ces données, obtenues à partir des fichiers de la Caisse des Congés Spectacles , concernent seulement l’activité artistique déclarée et ne prennent pas en compte les activités souvent complémentaires de cette catégorie de travailleurs. La définition de l’activité artistique ne reposant pas sur des critères économiques , il n’est pas rare que les artistes, pour faire face à l’incertitude de cette profession et à ses conséquences, aient à exercer des activités avec ou sans lien avec le monde du spectacle vivant. Les données présentées ici ne font donc pas abstraction de l’opacité et de la complexité du marché artistique français et de son régime d’intermittence mais elles facilitent la compréhension des évolutions dues à l’avènement du cirque contemporain et à un « nouveau » marché du travail artistique. L’ensemble des effectifs intermittents du spectacle a fortement augmenté depuis 1987, mais ce sont les artistes intermittents de cirque qui ont connu la plus forte augmentation : les effectifs d’aujourd’hui sont 15 fois supérieurs à ceux de 1987. En comparaison, les musiciens ont vu quintupler leurs effectifs, alors que ceux des comédiens et des danseurs se sont multipliés par 3 pour les premiers et par 3,5 pour les seconds. Cependant, cet essor important du nombre d’artistes de cirque s’est accompagné d’une baisse du volume et de la rémunération annuels du travail, comme pour les autres catégories d’intermittents. Les situations individuelles des artistes intermittents du spectacle se sont globalement dégradées, en partie à cause de l’accroissement de la concurrence entre artistes sur ce marché. Le développement de l’activité circassienne, notamment grâce à la multiplication des festivals (cirque et rue) et des compagnies, a sans doute contribué à temporiser l’augmentation exponentielle des artistes de cirque, puisque les conditions du métier d’artiste circassien, même si elles sont moins faciles que celles des comédiens, semblent être tout de même moins difficiles que celles des danseurs. Aujourd’hui donc, le marché artistique est principalement caractérisé par un déséquilibre entre la croissance des effectifs (x3), la baisse du volume de travail et de la rémunération. Malgré un pourcentage important d’artistes résidant en Ile de France, les artistes de cirque sont la catégorie professionnelle qui a le moins d’effectifs dans cette région, puisque 71% d’entre eux résident en « province ». Tout comme pour les musiciens (67% vivent en province), l’activité professionnelle nécessite une mobilité importante mais n’exige pas pour autant de résider près de la capitale artistique. Il en est autrement pour les danseurs et les comédiens où la centralisation des réseaux professionnels dans la capitale semble être un élément déterminant de l’activité . Les artistes de cirque sont relativement jeunes puisqu’ils sont plus nombreux que les autres artistes à avoir moins de 35 ans (55%) même si le pourcentage de cette tranche d’âge n’atteint pas celui des danseurs (68%) et malgré un léger vieillissement de la population intermittente du spectacle depuis 1987 (de 59% à 51% de moins de 35 ans). Il n’y a pas de tranche d’âge sous représentée parmi cette catégorie d’artistes à l’inverse des danseurs (51 ans et plus) et des musiciens (moins de 25 ans). Ce sont les artistes de cirque de 26-30 ans (tranche d’âge qui correspond à leur entrée sur le marché du travail suite aux formations professionnelles) et 41-50 ans qui sont les plus nombreux. La variable de l’âge semble donc avoir moins d’influence sur l’activité professionnelle des artistes de cirque que pour certaines autres catégories, notamment celle des danseurs et des comédiens, où elle est notamment décisive pour les femmes. L’étude de la population intermittente française fait apparaître une nette différenciation sexuée générale, qui se nuance plus ou moins en fonction des catégories professionnelles. En effet, deux tiers des professionnels intermittents du spectacle sont des hommes et selon ce rapport, « la répartition de la population intermittente par sexe est restée strictement identique au cours des dernières années ». La répartition sexuée des artistes de cirque est conforme à celle des artistes intermittents en général (70 % d’effectifs masculins), soit une prédominance des hommes excepté pour le secteur de la danse (68% de femmes). Après les musiciens, c’est la catégorie professionnelle d’artistes circassiens qui connaît la plus forte différenciation sexuée en défaveur de la population féminine. L’étude menée en 2005 par l’association ministérielle Hors les murs chargée des arts de la rue et du cirque, confirme une répartition d’environ 70% d’hommes et 30% de femmes pour tous les emplois concernant les arts de la rue et du cirque. Elle nous apprend aussi que quelque soit l’institution artistique (compagnies, écoles, festivals...), le taux de femmes reste pratiquement le même (entre 31 et 36%), leur présence étant d’autant moins importante que l’on se rapproche des postes de direction, notamment dans le secteur de la direction artistique (84% d’hommes contre 16% de femmes). Sans omettre la pluralité des marchés artistiques , des écoles de formation professionnelle et du travail artistique circassien contemporain, il reste utile de repérer plus précisément les caractéristiques générales de ces intermittents pour mieux comprendre la structuration des institutions de socialisation professionnelle qui préparent à la « vie d’artiste » . Même si le travail de thèse est en cours, cet exposé a pour objectif de tracer les contours des ressorts de cette forte différenciation sexuée qui marque la population des artistes intermittents de cirque contemporain, pourtant a priori favorable au mixage et au « brouillage » des sexes et des genres.

Les centres de formation professionnelle : une barrière institutionnelle... La plupart des écoles de cirque proposant une formation professionnelle sont nées d’un prolongement du secteur loisir, en évolution exponentielle depuis une vingtaine d’années . Aujourd’hui, l’ensemble de ces écoles loisirs et préparatoires, répondent aux réglementations de la FFEC, qui décide, toujours en collaboration avec le Ministère de l’Education Nationale et celui de la Jeunesse et des Sports, de leur habilitation à délivrer le Brevet d’Initiateur aux Arts du Cirque permettant l’enseignement loisir. En 2006, cet organisme, central dans la structuration de l’enseignement et de la formation, annonce la création de deux nouveaux diplômes d’Etat pour la formation des formateurs (des secteurs amateur et professionnel). Ces diplômes ajouteront de nouvelles possibilités aux artistes de cirque en fin de « carrière », ne bénéficiant aujourd’hui que de peu de reconversions reconnues institutionnellement ou officiellement. Toute école obéit et s’adapte à un certain nombre de « règles du champ » , qu’elles soient explicites (fédérales et ministérielles) ou tacites (concurrence des institutions, marché artistique) . Les processus de sélection permettant l’accès à la formation professionnelle puis au métier d’artiste sont aujourd’hui à la fois une loi fondamentale qui permet aux institutions de socialisation professionnelle d’affirmer leur identité artistique , et une condition sine qua non pour tout aspirant au statut d’artiste circassien.

Les épreuves de sélection : une étape décisive dans la carrière Malgré quelques disparités, le processus de recrutement artistique mis en place par les organismes de formation reste relativement semblable. Afin d’illustrer cette partie, nous nous appuierons sur deux écoles au statut institutionnel identique , mais ne bénéficiant pas de la même reconnaissance professionnelle et artistique : le Lido (Toulouse) et « Et vous trouvez-ça drôle » (Lomme). Les candidats constituent en premier lieu un dossier, sorte de « curriculum vitae » faisant figurer leurs expériences techniques, artistiques mais aussi leurs projets artistique et professionnel. Certaines écoles bénéficient d’une renommée professionnelle et artistique importante et reçoivent un nombre de dossiers démesuré au regard de leur capacité d’accueil en formation. C’est notamment le cas de l’école du Lido, dont le recrutement est très sélectif puisqu’elle reçoit 210 dossiers pour 15 élèves admis, alors que l’école de Lomme reçoit 70 dossiers environ et retient au final 12 élèves, pour l’année 2005-2006. Selon les responsables institutionnels (majoritairement des hommes), le nombre de demandes féminine et masculine pour l’accès à la formation au métier d’artiste circassien est très proche. Cependant, l’évaluation sur dossier de la technicité des candidat(e)s est peu favorable aux femmes : en effet, à l’issue de cette première étape, seules 15 femmes sur les 210 dossiers du Lido sont admises à se présenter aux journées de sélection. Au cours de cette deuxième étape de sélection, les écoles évaluent en général les qualités physiques, techniques et artistiques du candidat lors de différents exercices : acrobatie, théâtre, danse, numéro dans la spécialité....Que les critères de sélection soient plus « artistiques » comme au Lido, ou plus « techniques et physiques » comme à Lomme, le nombre de femmes sélectionnées au final est très souvent inférieur au nombre d’hommes , et pose problème pour certains recruteurs qui jugent très négativement les prestations des femmes. Les effectifs féminins varient donc d’année en année entre 25 et 50% du total de la promotion et ne dépassent que très rarement en nombre leurs homologues masculins. Cette répartition sexuée est par ailleurs d’autant plus marquée que les écoles ont acquis une renommée importante, comme celle du CNAC par exemple . Les procédures de recrutement mises en place par les responsables institutionnels apparaissent donc comme une première étape discriminante pour les femmes souhaitant mener une carrière artistique dans le monde des arts du cirque. Ces sélections marquent le passage entre la pratique amateur et la pratique professionnelle qui semble, quant à elle, être restée un univers masculin, à l’instar de l’univers artistique en général, d’autant plus que les jurys de sélection sont majoritairement composés de dirigeants et d’enseignants masculins. En effet, les écoles du Lido et de Lomme sont dirigées par des hommes, et seule une femme occupe depuis peu le poste de responsable pédagogique au Lido. Le recrutement de l’équipe enseignante, elle aussi majoritairement masculine, favorise la différenciation sexuée de la population-élèves. Par exemple, pour l’école de Lomme, les enseignants responsables des techniques « phares » de l’école sont majoritairement des hommes : deux enseignants de portés acrobatiques, un enseignant de jonglage, un enseignant de mât chinois, équipe renforcée par trois ou quatre intervenants pour les modules théoriques...Seules trois femmes ont intégré l’équipe pour les enseignements de la danse (ou pour la mise en espace), des équilibres sur main et enfin de l’acrobatie, mais cette dernière seulement en direction du groupe des débutants. Les techniques de cirque elles-mêmes semblent être porteuses de différenciation sexuée, pour les enseignants comme pour les élèves. Le trapèze fixe , la contorsion ainsi que les techniques d’équilibre sur mains et sur fil de fer sont très souvent investies par les femmes, enseignantes ou élèves. Les hommes quant à eux semblent privilégier les disciplines faisant appel à l’adresse comme le jonglage, aux qualités athlétiques comme l’acrobatie, à la force comme au mât chinois ou à la corde lisse...Les portés sont une discipline plutôt mixte où la femme est la plupart du temps la voltigeuse même s’il arrive qu’elle porte une autre fille mais beaucoup plus rarement un homme, aussi léger soit-il... Les institutions circassiennes de formation professionnelle supérieure, instances de socialisation secondaire, de professionnalisation et d’apprentissage des techniques corporelles et artistiques, tendraient à renforcer, à l’image de l’institution scolaire, la différenciation sexuée . Le travail d’enquête en cours dans ces institutions décisives dans le déroulement de la carrière artistique, permet de comprendre comment se construisent et se renforcent les différences de sexe au cours de la socialisation professionnelle des futurs artistes de cirque contemporain (choix d’une spécialité, travail du corps, interactions pédagogiques...) puis au sein de la carrière artistique (mode d’entrée, modalités et durée ; rôles dans une compagnie et dans les processus de création...). Mais aborder la socialisation secondaire ne peut se faire sans lien avec les socialisations antérieures (familiales, scolaires, artistiques...) des élèves pour saisir pourquoi et comment, selon que l’on soit un homme ou une femme, rentre-t-on dans ces instances de formation, comment y travaille t-on, et comment en sort-on.

Des femmes aux atouts artistiques masculins.... Grâce à des entretiens biographiques, et après avoir interrogé les responsables des institutions et observé un certain nombre de cours, notre travail se centre sur les trajectoires et dispositions des élèves. L’état actuel de cette enquête ne permet pas de tirer des conclusions définitives sur les éléments favorisant la vocation artistique dans le monde du cirque. C’est pourquoi nous présenterons ici quelques caractéristiques des trajectoires de trois femmes interrogées, toutes inscrites en formation artistique à l’école de Lomme. Pour cela, nous nous appuierons sur les cas de Kristelle, Elise et Manon, choisies pour la diversité et l’originalité de leurs « vocations techniques ». Deux d’entre elles se sont effectivement tournées vers des disciplines traditionnellement définies comme masculines, les sangles (Manon) et le mât chinois (Kristelle) , alors qu’Elise est voltigeuse, activité plus conforme aux normes de genre, et engagée dans un duo de portés acrobatiques où le rôle de porteur est attribué à un homme. Il s’agira alors de comprendre le rôle des différentes socialisations dans l’investissement et l’éventuel maintien de ces femmes dans une carrière artistique circassienne, mais aussi de repérer si la divergence de leurs « choix » pour des modalités artistiques et corporelles peut être mise en rapport avec leurs trajectoires et notamment la construction de dispositions « féminines » ou « masculines ». Nous commencerons donc par présenter ce qui semble rassembler ces trois élèves aux cours de leurs socialisations professionnelle, scolaire puis familiale. Dans un deuxième temps, nous essaierons de montrer comment la socialisation sportive pourrait expliquer la divergence de leur orientation technique et artistique, autrement dit le goût pour des sous-mondes circassiens différents. Contrairement à la diversité de l’âge des artistes intermittents de cirque sur le marché du travail (voir plus haut), les élèves inscrits en formation professionnelle sont jeunes. Ces trois jeunes femmes ont en effet entre 20 et 24 ans, ce qui correspond à la tranche d’âge moyenne imposée par les centres de formation. Le capital jeunesse semble être tout de même une condition pour l’apprentissage du métier d’artiste et donc pour l’accès à ce marché du travail, même si la formation professionnelle intervient toujours après la socialisation scolaire. Ces trois jeunes femmes, avant d’être sélectionnées dans la formation artistique proposée par l’école de Lomme, se sont toutes formées dans une classe préparatoire aux concours des écoles nationales supérieures. En effet, la hiérarchisation des écoles, imposée par le Ministère de la Culture et de la Communication, oblige en effet les centres de formation à préparer leurs élèves aux concours de sélection des deux écoles nationales supérieures, l’ENSAC et l’Académie Fratellini. Du fait que ces deux dernières ne peuvent accueillir le nombre important de candidats à la carrière artistique et que le travail de ces écoles dites « préparatoires » ne leur permet pas un marquage identitaire ainsi qu’une reconnaissance artistique, l’ensemble des centres de formations ont créé leur propre formation artistique, qui dure entre deux et trois ans. Le succès des candidatures pour ces formations a provoqué un durcissement des critères de sélection ou des « droits d’entrée », ce qui pousse les élèves à s’y préparer. C’est ainsi que ces trois jeunes femmes ont réalisé leur préparation technique et physique pendant un an à Montpellier, dans le centre de formation « Balthazar », avant d’être recrutées à Lomme. Il serait alors intéressant de vérifier si le passage dans une année préparatoire aux concours, devient ou non un passage « obligé », aussi bien pour les candidats féminins que masculins aux formations artistiques, et si le statut ou le capital de reconnaissance inférieur de l’école Balthazar, dirigée par une femme, a joué un rôle dans cette préparation. Après analyse des entretiens, il apparaît clairement que ces trois élèves ont vécu avec difficultés leur expérience scolaire, une caractéristique que l’on retrouve chez la plupart des artistes. Pour deux d’entre elles, l’investissement scolaire important n’a produit qu’une réussite relative : l’une obtient un baccalauréat général et l’autre un baccalauréat Sciences et Technologies Tertiaires, socialement déprécié. Manon, quant à elle, n’a pas obtenu le baccalauréat une première fois et abandonne toute tentative par la suite. Pour certains auteurs, cette relation difficile à l’enseignement scolaire classique aurait une place centrale dans la construction familiale puis sociale du « don » artistique ; Françoise Liot parle ainsi d’une « valorisation romantique de la différence ». Cette donnée est nuancée par les propos des responsables institutionnels car, selon eux, il n’est pas rare de sélectionner des élèves ayant fait des années d’études supérieures. Les nouvelles générations d’artistes de cirque seraient plutôt diplômées (au moins le baccalauréat) et la plupart des écoles évitent d’ailleurs d’élire des candidats qui ont été en échec scolaire. Au cours de l’enquête, il nous faudra vérifier l’effet de la position de l’institution sur l’importance accordée au capital scolaire lors du recrutement, les écoles en bas de la hiérarchie des centres de formation étant certainement moins exigeantes sur ce critère. La socialisation familiale, mais surtout le rôle qu’elle joue dans la socialisation artistique, apparaît comme le premier élément marquant de ces trajectoires féminines. Les catégories socio-professionnelles des parents sont assez diverses mais on peut dire qu’ils appartiennent plutôt à la classe moyenne : les parents de Kristelle sont employés (bibliothécaire pour enfants et employé France Télécom), ceux d’Elise sont tous deux travailleurs sociaux, le père de Manon est intermittent dans le monde de la musique et sa mère, employée dans une structure scolaire. Au cours de leur enfance, compte tenu des conditions économiques modestes de leurs parents, elles envisagent sans regret financier une profession souvent précaire sur le plan économique et synonyme de « sacrifices ». Dans tous les cas, c’est grâce à l’activité professionnelle de leurs parents, mais surtout à leur goût pour des activités culturelles de loisir, qu’elles ont été initiées au monde de l’art. De manière plus précise, c’est le père, dont ces trois filles se sentent très proches, qui incarne le véritable « passeur » vers l’univers artistique : Manon assistait régulièrement aux concerts de jazz de son père, celui de Kristelle nourrissait depuis toujours une passion pour les créations plastiques qui envahissent le logement familial, et le père d’Elise conviait sa fille aux diverses manifestations culturelles et artistiques qu’il organisait pour les quartiers. L’identification de ces trois filles à la figure du père semble être déterminante dans la constitution de leur goût artistique mais aussi dans l’aisance qu’elles éprouvent dans les univers masculins. Au cours des entretiens, Kristelle et Manon, ayant par ailleurs grandi dans une fratrie composée d’un seul frère, avouent préférer « depuis toujours » les sociabilités masculines. Enfants déjà, elles jouaient avec leurs camarades masculins à des jeux de garçons (pistolets, courses...) et en dehors du foyer familial. Aujourd’hui, cette socialisation enfantine « inversée » semble conférer à Manon et Kristelle une position privilégiée dans le groupe des garçons, leur permettant de bénéficier de leurs qualités au travail mais aussi de leurs plaisanteries, sans subir pour autant de comparaison négative. La situation professionnelle des parents ainsi que leur goût pour le monde artistique, permet d’assurer à ces jeunes femmes un soutien affectif mais surtout financier indispensable à leur inscription dans une formation professionnelle parfois payante et sans rémunération ; l’évolution des origines sociales des candidats, plus souvent issus des classes moyennes et supérieures, et celle des procédures de sélection ont donc des conséquences sur la construction des « vocations » artistiques. Le soutien familial à distance apparaît aujourd’hui comme une condition indispensable à cette « vocation » puisque l’intensité de l’emploi du temps des élèves leur permet très rarement de rejoindre même ponctuellement l’univers familial, et encore moins de s’investir dans une relation amoureuse, surtout si l’élu(e) ne fait pas partie du monde du cirque ou de l’art. L’investissement « corps et âme » de ces femmes dans la formation professionnelle semble indispensable à leur réussite et à leur accès au marché du travail artistique. Ces trois trajectoires révèlent aussi une socialisation sportive plus ou moins précoce et intense et qui semble avoir façonné leur goût pour l’effort physique et la combativité. En effet, Kristelle, qui fait du mât chinois, a commencé par une pratique multi-sport vers l’âge de six ans, puis s’est lancée dans la gymnastique et enfin dans la capoiera de manière soutenue. Manon, quant à elle, a commencé la natation dès l’âge de quatre ans et s’est engagée rapidement dans une modalité compétitive, son entraîneur lui trouvant des qualités physiques appropriées. Elle a ensuite voulu s’initier au basket, comme son frère, puis a vite délaissé ce sport pour les arts du cirque qu’elle pratique depuis plus de dix ans. Elise a tout d’abord découvert la danse classique puis lui préfère par la suite « l’expression corporelle ». Adolescente, elle se lance dans de nombreuses pratiques : ping pong, gymnastique, escalade puis trouve son « bonheur » dans les portés acrobatiques qu’elle découvre au lycée. La socialisation sportive de Manon, plus précoce et plus intense que celle des deux autres élèves, ainsi que la présence d’un entraîneur stimulant, aurait donc favorisé la pratique individuelle des sangles, activité dans laquelle l’effort physique exige une modification musculaire et corporelle importante. Kristelle, qui elle aussi a « choisi » une discipline individuelle qui requiert de la force, s’est initiée aux activités sportives selon une modalité certes non compétitive mais au sein d’une sociabilité plutôt masculine , qu’elle a d’ailleurs retrouvée dans la pratique de la capoïera. Kristelle et Manon préfèrent la présence d’un enseignant masculin puisqu’elles ont toutes deux choisi l’école de Lomme pour pouvoir suivre les conseils du professeur de mât chinois. Elise qui présente une vocation technique plus conforme aux normes de genre, a été premièrement socialisée par des activités physiques plutôt féminines et selon une modalité non compétitive. Il semblerait que l’âge de l’initiation sportive mais aussi son mode d’entrée agissent de la même manière dans le champ de l’art que dans celui du sport , sur le rapport au corps et aux activités physiques et sportives. L’âge et le mode d’entrée dans la pratique sportive seraient des éléments explicatifs de l’orientation plutôt « technique », ou plutôt « artistique » de leur engagement corporel. Il pourrait être intéressant de vérifier le rôle de ces dispositions sportives dans la division des propositions artistiques circassiennes ainsi que dans le goût pour des disciplines circassiennes non coopératives . En revanche, la précocité de l’âge d’entrée dans la pratique des arts du cirque ne constitue pas un élément décisif de la vocation artistique circassienne, puisque Kristelle comme Elise ont découvert assez tardivement cette activité (entre 15 et 17 ans) mais surtout ne s’y sont pas investies intensément tout de suite. Les centres de formation compensent d’ailleurs la rareté d’une socialisation circassienne précoce en exigeant des candidats des expériences corporelles en gymnastique et/ou en danse. Ces trois exemples semblent donc nous montrer que la socialisation familiale et sa proximité avec le monde de l’art en général, intervient de manière déterminante dans l’engagement de ces femmes dans le monde du cirque. Les nouvelles générations circassiennes ne sont donc plus des « enfants de la balle » mais bénéficient tout de même d’une socialisation artistique précoce. L’acquisition de dispositions masculines au cours de l’enfance, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du foyer familial, grâce à l’intensité et la fréquence des interactions avec des hommes (père, frère, camarades de jeu, entraîneur, professeur...), semble permettre à ces femmes l’investissement dans un univers artistique qui valorise l’excellence corporelle et où les rôles traditionnellement attribués aux femmes ne sont pas prioritaires, voire sont un obstacle à la carrière : maternité, sphère familiale...La socialisation sportive, et donc le capital corporel accumulé par la pratique de la gymnastique et de la danse, est elle aussi une condition de la vocation circassienne et relaye, en quelque sorte, l’ancienne et précoce transmission familiale qui avait cours dans le cirque traditionnel. D’après ces trajectoires, il semblerait que les modalités de socialisation sportive (âge d’entrée, intensité et nature de la pratique) jouent également sur la vocation technique ou artistique des élèves et sur les modalités corporelles investies, dans la mesure ce sont eux qui « choisissent » leur spécialité technique. Autrement dit, les femmes qui se seraient précocement engagées dans une activité sportive plutôt fréquentée par les hommes, auraient plus de chance de choisir une activité circassienne dite « non féminine », sans lien avec la nature de l’activité initialement pratiquée. C’est donc la fréquentation des hommes au cours de leurs socialisations primaire et secondaire qui semblent tacitement les avoir dotées d’un goût pour les activités circassiennes physiquement les plus « dures » mais, aussi, d’une connaissance des « règles du jeu » indispensables à leur accès et à leur maintien dans des univers masculins.

En conclusion, et même si cette enquête ne nous permet pas encore de tirer des conclusions plus avancées, nous avons tenté de montrer que le déséquilibre constaté entre les effectifs masculins et féminins sur le marché du travail des intermittents du spectacle circassien semble tenir à deux facteurs. D’une part, les institutions, sous l’influence d’enjeux sociaux de reconnaissance, et par le biais de droits d’entrée plutôt « masculins », limitent l’accès des femmes au statut d’artiste circassien. D’autre part, grâce à l’exemple de trois trajectoires féminines, engagées dans un processus de formation artistique qui devrait les conduire au métier d’artiste, nous avons tenté de mettre en valeur le rôle déterminant des socialisations familiale et sportive dans l’accès aux instances de socialisation artistique - les écoles de formation professionnelle -, et celui de la construction de dispositions « masculines » indispensables pour intégrer le monde du cirque contemporain. Mais pour parler de différenciation sexuée, il parait indispensable de vérifier, par le nombre mais aussi par la diversité des acteurs interrogés, si ces éléments tendent à se généraliser, aussi bien dans les trajectoires féminines que masculines. Envisager les carrières artistiques et les processus de socialisation sous l’angle des institutions préparant à la « vie d’artiste », elles-mêmes soumises aux effets du champ du cirque et plus globalement à ceux du champ de l’art et du marché du travail, nous parait être une approche, qui nous l’espérons, permettra de repérer, parmi l’ensemble des déterminants de la carrière artistique circassienne contemporaine, le rôle de la variable de genre.

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