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Le louvoyage identitaire des éducateurs sportif voile : la construction d’un monde pour Soi dans une activité transitoire

Situé hors du cadre de l’éducation nationale, l’encadrement des sports et des loisirs s’effectue dans des structures associatives, privées ou publiques. Du club associatif situé dans une petite commune au grand centre sportif privé de remise en forme, ces acteurs économiques et sociaux importants ont tous un point commun : ils embauchent des éducateurs sportifs titulaires d’un Brevet d’Etat. Ces éducateurs sportifs interviennent auprès de publics variés, à tous les niveaux de pratique, de la simple initiation jusqu’au perfectionnement.

Depuis quelques années, le développement des activités physiques et sportives amène une nouvelle catégorie de personnel qui témoigne de problématiques qui pourraient, dans une société où la part du loisir a considérablement augmenté, offrir un témoignage intéressant sur l’évolution des modèles de rapport au travail et des identités associées. Nous proposons ici de nous intéresser aux stratégies identitaires mises en place par des éducateurs sportifs intervenants dans un secteur bien particulier, celui du nautisme.

Nous présentons ici les résultats d’un travail de thèse qui porte sur les dynamiques identitaires d’éducateurs sportifs travaillant dans la voile. Partant de l’hypothèse d’une construction identitaire en tension mise au jour par nos premiers résultats (Duceux, 2000), nous avons essayé de comprendre à travers l’analyse des représentations des rôles professionnels et des stratégies d’actions mises en place comment et pourquoi, dans leur pratique professionnelle, des éducateurs sportifs arrivent à concilier les aspects contradictoires que nous avions repéré auparavant et qui concernaient le difficile partage entre la notion de travail et celle de loisir.

A partir de l’étude des biographies professionnelles des éducateurs, nous avons voulu comprendre dans quelle mesure ces pratiques issues de la gestion de ces tensions contribuent ou ont contribué à la construction identitaire du sujet. Il s’agit donc d’identifier, à partir d’un discours des éducateurs sportifs sur leur travail, des dynamiques identitaires individuelles (entendues comme un ensemble de stratégies d’actions) et de repérer s’il y a existence ou non de dynamiques identitaires communes.

Encart méthodologique

Ce travail s’appui sur une recherche effectué dans le cadre d’une thèse (Duceux, 2006) constitué de deux démarches méthodologiques complémentaires. La première démarche mise en place visait à identifier dans un premier temps la composition de ce groupe et dans un deuxième temps la nature réelle du travail effectué à l’aide d’un questionnaire construit avec un choix de variables très large visant à prendre en compte tous les acteurs et tous les champs de pratiques présents dans ce groupe professionnel. A partir des 130 réponses, nous avons pu esquisser un portrait de cette activité et de ses acteurs. Nous avons également proposé, grâce à une analyse factorielle, une segmentation du groupe professionnel en quatre catégories d’acteurs (les directeurs expérimentés, les encadrants techniciens, les emploi-jeunes, les saisonniers et les skippers). La deuxième démarche, plus compréhensive, consistait ensuite à recueillir, à partir des résultats d’un questionnaire, des discours portant d’une part sur leur parcours personnel et professionnel et d’autre part sur leur pratique professionnelle. À partir d’une vingtaine d’entretiens d’éducateur(trice)s portant sur les parcours personnels et professionnels et en appliquant une grille d’analyse de discours thématique inspirée de notre réflexion théorique prenant en compte le double aspect biographique et relationnel, nous avons recherché à travers quatre entretiens d’éducateur(trice)s les contradictions, les points d’équilibre dans leurs discours sur leurs propres actions. L’étude de ces « biographies professionnelles » des éducateur(trice)s, montre dans quelle mesure des pratiques issues de la résolution des différents conflits inhérents à ce type d’activité contribuent ou ont contribué à la construction identitaire du sujet.

Caractéristiques de l’activité et de ses acteurs

Globalement nous sommes devant une activité de jeunes, centrée autour de l’encadrement et de l’organisation de l’activité voile, avec une multitude de rôles assumés et des conceptions communes des finalités de l’activité. Deux conceptions des finalités de l’encadrement cohabitent, la première, très peu présente, est centrée sur les finalités sportives de l’activité, son implantation s’explique historiquement et a bénéficié de la plupart des soutiens institutionnels organisant l’activité voile ; la deuxième, plus centrée sur les valeurs éducatives, est portée et défendue par la majorité des éducateurs sportifs ayant, par ailleurs, un passé sportif important.

Sur l’origine de ces conceptions, la réforme du BPJEPS montre bien qu’il existe depuis longtemps au sein du ministère de la jeunesse des sports et de la vie associative deux traditions : celle de l’éducation populaire et celle du monde sportif. Notre travail a tenté de montrer également l’existence d’une origine de cette dernière conception venant de l’Education Nationale.

Sans revenir sur l’ensemble des résultats, il nous parait important de souligner quelques éléments marquants issus de l’analyse du questionnaire.

-  tout d’abord, il existe véritablement un consensus autour des conceptions de l’activité, encadrer une séance de voile. Pour la plupart des éducateurs, il s’agit de gérer l’apprentissage en se basant sur le plaisir du stagiaire dans un environnement sécurisé.

-  parallèlement, cet environnement de travail de loisir, qui s’inscrit dans un certain contexte socio-historique, entraîne un décalage entre une identité pour autrui négative, c’est-à-dire réduite au cadre même du travail, le loisir, et une identité pour soi centrée sur la relation avec le stagiaire où la dimension du plaisir s’intègre dans l’objet même de leur travail. Pour les éducateurs, il s’agit de faire « apprécier la voile à des stagiaires ».

-  l’étude des trajectoires personnelles montre la continuité d’un parcours précoce initié dans l’encadrement fédéral. Cette ancienneté dans le domaine de l’encadrement est partagée par beaucoup d’entre eux et constitue une solide expérience sur laquelle ils se basent encore.

-  toujours sur cette notion de parcours, on peut noter des trajectoires communes pour la jeune génération. Après la découverte de la voile et une pratique individuelle conséquente, ils s’investissent dans une structure en tant que moniteur fédéral et devant les dispositifs disponibles pour l’emploi dans le sport, ils envisagent une orientation dans ce secteur. Cette reconnaissance institutionnelle éphémère issue d’un processus de professionnalisation « arbitraire » (Loirand, 1996) influe donc sur des parcours individuels déjà fortement inscrits dans la culture du sport et du loisir.

-  bien sûr, il existe également des réorientations professionnelles et des parcours individuels bien singuliers. C’est principalement le fruit de véritables changements de vie où les individus découvrent ou redécouvrent leur attachement au milieu marin en choisissant un cadre de vie nouveau. Ces changements montrent l’influence culturelle d’une voile associée aux valeurs de liberté, éléments récurrents dans le discours des éducateurs. Cette notion de liberté est alors plus associée à une dimension onirique et aux modèles d’aventuriers des années soixante ayant montré la voie d’un style de vie original.

La recherche de profils correspond à une volonté de lire les données recueillies en ayant le recul nécessaire pour essayer d’explorer notre problématique identitaire. Nous avons sélectionné des variables qui nous paraissaient discriminantes et qui nous permettaient de dégager les grandes lignes de force de cette activité professionnelle.

Ce que nous avons cherché à travers cette analyse factorielle, c’est le repérage des différents modes d’inscription au travail. Nous avons retrouvé alors des modes d’inscription au travail relativement analogues à ceux que Dubar (1992) a mis en évidence dans ses travaux. Bien sûr, il ne s’agit pas de modèles d’interprétation mais d’une démarche permettant de lire la réalité en choisissant des variables en rapport direct avec notre problématique.

Etant donné le grand nombre de variables de notre questionnaire, il a donc fallu se réorienter vers un tri de modalités qui permet d’effectuer un croisement plus fin des variables. A partir d’une sélection des variables en attirances, cinq formes ont donc été explicitées :

-  Une forme construite autour de la reconnaissance institutionnelle au prix d’une conversion de ses fonctions au terme d’une rupture temporelle. Elle se rapproche d’une identité de réseau et regroupe les directeurs expérimentés.

-  Une forme analogue construite autour de l’inquiétude face à l’absence de perspective, le blocage et le repli sur un avantage de l’activité : la liberté. Elle se rapproche également de l’identité catégorielle et regroupe les encadrants techniciens.

-  Une forme construite autour de la reconnaissance institutionnelle et de la continuité temporelle d’un parcours sportif à court terme. Elle se rapproche d’une identité d’entreprise et regroupe globalement les éducateurs en emploi jeune.

-  Une forme construite autour d’un passage intermittent dans l’activité réduit à une simple exécution des tâches. Elle se rapproche des identités hors travail et regroupe les saisonniers.

-  Une forme construite autour de la volonté de maintenir une continuité temporelle face à l’absence de reconnaissance. Elle se rapproche de l’identité catégorielle et regroupe globalement ce que l’on peut nommer les skippers.

Ce qui ressort de ces démarches statistiques, c’est donc la spécificité de ces profils dans des activités peu structurées et très éloignées des activités étudiées par les sociologues du travail. Le faible degré de structuration de cette activité montre qu’il existe des relations au travail menacées, proche des problématiques actuelles de l’animation professionnelle dans le manque de reconnaissance des statuts et des fonctions.

La compréhension de l’inscription personnelle dans ces profils est alors essentielle pour mettre en évidence les stratégies d’action qui les structurent. Une démarche qualitative permet donc d’identifier l’ensemble des stratégies d’actions mises en place par les éducateurs sportifs au cours de leur parcours personnel et professionnel pour essayer de se maintenir dans une activité aussi instable.

Après l’analyse des entretiens, il semble bien que l’hypothèse d’une identité comme produit de la pratique s’avère largement vérifiée. Face à une situation de travail, ces éducateurs développent tous des stratégies d’adaptation qui leur permettent de tenir dans une activité professionnelle fragile. Ces stratégies d’actions diversifiées influent donc directement sur l’identité pour soi et poursuivent un but commun, celui de renforcer l’identité pour soi face à l’attribution négative perçue par ces éducateurs sportifs.

C’est cette étape de notre travail qui permet de mieux comprendre comment se construit l’identité professionnelle des individus interrogés. Notre modèle d’interprétation, reliant une théorie de l’identité (Dubar, 1992) à celle de la pratique (Barbier, 2000), montre bien le lien qui existe entre les situations de travail et la production identitaire. Ce modèle d’interprétation rejoint la définition de Kaddouri (2001) que nous avons utilisée pour comprendre ce lien à travers la notion de stratégies identitaires comme regroupant un ensemble d’actes et de discours orienté vers la dynamique de changement du sujet et dont le but est de maintenir une cohérence et un écart raisonnable entre identité pour soi et pour autrui.

Deux parcours personnels qui réinterrogent la formation

Bénédicte : une encadrante technicienne

Bénédicte est une jeune éducatrice qui travaille en tant que professionnelle depuis huit ans au sein de la même structure associative. Pour elle, la voile est une affaire de famille ; depuis quatre générations cette passion se transmet sans jamais être imposée. Dans sa famille, on ne pousse pas à faire de la voile, on met les enfants directement en contact avec le milieu marin en naviguant ensemble, toutes générations confondues. Bénédicte découvre tout d’abord la pêche avec son grand père, puis la voile, toujours en famille, avec un père qu’elle suit en planche à voile ; elle acquiert très vite un sens marin. Cette transmission dépasse le simple cadre de la voile car c’est d’abord le contact avec le milieu marin qui est valorisé ; ainsi toute petite Bénédicte « patauge », « cherche des crabes » et retourne presque tous les cailloux du Nord-Finistère. Quand nous l’avions rencontrée en 2000, Bénédicte travaillait en tant que responsable de la voile scolaire tout en assumant plusieurs autres fonctions : l’entraînement sportif, l’encadrement de la voile loisir et la responsabilité de la formation des moniteurs fédéraux.

En 2000, bien qu’elle apprécie cette polyvalence, sa préférence va cependant vers les activités de voile scolaire car c’est là que l’on peut « changer des enfants en bien ». La voile sportive dynamise sa pratique car elle sollicite une exigence accrue au niveau technique (des réglages plus fins, tactique etc...). A ce moment-là, en 2000, ses projets d’avenir professionnel sont assez clairs ; elle envisage à terme de « changer de club pour être directeur d’un club... directrice pour mettre au féminin » pour « chapeauter et mettre en place toutes les activités ».

Deux ans plus tard, une opportunité se présente que Bénédicte saisit : à la suite d’un changement de personnel au niveau de la direction, l’organigramme de la structure change et l’on propose à Bénédicte le poste de « directrice adjointe chargée du sport ». Cette promotion correspond bien à ses aspirations, son désir d’organiser un secteur est comblé et elle lui permet également de « changer » de « voir autre chose ». Quand nous la rencontrons à nouveau en 2004, Bénédicte occupe ce poste depuis deux ans. Il apparaît rapidement que ses nouvelles fonctions ne lui apportent plus autant de satisfaction ; elle travaille dans un bureau avec de la « paperasse » qui de plus en plus l’éloigne du terrain.

Bénédicte met alors en place des stratégies d’actions et un discours visant à réduire l’écart entre ses fonctions et ses aspirations, en renforçant grâce à sa pratique professionnelle l’identité pour soi. Ainsi, dans le discours et dans ses actes, même si sa fonction actuelle ne la comble pas tout à fait, elle reste bien accrochée aux valeurs essentielles qui structurent sa pratique professionnelle ; elle s’adapte au quotidien, réinjecte des valeurs essentielles comme l’entraide dans des activités qui ne s’y prêtent pas intrinsèquement comme l’entraînement et la compétition. Dans son discours, elle évoque le projet de travailler en classe de mer toujours pour rester fidèle à ce qui est également au centre de ses préoccupations : la découverte du milieu marin pour des enfants.

Une transaction biographique forte : le parcours de Bénédicte se fait en continuité avec la tradition familiale, mais en rupture avec le monde scolaire, dans un attachement viscéral au terrain et au milieu marin. Il y a une double continuité dans son parcours familial et sportif. Il faut rester sur le terrain, sortir d’un enfermement de ses fonctions d’organisation de secteur car ce qu’elle aime, c’est faire découvrir. D’où un projet en continuité avec son passé, faire découvrir le milieu marin à des enfants par le biais des classes de mer. Outre le scolaire, c’est une volonté de rupture et de distance vis-à-vis du pôle sportif.

Une transaction relationnelle fragile ; sa progression s’élabore en réponse à la crainte de la stagnation et à la faveur d’un départ dans l’organigramme de sa structure nautique, mais finalement, elle n’assume pas complètement ses fonctions. Elle exprime une implication en retrait dans la défense des intérêts des Brevets d’Etat qui est paradoxale compte tenu du regret qu’elle exprime face au manque d’organisation de cette activité professionnelle. Sa progression est difficile à accomplir au vu des problèmes de cette structure associative et face à l’absence d’un secteur des classes de mer. La comparaison avec un entretien réalisé avec elle quatre ans auparavant montre que dorénavant elle se focalise sur la relation avec les enfants alors qu’il y a quelques années elle ne voyait dans la voile scolaire qu’une vague initiation technique.

Une stratégie renforçant l’identité pour soi : face à cette situation de blocage, dans sa pratique quotidienne, Bénédicte essaye de renforcer son identité pour soi. Elle sensibilise ses stagiaires au milieu marin en les impliquant constamment à ses décisions, par exemple en leur demandant d’où vient le vent pour savoir de quel côté on va se mettre pour gréer ou en leur montrant la différence qu’il existe entre certains oiseaux. Elle entraîne ses sportifs dans une approche sociale (en bateau collectif) qui lui permet de maintenir ses priorités personnelles dans sa pratique professionnelle. Elle participe à l’achat du matériel pédagogique tourné vers la découverte du milieu marin.

Bénédicte témoigne d’une inscription dans le travail difficile, assumant le rôle d’un encadrant technicien, multitâches. Elle a évolué vers une relation plus forte avec les stagiaires tout en prenant de la distance par rapport au pôle sportif. Elle illustre bien la forte volonté de continuité dans l’attachement au milieu marin face à un désir de progression contrarié dans une structure peu encline à reconnaître la demande d’évolution revendiquée par Bénédicte. Face à ce blocage, dans sa pratique quotidienne, elle tente de contrebalancer l’effet une identité pour autrui qui l’éloigne de son désir pour être en phase avec ce qu’elle était auparavant : une enfant à la découverte d’une plage.

Bénédicte se construit une définition initiale de soi en pleine continuité avec son histoire familiale. Elle pratique la voile sportive et s’oriente vers le Brevet d’Etat en candidat libre après un bref passage à l’université. Elle devient une sportive passionnée par le milieu marin.

Dans son parcours, elle paraît s’ouvrir aux aspects plus éducatifs de son activité tout en choisissant, à la faveur des circonstances, un poste de gestion sportive pour combler le nécessaire besoin d’évolution. On reconnaît là cette définition de soi initiale qui se trouve en tension car ses fonctions l’éloignent du terrain. Sa seule séance de voile scolaire maintient cette construction initiale et lui permet de s’ouvrir aux aspects plus relationnels de l’activité. De nouvelles attentes apparaissent, Bénédicte semble alors plus sensible à la relation aux stagiaires. Dans une optique plus éducative que sportive, elle nourrit le projet de s’orienter vers l’encadrement des classes de mer ce qui l’obligerait à changer de structure. Ce changement d’orientation souhaité ne remet pas en cause sa définition initiale, ce n’est pas une conversion, bien au contraire, elle tente ainsi de revenir à ses premières préoccupations, son attachement à la plage, à la mer.

Olivier : un skipper père de famille

Olivier est un éducateur de trente-quatre ans, marié avec deux enfants. Il travaille en tant que professionnel depuis six ans. Issu d’une famille tournée vers les pratiques de plein air, il découvre pourtant la voile tardivement, dans un club tourné vers la pratique sportive et la compétition. Il intervient en tant que bénévole dans une structure de montagne pendant dix ans. A la fin de cette période, il envisage de se tourner vers l’activité professionnelle de guide mais les conditions de vie le rebutent : « plus je faisais des saisons et plus je connaissais la vie hors saison en montagne et c’est un métier qui m’est apparu trop dur, trop aléatoire, on s’use physiquement parce que j’ai fini par connaître des guides, je voyais leur état de santé à 40 ans, ça faisait un peu peur, en plus, c’est le Brevet d’Etat le plus dur, il dure cinq ans et c’est un métier .. .c’est une profession à risques, clairement, et puis la vie de famille en montagne, il faut être montagnard quoi ».

La voile offre alors un compromis intéressant : « j’ai fait voile parce que ça me semblait proche de ce qui me plaisait en montagne, en particulier en croisière et je savais que je pouvais transférer tout : la vie en collectivité, les éléments naturels, la pédagogie, l’animation, je savais que tout fonctionnerait pareil, à la voile donc, et puis comme le BE ben quasiment la moitié de la note c’est une note technique et que je l’avais c’était cousu de fil blanc ». Ayant fait des études supérieures qui l’ont amené jusqu’en licence d’histoire, il s’oriente toutefois tardivement vers le Brevet d’Etat. C’est au moment où il rencontre sa femme et a des enfants qu’il s’oriente, au terme de six mois de RMI, sur les conseils d’une assistante sociale, dans cette formation. La formation est de courte durée, car il y a déjà une note technique ; « boum en huit mois j’étais salarié professionnel, casé quoi. Mais ça a été un parcours pas linéaire du tout ».

Dans sa structure, il intervient uniquement au niveau de la voile sportive et de loisir ainsi que sur la formation. C’est cette dernière fonction qui le comble tout à fait et c’est sur elle qu’il compte baser son avenir professionnel. Ayant l’habitable comme support principal et privilégié, il travaille sur des croisières mais, à l’avenir, il ne semble pas motivé pour autant par l’attachement au milieu marin et à la voile. Il entretien de bonnes relations avec ses collègues mais toujours plus chaleureuses avec les moniteurs fédéraux. Attaché au sérieux de son activité il avoue avoir gagné en maturité professionnelle et revendique un certain « professionnalisme » se sentant proche du métier d’animateur, de marin et d’entraîneur.

Son parcours témoigne d’une identité pour soi faite d’appartenances au monde de la montagne et à une conception historique du métier de marin finalement assez proche des marins-pêcheurs qui travaillaient pour la noblesse au XIX° siècle. La proximité avec le monde du spectacle et particulièrement avec celui des acteurs est intéressante de même que la fascination que l’on devine pour les stagiaires adultes dont il semble profiter du rayonnement.

Une identité pour autrui « onirique » : tout d’abord elle pose le problème d’une distorsion avec le questionnaire car, si dans le questionnaire Olivier avance que tous les acteurs avec lesquels il est en contact ont une image sérieuse de cette activité, en revanche au cours de l’entretien il décrit bien que les clients en ont une image « onirique » et que cela le gène, « c’est le monde merveilleux de Disney et on véhicule ça [...], les femmes faciles, la débauche d’argent [...] 70%, 75% des gens ne voient que le brillant ».

Une transaction relationnelle fragile : la mise en perspective de cette transaction pose le problème de la volonté de progression et de sa reconnaissance au sein de l’association. Attiré par le rythme « erratique » de cette activité, il ne peut plus l’assumer vis-à-vis de sa famille. Malgré le fait qu’il se soit engagé selon lui tardivement vers cette activité, il revendique une certaine ancienneté et son équivalent salarial. Il exprime bien un désir de progresser en se tournant vers la formation, fonction qui serait plus compatible avec ses impératifs familiaux. L’engagement dans la formation du Brevet d’Etat deuxième degré montre bien ce désir d’évolution qui va pourtant être bloqué par sa structure qui n’acceptera cette démarche que si elle se fait sur ses heures de récupération. Olivier s’est donc retrouvé devant un blocage institutionnel et ses difficultés évoquées illustrent bien la difficulté de se construire un avenir post-« emploi-jeune ».

Une transaction biographique idéaliste : face aux difficultés à assumer l’absence qu’entraîne la vie en croisière, Olivier développe plusieurs stratégies qui lui permettent de maintenir sa motivation en diminuant les contraintes inhérentes à certaines de ces activités. Dans son encadrement, il fait « sous traiter » les escales à terre ou directement les croisières par des moniteurs fédéraux en formation. Cette stratégie lui permet deux choses, d’abord de maintenir un niveau de motivation suffisant en changeant d’activité et de rôle dans une perspective d’avenir qui se tournerait vers les métiers de la formation et ensuite d’éviter l’absence inhérente à une croisière. Cette stratégie dénote une recherche de continuité dans son activité, il veut rester au plus près de ce qu’il aime, éviter les désagréments familiaux, notamment l’absence inhérente à une croisière, et se construire une expérience en formation qu’il espère transférable à d’autres activités dans un avenir proche.

Cette double transaction est marquée par le manque de reconnaissance dans la construction d’un avenir à long terme. S’il évoque des cas dramatiques dont il est difficile de rendre compte, son expérience montre que des tensions existent dès le moment où la question de la pérennisation de son poste se pose : « ça a été un peu la guerre ici, ben on a eu des enfants donc j’étais moins mobile que si j’avais été célibataire, donc j’ai serré les fesses et je suis resté quoi. Mais si j’avais été célibataire je pense que je serais parti, ça n’aurait pas duré aussi longtemps ».

Olivier découvre tardivement la voile sous un angle purement sportif en étant à la fois très tôt sensibilisé aux activités de pleine nature. Après avoir envisagé de devenir instituteur, son orientation professionnelle se décide après un échec à l’université et après une expérience en montagne qui lui montre les limites d’une activité saisonnière. Avec la rencontre de sa femme, il décide de travailler rapidement et s’oriente vers le Brevet d’Etat. Sa définition de soi initiale se fait donc par l’expérimentation de la vie en montagne et par la découverte des limites de la vie saisonnière. Travailler en mer est, selon lui, alors plus facile qu’en montagne et l’option habitable du Brevet d’Etat lui permet de naviguer réellement sur des bateaux au contact permanent du milieu marin. Olivier est un sportif de plein air qui devient un guide du milieu marin.

Pendant ses six ans d’activités, il va tenter de maintenir cette définition initiale avec une focalisation plus particulière sur les aspects humains et environnementaux de son activité. Il se positionne progressivement par rapport à d’autres groupes plus valorisants : la situation d’interaction le met en scène, il joue, il est un acteur et il reste aussi attaché à la prestance du guide travaillant pour la bourgeoisie du XIX° siècle. Il métisse ainsi sa construction initiale en renforçant la comparaison à ces groupes tout en cherchant des stratégies d’actions qui vont lui permettre de préserver sa vie de famille pour rester au cœur de ce qu’il aime.

Après être passé d’un contrat « emploi-jeune » à un CDI, il fait face à la fermeture des perspectives dans sa structure qui ne lui reconnaît pas le droit de se hisser à sa direction. Pourtant il s’oriente vers une formation de Brevet d’Etat deuxième degré effectuée en dehors de ses heures de travail. Au contact de ses clients, il nourrit toutefois l’espoir d’une sortie de son activité en dehors du nautisme mais le milieu de la formation semble plus réaliste. Olivier le sait, sa conversion est inévitable mais elle est d’autant plus brutale qu’elle s’impose devant le blocage de sa propre structure.

La construction d’un monde pour soi qui réinterroge la formation

Développer et reconnaître de nouvelles formes face à l’émergence d’un monde pour soi

Face à ces parcours, il est frappant de remarquer l’antagonisme qui existe entre un marché de l’emploi exigeant des individus qu’ils soient acteurs de leur vie professionnelle et des éducateur(trice)s qui, alors qu’ils ont réussi à maîtriser un ensemble de contraintes dans leur parcours, notamment en mariant leur loisir et leur travail, expriment pourtant des difficultés à envisager un avenir professionnel serein.

L’analyse des parcours d’une bonne centaine d’éducateurs montre par ailleurs, que ceux qui réussissent le mieux à maîtriser les contraintes de leur parcours se situent dans un modèle très individualiste quand ils parviennent à diriger une structure nautique en envisageant l’avenir sereinement. Pour ceuxqui n’arrivent pas à opérer cette conversion de « soi » c’est l’absence de perspective qui entraîne, non seulement un repli sur les avantages que procure cette activité (travailler à l’air libre, être sur l’eau), mais aussi un repli sur « soi » qui les amène à envisager une sortie de l’activité.

Le plus paradoxal étant que les mutations socio-économiques qui imposent une centration sur soi ont lieu dans des activités professionnelles dont la naissance et l’évolution furent fortement décidées par l’Etat. Le problème qui se pose alors aux éducateurs, c’est qu’aucun contrepoids à ces mutations n’est proposé par les institutions qui ne reconnaissent pas les identités produites au cours de parcours bien singuliers. Ce constat sur l’absence de perspective et la non-reconnaissance des institutions, qui contrôlent pourtant ces activités, contredit les discours officiels sur le processus de professionnalisation en cours dans l’encadrement du sport et des loisirs, et ce, malgré quelques dispositifs de formation innovants, notamment universitaires .

Pour les éducateurs faisant un passage intermittent dans cette activité, il semble qu’un accord tacite existe entre eux et les structures qui les embauchent : il s’agit d’incarner le loisir au sacrifice des autres espaces de sa vie, dans un travail qui utilise un « savoir-être » essentiel, celui de l’animateur souriant toujours disponible, qui ne peut être exploité durablement. Ensuite, pour les autres, ou pour ceux qui, plus tard, aspirent à revenir au cœur même de ce qui constitue le travail d’éducateur sportif (c’est-à-dire l’encadrement et l’enseignement de la voile), il faut se frayer un chemin « pour soi » afin de durer dans cette activité professionnelle qui entretient l’illusion d’un travail permettant d’assouvir pleinement sa passion. Or pour certains, sauver sa passion se fait au prix d’une sortie de l’activité.

Nous soutenons que l’évolution actuelle de l’emploi favorise ces modes d’inscription au travail individualiste, et ces identités de réseau où l’on se positionne dans le travail de façon rationnelle et autonome dans une logique « entrepreneuriale » (Dubar, 2000, p.127). Mais cependant, nous considérons que la forme identitaire de réseau n’est pas le seul témoin de ce repli sur soi. En effet, presque tous les éducateurs interrogés expriment la nécessité de réinterpréter les finalités de leur pratique pour maintenir leurs propres valeurs, leurs conceptions de l’activité « voile » au cœur de leurs préoccupations professionnelles. Ainsi Bénédicte forme « en douce » ses sportifs à l’entraide et Olivier tente de ménager sa vie de famille tout en formant ses moniteurs fédéraux.

Pour ce qui est de la question purement identitaire, les parcours présentés ici soulignent l’importance des systèmes d’action et de la marge de manœuvre qui existe dans la capacité des individus à créer de nouvelles pratiques et à réorienter des finalités professionnelles pour maintenir, sans qu’il y ait pour autant une reconnaissance effective des institutions, une conception personnelle et pourtant partagée de leur activité.

A partir d’une définition de soi initiale construite précocement par l’expérimentation au contact de plusieurs contextes porteurs de valeurs , les éducateur(trice)s expriment un nécessaire besoin d’évolution. La question du maintien de cette définition initiale se pose alors rapidement et suivant l’alchimie des moments et des circonstances, un changement, une conversion s’opère soit à l’intérieur de cette activité, soit à l’extérieur quand une sortie s’envisage. Pour certains, il semble que l’évolution se focalise sur la relation éducative qui constitue le cœur de leur travail et c’est face à la fermeture des institutions qui ne proposent qu’un seul modèle de conversion, la direction de structure, qu’un avenir incertain se profile.

A ce niveau, les résultats montrent bien la recherche permanente de cohérence au quotidien pour maintenir à travers des actions, des pratiques, un équilibre parfois précaire entre les différentes composantes de l’identité. Des stratégies diverses et variées sont mises en place pour renforcer une identité pour soi comme contrepoids nécessaire à une attribution vécue comme négative, caractéristique principale d’une activité renvoyant une image limitée au contexte dans lequel elle se déroule, le loisir.

Educateur sportif, une activité transitoire

Si la société du loisir est désormais bien implantée en France, en revanche, la question de l’emploi qu’elle génère pose de nombreuses questions. Les observatoires qui s’intéressent aux activités d’encadrement concordent tous sur la nécessité d’éclaircir le travail réel des éducateurs . En quelques années, après avoir participé à l’émergence de nouvelles activités, l’Etat essaye donc de comprendre les implications du processus qu’il a fortement contribué à mettre en place.

Des études sectorielles commencent à éclaircir ce point et si le travail réel est mieux traité, la question de l’identité professionnelle offre un intérêt plus large, celui de comprendre dans une perspective biographique, la relation entre l’individu et son travail sans oublier le rapport précoce au loisir qui semble bien être à l’origine du choix professionnel. L’identité professionnelle des éducateur(trice)s se construit à l’intérieur de cette sphère du loisir qui porte en elle des valeurs bien spécifiques. Ainsi le milieu de la voile produit et véhicule des valeurs auxquelles les éducateurs adhèrent individuellement, indépendamment d’une doctrine officielle mais toujours en rapport avec des conceptions et des finalités de l’activité historiquement ancrées.

Sans se substituer immédiatement à celles du travail, ces valeurs sont déjà travaillées dans l’activité bénévole ou saisonnière qui précède l’entrée dans l’activité professionnelle. C’est donc lentement que le loisir rencontre le travail au fil d’un parcours mené à partir d’une motivation initiale qui est de poursuivre une activité attirante dans la perspective à court terme d’avoir un cadre de travail « préservé ». Le nécessaire besoin d’évolution, les contraintes de la vie et l’éloignement quotidien de la pratique nautique font glisser lentement les éducateurs vers d’autres préoccupations. Les éducateur(trice)s se focalisent alors sur la relation avec le stagiaire et montrent un intérêt pour la transmission du « savoir naviguer » dans une période où les attentes de la clientèle en terme de maîtrise technique restent toutefois modestes.

Face à ces changements permanents, les éducateur(trice)s sont amenés à envisager un avenir dans le nautisme à court terme. L’orientation vers la préparation du deuxième degré est alors une démarche personnelle en rapport étroit avec la question identitaire. Elle peut être une tentative de se redéfinir ou de confronter son approche du métier pour faire un point sur les avenirs possibles : internes ou externes au nautisme.

Ces nouvelles formes de relation au travail transitoires échappent aux politiques de l’emploi pourtant volontaristes. L’inscription personnelle dans une relation au travail à travers ses propres logiques d’actions remet en cause l’existence des modèles uniques proposés et véhiculés par les différents organismes de formation. Nos résultats réinterrogent donc le rôle de la formation et permettent de souligner l’importance de l’enjeu qui existe dans l’accompagnement et la construction des pratiques professionnelles en formation.

Face à la diversité des situations professionnelles, nous avons essayé de dégager des spécificités transversales qui ramènent ces activités d’encadrement dans une culture plus globale d’inspiration éducative et de plein air qui structure l’évolution du système des pratiques professionnelles des éducateur(trice)s sportifs voile. Nous pensons donc que la formation se doit de prendre en compte cette culture sous-jacente au cœur du travail d’encadrement pour enfin reconnaître l’importance des savoirs pédagogiques construits ainsi que les valeurs éducatives travaillées quotidiennement. A l’heure de l’arrivée du nouveau brevet professionnel, la formation se doit d’évoluer dans ce sens, surtout quand les différents niveaux de qualification proposés dans ce domaine ne suffisent plus à assurer un avenir serein .

Bibliographie

ALTET Marguerite. « Les compétences de l’enseignant professionnel : entre savoirs, schèmes d’action et adaptation, le savoir analyser ». In : PAQUAY Léopold, ALTET Marguerite, BLANCHARD-LAVILLE Claudine, FABLET Dominique. L’analyse des pratiques professionnelles. Paris : L’Harmattan, Savoir et Formation, 2000.

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