« Existe-t-il des douleurs socialisantes ? »... Ce titre inscrit d’emblée et délibérément notre démarche dans un registre provocateur. Une provocation nécessaire nous semble-t-il et qu’il convient d’éclairer sans attendre. En effet, nous partons ici d’un constat : nous vivons un temps où certains parents et une fraction des professionnels du secteur socio-éducatif tendent à dénier les bénéfices des expériences douloureuses pour les enfants dont ils ont la charge. Nous proposons ici de prendre le contre-pied analytique de cette tendance contemporaine en nous interrogeant sur les vertus supposées de cette manière d’immunité de l’enfance, ce qui revient à réfléchir à la place de la contrainte, de la douleur dans le processus de socialisation des enfants. Cette tendance récente à éviter aux enfants les expériences douloureuses allègue principalement, comme précepte éducatif, l’autonomie de l’enfant (Mendel, 2003). Au nom de cette autonomie, on oublie alors que l’enfant est une personne en construction, une personne à accompagner ; une personne qui, par conséquent, ne peut pas se développer sans l’intervention des adultes, quitte à ce que cette intervention soit douloureuse. Or, une socialisation fondée sur l’absence de limites, basée exclusivement sur l’autonomie fait que bon nombre d’enfants grandissent avec un sentiment de toute puissance. Dans cette configuration éducative, l’Autre est souvent relégué au statut d’objet dont l’Enfant peut abuser. En l’absence d’altérité, certains enfants ne peuvent alors que se heurter aux autres, parfois en leur faisant mal. Cette tendance à « vivre pour soi » est renforcée par les transformations récentes des modalités du « vivre ensemble » que développe la société. En effet, quand les parents voient leurs influences s’affaiblir et lorsque l’école peine à transmettre les règles d’une citoyenneté partagée, les normes morales tendent à devenir des normes de surface. Du coup, elles résistent difficilement aux pressions de la « culture du narcissisme » (Lasch, 2000), c’est-à-dire à la tendance contemporaine à privilégier l’individu aux dépens du social (Halmos, 2006). Les symptômes de cette individualisation de l’individu (Singly, 2003) sont nombreux. On retiendra en particulier que l’individu narcissique évolue dans un univers d’indifférence, de relations éphémères, de rapports marchands ; il ne sait pas s’attrister de la peine d’autrui, incapable d’éprouver des sentiments spontanés à son égard. Dans cette configuration, son environnement social devient peu à peu aride et impersonnel. Pourtant, pour que l’enfant « tienne debout », si l’on veut s’assurer de sa transformation « (d’) être asocial en un être social » (Cherkaoui, 1993), on sait qu’il est nécessaire de respecter certaines règles, on sait qu’il est nécessaire que l’enfant soit confronté à ces règles. Comme toute construction, celle de l’enfant obéit en effet elle aussi à des lois. Tous les parents, tous les éducateurs, tous les adultes savent alors que poser des limites aux enfants ne peut se faire sans provoquer chez eux de la douleur/de la souffrance. Cette douleur/souffrance est d’autant plus chronique que l’enfant n’aura pas compris, dès lors qu’on la lui impose, l’intérêt de ces limites. Au cours des scènes éducatives qui mettent face à face l’adulte « censeur » et l’enfant « incapable », a priori, de saisir la portée - l’enjeu - de la limite posée, l’enfant, contrecarré dans ses projets, fait l’expérience de la douleur. Cette expérience s’apparente à de la frustration. Elle symbolise l’épreuve éducative nécessaire à laquelle il est confronté. Elle contredit la possibilité, pour l’enfant, de fonctionner uniquement suivant son plaisir, sa jouissance. Enfin, comme toutes les frustrations, cette expérience peut, si elle lui est supportable, participer à sa maturation et constituer le terreau de son individuation. Partant de ce postulat, on peut alors considérer qu’il est du devoir des adultes de poser des limites en veillant à ce que le retentissement psychique des douleurs générées par ces limites, ces interdits, ne dépassent pas le seuil du supportable pour l’enfant, sans quoi, assurément, la relation éducative se transformerait en une situation de maltraitance. Nous en revenons ainsi à notre premier constat et posons en hypothèse que, sans doute, c’est ce risque latent, cette crainte de faire mal ou de mal faire qui hantent parents et éducateurs et peuvent, en définitive, les inciter à développer des modèles éducatifs déniant le recours à la douleur ou les conséquences douloureuses de la règle. Nombreux sont, en effet, ceux qui, sans nécessairement abdiquer face à des comportements qui nécessiteraient à l’évidence une intervention ferme, préfèrent se cantonner à des explications verbales, teintées parfois d’un salmigondis pseudo-psychanalytique, sans jamais réellement poser de limites. Or, précisément, cette forme de non intervention fait de ces adultes là, sans qu’ils le sachent, des maltraitants en puissance dans la mesure où la non-intervention est, on le soulignait, tout aussi déstabilisatrice, voire destructrice que l’excès d’intervention.

L’éducation est affaire de mesure. Il y a en effet ce que l’enfant peut faire spontanément seul, de manière presque autonome, et ce qu’il est capable de faire en interaction avec les adultes. La différence entre l’autonomie et la situation de guidance assurée par l’adulte définit, selon le mot de Lev Vygotski la « zone proximale du développement » (Vygotski, 1985). Cette zone symbolise la différence entre le niveau de résolution de problème sous la direction et avec l’aide d’adultes et celui que l’enfant est en mesure d’atteindre seul. Plus l’enfant progresse, plus l’adulte tuteur doit s’effacer pour lui laisser l’initiative. L’enfant marche ainsi vers l’autonomie et vers la construction d’une compétence intériorisée (intra individuelle) après avoir été inter personnelle, c’est-à-dire sociale. Au final, on ne saurait donc ni oublier ni minorer la part des notions de contrainte, de règle et de douleur dans la construction individuelle et sociale de l’individu. Mais soyons clair : considérer que la douleur doit faire l’objet d’une éducation ne signifie pas qu’il faille l’infliger pour y parvenir. Ce n’est ni notre propos ni notre dessein et nous y reviendrons en conclusion. Sachant que la douleur ne relève pas uniquement de l’intimité, qu’elle « est aussi imprégnée de social, de culturel, de relationnel, (qu)’elle est le fruit d’une éducation » (Le Breton, 1995, 11), notre hypothèse est tout autre. Il s’agit pour nous de tenter de réhabiliter la (les) douleur(s) dans l’éducation puisque certaines d’entre elles nous semblent pouvoir jouer un rôle socialisant pour des enfants déviants. Tenter de vérifier cette hypothèse suppose tout d’abord de préciser d’où l’on parle. Dans le premier temps de cet exposé, nous rappellerons donc la nature de nos recherches sur la délinquance juvénile et ce en quoi elles nous ont incité à labourer le sillon problématique de la douleur socialisante. Notre démarche nous imposera ensuite de justifier une approche transversale : elle suppose en effet que l’on renonce au partage entre disciplines qui renvoie certains objets à la sociologie, d’autres à la psychosociologie ou à la psychologie. En proposant un cadre théorique se situant à la confluence de ces trois disciplines, le second temps de notre exposé consistera alors en une tentative de dépassement du huis clos disciplinaire. Enfin, convaincu que la recherche dans le domaine de la délinquance juvénile doit produire des idées qui servent « vraiment », nous terminerons par un exemple d’opérationnalisation (en cours) de ce que nous proposons en théorie. La pratique sportive constitue le viatique de cette expérimentation.

1. GENESE ET QUESTIONNEMENTS

Depuis une dizaine d’années nous travaillons sur la question de la délinquance juvénile, avec un intérêt plus prononcé pour les mineurs incarcérés. En 1997, nous interrogions les conditions de l’inflexion des itinéraires délinquants pour la Fédération de l’Education Nationale (FEN) (Lacombe Ed, 1999). La démarche proposait, à partir d’entretiens développés auprès des différents acteurs (auteurs des délits, victimes, éducateurs, policiers, gendarmes, magistrats, parents, etc.), une contribution originale au débat du moment portant sur l’ordonnance de 1945. En 1998 nous avons initié une recherche qui touchait à la question des conditions de la pratique sportive en milieu carcéral (Zanna, 1999). Nous interrogions les « fonctions latentes » (Merton, 1965) des pratiques sportives des jeunes incarcérés. Centré sur l’appréhension des processus de socialisation à l’œuvre dans les pratiques sportives des détenus, nous essayions alors de mettre en exergue le rôle que le sport occupe dans la construction d’une « identité carcérale » (Zanna, 2003a). À partir de 1999, dans le cadre d’un travail de recherche de troisième cycle (Zanna, 2003b), nous avons déplacé la focale sur les questions des processus de socialisation juridique . Partant d’une analyse comparative entre deux groupes de mineurs incarcérés (des « Français de souche » et des « Maghrébins d’origine ») ce travail réfute le point de vue essentialiste et la tendance contemporaine à pathologiser la délinquance juvénile (Benisti, 2004). Il développe par ailleurs l’idée que le sens de l’entrée en délinquance des jeunes d’origines culturelles différentes est à rechercher dans les contextes relationnels, toujours singuliers, auxquels ces mineurs sont individuellement exposés dans la durée, mais aussi à partir de l’interprétation personnelle qu’ils ont de ces contextes. En effet le jeu entre le contexte et son interprétation rend bien compte des processus qui conduisent tel ou tel individu à prendre de la distance par rapport aux règles et aux normes dominantes et, ce faisant, à entrer en délinquance (Zanna, 2004, 2005). Au cours de ces années, nous avons eu à maintes reprises l’occasion d’échanger avec ces jeunes sur les raisons de leur incarcération . De ces discussions est ressorti un constat : la lucidité dont ils font preuve à propos des actes qu’ils ont commis. Après avoir généré de la surprise, cette réalité est devenue pour nous une source d’interrogation. Contrairement à ce que véhicule la doxa, nous avons en effet rencontré des individus qui reconnaissent leurs actes, des individus tout à fait d’accord pour payer leur dette lorsqu’on leur en donne la possibilité. Cette reconnaissance quasi-systématique des délits interroge, car si l’acte du mineur délinquant est d’abord à appréhender - au sens de l’ordonnance de 1945 - comme un symptôme, c’est-à-dire comme le révélateur de difficultés, familiales, matérielles, et/ou psychologiques, il n’en demeure pas moins que nous avons rencontré des jeunes capables de discernement, conscients et reconnaissant leurs délits, en somme des jeunes prêts à répondre de leurs actes, des jeunes responsables . Toutefois, un autre enseignement tiré de cette rencontre a progressivement retenu notre attention : si responsabilité il y a, nous n’avons en revanche pas trouvé chez ces jeunes de sentiments de regrets nés des préjudices qu’ils ont causés à leurs victimes. Nous les avons rarement entendus évoquer la douleur que leurs actes avaient pu générer chez autrui. Jamais ils n’ont donné à voir ou à entendre leurs regrets, non pas d’avoir commis un délit -ce dont ils témoignent sans ambages - mais d’avoir causé de la douleur à autrui. Interrogés sur cet aspect, leurs réponses résonnent avec une étrange unité. L’antienne qui en naît se résume dans ces mots de Sylvain : « J’ai réparé, j’ai fait ce qu’il fallait, j’ai payé, j’ai assez donné, en ce moment je paie ça suffit... Qu’est ce que tu veux que je fasse de plus ? Tous les jours quand je me réveille et que je regarde où je suis (cellule de prison), je me dis que je rembourse ce que j’ai fait ». De même, les préjudices engendrés par leurs transgressions sont rarement évoqués par nos interlocuteurs. À les entendre, les victimes n’existent pas en tant que sujets ; elles s’apparentent à des proies dont on peut abuser. Sans que l’on tombe aucunement ici dans la caricature ou que l’on cède à un mode verbale, les jeunes parlent « de mecs pétés de thunes » que l’on peut « dépouiller » sans se soucier des répercussions physiques et/ou psychiques des agressions dont ils sont l’objet. Ces discours révèlent ainsi un clivage clair et net entre le monde des victimes et celui des agresseurs. Les Autres s’apparentent à des figurants sur leur chemin. Ils sont dans l’impossibilité de s’identifier à eux, de se mettre à leur place pour ressentir l’humiliation, la souffrance qu’ils leur infligent. Par conséquent, il n’est pas surprenant d’observer que toutes les questions ayant trait à l’autre et à sa douleur sont éludées au moyen de ce que nous qualifions, en suivant David Matza (1964), de « techniques de neutralisation ». Celles-ci consistent en un déni de la victime. « Ce n’est pas mon problème, déclare ainsi Abdel. Je m’en fous, je connais pas, je veux pas savoir qui c’est... J’ai pas de pitié pour les gens que je cambriole. Tu choisis sur qui ça tombe. Quand tu fais ça tu penses au blé que tu vas ramasser c’est tout. Le reste c’est pas ton problème ». Ces techniques de neutralisation se fondent aussi sur le déni du mal causé à la victime. Témoins ces propos de Franck : « C’est pas le matériel que j’ai pris qui va le mettre dans la galère. Attends le mec, il a plein de fric, c’est pas moi qui va le mettre dans la merde. Ok j’ai volé sa caisse mais bon, c’est pas la mort. Il est assuré, ça sert à ça les assurances... ». Afin de vérifier cette tendance à la mise à distance systématique de celui chez qui on génère de la douleur, nous avons eu l’occasion d’interroger des jeunes ayant participé aux évènements de novembre 2005. Nous nous sommes plus particulièrement intéressé aux discours de ceux d’entre eux qui avaient fait l’objet de mesures pour avoir incendié les voitures appartenant à des habitants de leur propre quartier ou vivant dans des quartiers voisins. Des habitants, dont on sait que, privés de voitures ils se retrouvent fragilisés et que pour certains, le projet d’investir dans un nouveau véhicule, parce que c’est un outil de travail irremplaçable (surtout pour toute la frange de la population qui embauche la nuit) représente un effort financier incommensurable tant leurs budgets sont serrés. Or, venant confirmer nos premiers constats, chaque fois que nous avons voulu signifier les conséquences d’un tel acte pour ces personnes, nos interlocuteurs usaient de l’une des deux « techniques de neutralisation » évoquées ou s’organisaient purement et simplement pour changer de sujet... Rares sont ainsi les moments où les jeunes auxquels nous avons eu affaire convoquent le mal causé aux autres pour raisonner sur leur propre comportement, leurs actes. Dénier à ce point la réalité - de la douleur - de l’autre, ce qui est un peu du même ordre que le fait de lui dénier son aptitude à ressentir, à avoir des émotions, consiste véritablement, à notre sens, à le dévitaliser. In fine, cette posture de refus dément son appartenance à l’humanité et même au vivant. Est-ce à dire que ces jeunes sont immoraux, qu’ils sont dénués d’affects ? Nous ne le pensons pas. Il nous semble que davantage qu’une incapacité, au sens étymologique (ne pas « contenir »), à appréhender la douleur de l’autre, ils se trouvent dans l’impossibilité de l’envisager en ce sens où ils n’ont pas été (suffisamment) sollicités pour faire « fonctionner » cette disposition qui consiste à s’identifier à quelqu’un. Bernard Lahire souligne bien, venant nourrir notre propos, qu’il est « possible d’imaginer qu’une personne ait une certaine disposition qui ne se donne jamais à voir (ou rarement) parce que sa manifestation est bloquée par d’autres facteurs » (Lahire, 1998, 65). C’est l’hypothèse que nous faisons : cette impossibilité - et non cette incapacité - serait à l’origine même du déni de la douleur d’autrui. Dès lors, la question se pose bien de la fonction socialisatrice que peut avoir la douleur et la prise de conscience de la douleur.

2. POINT DE VUE THEORIQUE

Toutes les recherches (Mucchielli, 2000) montrent en effet que pour qu’une mesure devienne un sésame révélateur de sens pour l’auteur d’un délit, il faut que ce dernier soit totalement impliqué (matériellement, cognitivement et affectivement), qu’il fasse sienne la situation (douloureuse) de l’autre, qu’il s’inscrive en somme dans un processus d’empathie : cette disposition à s’identifier à quelqu’un, à ressentir ce qu’il ressent. L’empathie est en quelque sorte « propensions, inclinations, penchants, tendances » (Lahire, 2002, 19) à se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, le saisir de l’intérieur sans pour autant s’y confondre (Scheler, 1970. Cespedes, 2006). Produit incorporé d’une socialisation explicite, l’empathie est une disposition qui exerce ses effets sur des pratiques individuelles au travers d’actualisations concrètes dans des contextes qui ne prennent tous leurs sens que dans la mesure où elles ont été constituées comme signifiantes par et pour la subjectivité des acteurs. Partant de quoi tout se passe alors comme si « nos » jeunes ne pouvaient ou ne voulaient invoquer, au moment des premiers rappels à la règle (loi), judiciarisés ou non, et plus encore au moment où ils sont tenus de prendre acte des préjudices qu’ont subis leurs victimes, cette disposition à ressentir et à partager la douleur de l’autre. Pour eux, une telle disposition semble avoir été inhibée. Cette situation se traduit par leur difficulté à entrer dans le système d’interprétation de leur victime : jamais en effet ils n’envisagent les victimes comme des versions possibles de soi. Cette difficulté semble liée au fait que les situations de confrontation, de rappel à la règle ne permettent pas l’activation de la disposition à l’empathie seul moyen, nous semble-t-il, pour l’individu, de prendre la mesure de ses actes et, en définitive, d’accéder à une véritable responsabilisation. Pourtant, en matière de responsabilité, toutes les recherches sur la socialisation juridique (Kourilsky-Augeven, 1997. Kourilsky, 1992. Silbey, 1992) montrent que c’est d’abord au sein de la famille, que l’enfant effectue un travail d’appropriation personnelle des normes et des règles qui lui sont transmises. C’est au cours de cette période que l’enfant, en adoptant l’attitude de l’autre envers lui-même ou envers son propre comportement, reconstruit en son for intérieur le monde extérieur dont les autres sont constitutifs. Une reconstruction qui, selon George Herbert Mead (Mead, 1963) consiste pour l’enfant, à s’identifier aux autres, de diverses façons émotionnelles, à prendre en mains les rôles et les attitudes de ces autres qui comptent pour lui et, progressivement, à les faire siens, jusqu’à faire naître implicitement chez lui les mêmes sensations, les mêmes réactions qu’ils font naître explicitement chez ces autres. C’est à cette période que l’enfant commence à prendre conscience des objectifs proposés par les adultes qui comptent (ses parents, les membres de l’entourage proche). Progressivement, cette conscience de ce qu’il faut faire pour plaire à ces « autrui significatifs », quitte à réfréner momentanément ses pulsions, s’installe en lui. En conséquence de quoi la pulsion qui pulse et joue des tours est soit refoulée, soit sublimée (Clerget, 2000). Par la suite, chaque fois qu’un contexte relationnel plus ou moins similaire se présente, cette prise de conscience se transforme en attitude, celle de tous les autres membres (l’autrui généralisé) de la société que l’individu assume désormais. Comme dans un rituel initiatique, à force de répétitions, les individus « consentent à s’accepter pour ce qu’ils sont désormais : des membres à part entière de la communauté » (Clastre, 1974, 158). Chaque individu possède alors les attitudes des membres de son groupe, puis de l’ensemble des membres de la société. « Il sait ce qu’ils veulent et quelle sera la conséquence de tout acte de sa part ; il a assumé la responsabilité de la situation » (Mead, 1963, 149). Cette partie de l’identité sociale, à laquelle Georges Herbert Mead donne le nom de « moi », fonctionne comme objet d’intériorisation des attitudes d’autrui, instrument à la fois de contrôle et de détermination sociale. Cette conception d’un « moi censeur » et conformiste s’apparente à l’instance freudienne du « surmoi » ; cette « conscience morale » pour une très grande part inconsciente. A l’instar du surmoi freudien, le moi meadien, en imposant à l’individu les attitudes à tenir et/ou à pointer les objets de renoncement, lui rappelle ses devoirs envers les autres : ce faisant il assure au groupe la possibilité de fonctionner selon une morale collective. C’est donc depuis la perspective d’autrui que l’enfant, par expériences successives, apprend à se percevoir et à percevoir les autres. Par la suite, les interdits sociaux intériorisés au cours de l’enfance agissent sans que l’enfant en ait toujours conscience. Cette morale inconsciente résulterait de la situation de dépendance dans laquelle il se trouve au cours de la prime enfance. A l’adolescence et ensuite, cette disposition est déclenchée chaque fois que l’individu se retrouve en situation d’en faire l’expérience. Enfin, précisons que cette disposition n’est jamais un processus abouti, mais toujours en cours, et qu’elle est fortement dépendante des liens que l’enfant ou l’adolescent tisse avec les adultes qui l’ont accompagné, qui veillent à son intégrité physique et psychique, en même temps qu’ils l’ont contraint à accepter certaines limites. Partant de ce point de vue théorique, nous émettons l’hypothèse que faute d’activation systématique et faute de contextes déclencheurs répétés et réguliers, cette disposition qui consiste à se mettre à la place de l’autre est inhibée, mise en veille chez les mineurs que nous avons rencontrés. Faiblement sollicitée, cette disposition est progressivement affaiblie par manque d’entraînement. Et, comme toutes les dispositions - qu’elles soient cognitives, sensori-motrices ou perceptives - à force de ne pas être actualisée, pour avoir été engourdie par un sommeil prolongé, si l’on ne s’en sert pas, elle peut se « fatiguer », s’étioler, s’éroder, se dévitaliser. Toutefois, elle ne disparaît jamais, car même si ses conditions de production ont disparu ou bien si elles n’ont laissé que peu de traces chez l’individu, elle subsiste après la disparition des causes qui la produisent. Autrement dit, la disposition est rémanente et, par la suite, les divers contextes relationnels qui l’activent, la suscitent, participent à la renforcer. Notre postulat consiste donc à penser que l’inhibition de la disposition à l’empathie conduit les mineurs délinquants à remettre en cause les normes conventionnelles. Dans l’hypothèse où l’on tient cette proposition comme efficiente, des questions se posent et en premier lieu celle-ci : peut-on créer des conditions permettant d’agir sur les appréhensions que ces jeunes ont des autres à dessein de les modifier et, pourquoi pas, de les amener à agir différemment, d’une manière que l’on peut espérer plus vertueuse ? Dans cette perspective, il faudrait envisager de faire ressurgir cette disposition, la restaurer à la conscience de manière répétée et régulière afin qu’elle (re)prenne sa place et participe à l’inscription des individus dans des relations sociales acceptables. Ce sera notre troisième point : mettre en œuvre ce que nous proposons en théorie. La pratique sportive, considérée ici comme élément déclencheur potentiel de cette disposition, sert de support à cette opérationnalisation.

3. UN EXEMPLE D’OPERATIONNALISATION

En 1893 déjà, Emile Durkheim pensait que la recherche sociologique ne mériterait pas une heure de travail si elle n’était socialement utile (Durkheim, ed. 1967). « Il peut même se faire », écrivait-il quelques d’années plus tard, que le chercheur « dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu’il pressent qu’elles seront ainsi profitables, qu’elles permettront de satisfaire à des besoins urgents » (Durkheim, 1922, 20). Plus modestement, nous souhaitons, certes que notre travail alimente les débats de tous ceux qui se sentent concernés par la délinquance juvénile, mais aussi et surtout qu’il donne lieu à des mises en œuvres éclairées. Les lignes qui suivent voudraient en être une illustration.

3.1 Cadre d’intervention et méthodes

Dans cette partie de la recherche tout est mis en œuvre pour tenter de créer les conditions de réveil, de réactivation puis « d’entraînement » de la disposition dont nous postulons qu’elle est inhibée chez les mineurs délinquants. Une inhibition due, comme nous l’avons précisé, à l’absence de déclencheurs événementiels ou situationnels répétés et réguliers. Pour passer de la théorie à la pratique, il fallait, en premier lieu, trouver une population susceptible de mettre à l’épreuve notre hypothèse. En second lieu, il fallait trouver un contexte susceptible de servir de support à l’expérimentation. S’agissant de la population cible, nous avons d’emblée opté pour une catégorie de jeunes dont nous connaissons bien les problématiques : des mineurs se situant au bout de la filière pénale. Plus précisément, notre échantillon se compose de mineurs incarcérés à la maison d’arrêt de Rennes depuis le mois de juillet 2005. Par ailleurs, pour repérer des transformations significatives dans les comportements, nous avons volontairement concentré notre attention sur six jeunes incarcérés pour une durée minimale de huit mois. Les informations que nous avons réunies au cours de l’enquête pour caractériser notre échantillon révèle un groupe qui condense toutes les caractéristiques classiquement conférées aux individus issus des classes populaires : ce groupe présente un faible niveau d’études, est issu des milieux populaires et il présente avec récurrence des situations familiales difficiles. On retrouve chez ces six jeunes un fait incontournable et surabondamment démontré par de nombreux chercheurs : la concentration la plus aiguë des taux de déviance et de délinquance se retrouve dans les groupes sociaux les moins intégrés à la société. Pour compléter ce tableau, précisons que la délinquance de ces jeunes est majoritairement une délinquance de type acquisitive ou contrevenant à la législation relative aux stupéfiants et souvent accompagnée de violence dirigée contre les biens et les personnes (Cario, 1996. Kensey, 1996). Pour ce qui concerne l’élément susceptible de servir d’activateur de la disposition que nous supposons en veille, nous avons choisi d’utiliser les Activités Physiques et Sportives (APS) comme support. Deux raisons motivent ce choix. La première tient au fait qu’en prison - comme ailleurs - la pratique sportive suscite toujours de l’engouement. En effet, quel que soit le type d’établissement pénitentiaire (Gras, 2005), la séance de sport est toujours aussi prisée par les détenus, surtout les plus jeunes. La seconde raison tient au fait que nous avons, de longue date, une bonne connaissance, autant théorique que pratique, des APS puisque, depuis 1984 nous avons occupé successivement, parfois de manière simultanée, des fonctions, d’entraîneur, d’éducateur sportif et d’enseignant d’Education Physique et Sportive (EPS). Ces quelques précisions ont pour objet d’autoriser une meilleure appréhension de l’analyse qui suit. Cependant, avant de passer à l’analyse proprement dite, il est utile, sinon essentiel, de présenter les conditions de recueil des données ; car c’est aussi l’indication du contexte dans lequel a été recueilli tel propos ou considéré, constaté tel acte, c’est par la mention du type de relation existant à un moment donné avec un interlocuteur ou avec l’ensemble d’un groupe, que nous pouvons souligner la valeur des informations réunies et le bien-fondé de leur analyse. Par souci d’objectivation, nous avons opté pour une observation longue. Elle présente l’avantage de « déshabiller » la théâtralisation propre à ce type de terrain. Certes, la situation d’observation n’est pas toujours simple à gérer dans la mesure où ici - et peut être plus qu’ailleurs - les conditions d’observation ne sont pas des conditions normales, mais artificielles, organisées et provoquées par l’enquêteur avec l’aval de l’institution pénitentiaire. Par ailleurs, l’intrusion d’un « étranger » dans l’univers restreint des mineurs délinquants ne va pas de soi,surtout si l’on choisitdelesrencontrerdans l’enceinte de la prison. Comme dans toutes recherches, des résistances apparaissent. Parmi ces résistances, certaines relèvent de positions de défense a priori. Ces dernières interviennent dans chaque recherche sur des institutions et organisations. Tous ceux qui adoptent une démarche ethnographique savent que « pour étudier une organisation (...), le chercheur ne peut éviter d’obtenir l’autorisation des responsables. Il est alors fréquent qu’une lutte de pouvoir s’engage entre lui et ces derniers, au départ favorables à l’étude ou contraints de l’autoriser par leurs propres supérieurs, et peu à peu inquiets de son développement, ayant le sentiment d’avoir été bernés et d’être menacés, mettant tout en œuvre pour imposer leur contrôle ou empêcher la poursuite de l’étude » (Bizeul, 1998, 753). Par ailleurs certains terrains, et tel est le cas de la prison, « semblent d’emblée plus minés que d’autres et méritent ce qualificatif dès le départ, et de façon presque auto-justificative » (Cuncha, 2001, 81). Notre présence a donc induit, de façon inéluctable, des attitudes, des comportements qu’il a fallu repérer, comprendre et intégrer dans la démarche. Pour accéder à un niveau d’implication substantiel et afin de créer une relation moins fardée nous avons proposé au directeur de l’établissement de prendre en charge un cycle de séance de sport avec les jeunes du quartier mineurs. Concrètement, nos interventions auprès des jeunes ont lieu le matin de 9h00 à 11h00. Pour autant, le périmètre de recueil des données ne s’est pas limité à l’espace que constituaient les 30m2 de la salle d’activité. En dehors des observations et des échanges recueillis lors des séances, le travail a en effet consisté à observer, échanger avec les jeunes, mais aussi avec le personnel de surveillance et toutes les personnes (instituteurs, éducateurs, psychologues, animateurs) que ces mineurs sont amenés à rencontrer au cours de leur incarcération. Enfin, d’un point de vue méthodologique, deux temps structurent cette expérimentation. Le premier temps a consisté à proposer une activité physique au cours du mois d’août 2005, à raison de deux séances consécutives par semaine (nous reviendrons sur les raisons de cette organisation). Le but de cette première phase consistait en un temps de prise de contact. Il s’agissait de réaliser des observations in situ et des entretiens informels, de repérer les éléments susceptibles de nous informer sur les rapports que ces jeunes entretiennent avec les autres détenus, avec les surveillants, les divers intervenants et surtout, quand ils acceptaient d’en parler, avec leurs victimes. Le second temps de cette expérimentation a débuté en janvier 2006. Il a consisté à encadrer une séance de sport par semaine pendant six mois en veillant à ce que les six jeunes présents au mois d’août y assistent. Depuis le mois de janvier, afin de vérifier les variations dans les discours et les comportements, que pourrait générer, vis-à-vis de l’autre, le contenu des séances proposées, les observations que nous avons pu faire empruntent la même grille que celle ayant servi de support à nos observations estivales. Précisons cependant que les résultats présentés dans le cadre de ce document s’adossent sur les seules observations menées au cours des mois d’août (2005), puis de la période janvier-mars 2006. Le travail que nous poursuivons depuis lors sera, sans doute, l’occasion d’interroger à nouveau et plus avant notre hypothèse. Le présent document doit donc être appréhendé, comme un état des lieux intermédiaire d’une opérationnalisation en cours. Aussi bien en soi que parce que cette étude se poursuit, notre objectif ne vise donc pas à édicter quelque vérité. L’important est d’avoir accès aux comportements, aux opinions, aux représentations des mineurs incarcérés qui s’appuient sur des valeurs et des croyances, afin de les analyser et de confronter cette expérience au cadre théorique et aux hypothèses posées plus haut. En dernière instance ce qui sera proposé comme analyse, plus que « la » vérité, est une vérité des personnes rencontrées, observées et écoutées aux cours de nos investigations.

3.2 Contenu des interventions

Dans le cadre de ces interventions, nous avons recouru à tout un arsenal de jeux sportifs, avec une centration sur les activités de musculation et sur les jeux d’opposition interindividuelle. Le choix de ces activités n’est pas anodin : avec la pratique du football elles constituent en effet les activités les plus prisées par les détenus. Les activités sportives pratiquées à la maison d’arrêt de Rennes n’échappent d’ailleurs pas aux clichés développés dans les films mettant en scène des prisonniers : les imaginaires de force et de virilité déclinés parmi les milieux populaires (principaux consommateurs de cette industrie cinématographique) font la part belle à la musculation - qu’elle soit esthétisante de type body-building, ou bien sportive de type haltérophilie - ainsi qu’aux sports collectifs. Les raisons et les observations qui ont préludé au choix des pratiques étant spécifiées, précisons maintenant la nature de l’organisation pédagogique, qui visait à créer les conditions d’émergence et de partage de la douleur. Lors du premier cycle d’intervention, en août 2005, et dans la mesure où l’emploi du temps l’autorisait, nous avons volontairement proposé deux séances sur deux jours consécutifs. Tout était alors mis en œuvre afin que la séance du premier jour soit suffisamment intense pour que des courbatures se manifestent dès le lendemain. La chose est relativement aisée quand on connaît l’état d’immobilisme dû à la promiscuité des situations d’incarcération, en France notamment où la surface moyenne d’une cellule de prison est de 9m2 et peut héberger jusqu’à trois détenus. En conséquence, les premières minutes de la seconde séance se transformaient rapidement en un véritable espace de complainte se traduisant en autant d’expressions plus ou moins imagées : « Je suis déchiré », « Tu nous as tué », « Je sens plus mes jambes », « Quand j’ai mis mes pieds par terre ce matin je me suis tout de suite rallongé », « Déjà avant de me coucher j’étais explosé. J’ai eu du mal à grimper dans mon lit (il s’agit de lits superposés) ». Les conditions pour dire sa douleur étant ainsi créées, le travail consistait alors à faire durer cet espace de complainte afin que chaque jeune parle de lui, de ses sensations, de ses douleurs et que progressivement, il entende celles des autres, qu’il se rende compte qu’il ressent bien la même sensation que son voisin, que son voisin est aussi sujet à la (même) douleur. Pour accélérer cette prise de conscience de l’altérité, les exercices qui composaient la phase d’échauffement sollicitaient volontairement et préférentiellement les parties du corps entraînées la veille. A titre d’exemple, lorsque au cours de la première séance les jeunes avaient réalisé des squats ou tout autre activité sollicitant prioritairement les quadriceps et les ischio-jambiers, on insistait volontairement sur un étirement de ces parties anatomiques. Ce faisant, on créait un espace supplémentaire pour dire la douleur ressentie. La douleur ainsi verbalisée, parfois criée, nous nous arrangions pour faire durer ce temps de connivence émotionnelle. Pour ce faire, nous n’hésitions pas à demander aux jeunes de recommencer l’exercice ou de montrer, sur leur corps ou celui d’un codétenu, là où ils avaient précisément mal. C’est alors que les réponses déferlaient : « Moi, c’est quand je pose un seul pied par terre », « Moi, c’est quand je me relève », « Moi, c’est quand je lève une jambe ou quand je tousse », « Comme j’ai un peu la crève quand je tousse j’ai mal au bide à cause des abdos ? ». Convaincu que ce temps d’échange constituait un sésame à l’activation de la disposition que nous postulons « engourdie », tous les débuts de séance sont alors devenus l’occasion de son « entraînement ». C’est entre autres pour cette raison que le temps de mise en train était organisé non seulement comme propédeutique à la pratique, mais aussi et surtout comme un temps d’échange émotionnel. Pour des raisons d’organisation, liées aux contingences de l’administration pénitentiaire, la périodicité des interventions du deuxième temps de l’expérimentation a été revu. Depuis le mois de janvier 2006, les interventions se font à raison d’une séance par semaine, le mercredi matin de 9h30 à 11h00. L’organisation pédagogique a elle aussi été modifiée. Ne pouvant plus utiliser, comme au mois d’août, la séance du lendemain comme un espace d’émergence et de partage de la douleur, c’est désormais au cours même de la séance que nous tentons de recréer ces conditions. Dans leur mise en œuvre, ces séances consistent alors à proposer des situations sportives physiquement et psychiquement éprouvantes, de telle sorte que les difficultés soient ressenties au cours de l’action ou juste après elle. La chose est assez aisée à mettre en œuvre dans la mesure où aucun de ces jeunes, comme une majorité des détenus, n’a véritablement développé d’habitus santé positif. Par ailleurs et afin de créer de véritables conditions d’échange, nous veillons à ce que ces ressentis soient visibles et/ou audibles, et surtout qu’ils fassent l’objet d’un échange. L’exemple suivant illustre la manière dont une pratique pédagogique peut participer au jaillissement d’une douleur partagée. Ici la situation consiste à réaliser un test d’évaluation du VO2 Max . Pratiquement, il s’agit de courir, entre deux lignes espacées de 20 mètres, le plus longtemps possible en respectant un rythme de course qui s’accélère toutes les minutes (Cazorla, 1992) . La consigne est claire : courir le plus longtemps possible. Afin de rendre ce test plus heuristique pour l’expérimentation, nous avons constitué deux groupes de niveau ; un qui exécute le test pendant que l’autre observe et éventuellement l’encourage. En outre, homogénéiser les niveaux consistait à créer du challenge. Comme nous l’avions pressenti, ambiance et émulation compétitive aidant, les jeunes se sont totalement investis dans l’exercice. Sous la double pression des partenaires et des spectateurs, ils se sont accrochés les uns aux autres, parfois même bousculés. Le but de chacun d’entre eux ne se limitait plus alors à couvrir le plus d’aller-retour possible à dessein d’évaluer son VO2 max - connaissance à laquelle ils ne portaient d’ailleurs aucun intérêt - ; il était bien plus question pour eux de battre les deux autres partenaires. Dans les deux courses, nous avons assisté à une lutte acharnée. Personne ne voulait abandonner le premier. Mais dès lors que l’un abdiquait enfin, les autres, épuisés eux aussi, l’imitaient. Cet abandon au sens propre et figuré les laissait exprimer leur fatigue : écroulés par terre, respiration haletante, raclant bruyamment leurs gorges, déglutissant avec difficulté, crachant à l’occasion dans leur tee-shirt (le surveillant veille), n’ayant d’yeux que pour la bouteille d’eau qui circule... Les conditions de partage de la douleur étaient bel et bien réunies. Cette scène, à l’image de toutes celles qui créent régulièrement et de manière répétée ce type de contexte, contribue, selon nous, à l’activation de la disposition à l’empathie ; d’une part, parce que chaque jeune qui venait de réaliser le test pouvait appréhender de facto son état en observant celui de ses camarades de course ; d’autre part, parce que le groupe de jeunes qui n’avait pas encore réalisé le test, avait une vision anticipée, parfois teintée de stupéfaction, de l’état dans lequel ils se trouveraient sans doute une dizaine de minutes plus tard. Les premiers ne manquaient d’ailleurs pas, plutôt par sympathie, de prévenir les seconds des difficultés qu’ils s’apprêtaient à endurer. Les « Rigole, tu vas voir, c’est un truc de oufs, tu vas mourir » ; « Tu as l’impression que c’est facile, tu vas être comme nous, tu vas peut être même gerber » ; « A la fin tu sens plus rien, tu cours, mais t’es explosé, t’es mort... », définissaient et transmettaient par le verbe l’expérience qui venait d’être traversée. Dans le cadre de cette situation et afin d’augmenter les chances de provoquer les situations de connivence émotionnelle, nous avons tenté de faire durer ces moments fugaces et souvent intimes. Aussi a-t-il été demandé à chacun de raconter avec précision la douleur qu’il ressentait, de désigner la partie du corps où les douleurs se localisaient de la manière la plus chronique. En procédant de la sorte, nous souhaitions que nos interlocuteurs observent et entendent que les localisations des douleurs pouvaient être communes à tous. Cette prise de conscience que le corps de l’autre est, au même titre que son propre corps, le siège de douleurs, place le jeune en situation de faire l’expérience de l’empathie. Toutes nos interventions, depuis le début de notre expérimentation, consistent à trouver des situations pédagogiques aboutissant à cette expérience partagée de la douleur. A cet égard, le champ des APS est un inépuisable réservoir de solutions. Au stade de notre quête sur la manière d’activer et « d’entraîner » la disposition à l’empathie que nous postulons inhibée chez ces mineurs délinquants, deux axes de travail nous apparaissent, pour le moment, féconds :

AXE 1 : PARTAGER L’EXPERIENCE DE LA DOULEUR. Hormis les deux modalités pédagogiques citées dans le texte pour créer les conditions de partage de la douleur, une troisième possibilité peut être envisagée, mais en dehors du cadre carcéral. Elle consisterait à provoquer des rendez-vous sportifs de type collectif et de veiller à ce que les jeunes y associent un enjeu fort. Puis, quel que soit le résultat, il s’agirait de créer les conditions (retour sur quelques scènes de la rencontre, évoquer l’état d’esprit de chacun avant la rencontre, etc.) d’expression de ses joies, de sa déception, de son envie de se remettre à l’ouvrage ou au contraire de ne plus souhaiter faire équipe.

AXE 2 : ACCEPTER DE RETROUVER L’AUTRE DANS UN ETAT EMOTIONNEL PARTAGE. Cet état est latent au cours de toutes les premières séances d’activités sportives à fortes charges émotionnelles (escalade, plongée, exercices aux agrès, arts du cirque, sports de combat...). Une intention particulière doit par conséquent être accordée à ces premières séances. L’objectif étant ici de mettre en œuvre des stratégies pédagogiques afin que ces temps de charges émotionnelles durent et soient l’occasion d’activation de sens(ations) commun(e)s et, pour le dire avec les mots de Georges Herbert Mead, de « langages symboliques ». Dans cette perspective, la tendance au zapping des activités observées chez certains jeunes, tant décriée par les éducateurs, apparaît de fait comme une aubaine. Au cours des séances suivantes, il est toujours possible de maintenir une forte charge émotionnelle en maintenant un haut degré de risque subjectif. On peut aussi provoquer cet état émotionnel partagé en organisant des activités d’équipe où chacun se retrouve en situation de montrer - de donner à voir - aux autres ses peurs, ses fatigues, ses angoisses. Nous pensons en particulier ici aux raids nature, à l’alpinisme, à la voile par équipe. 3. EN GUISE DE CONCLUSION

Précisons tout d’abord qu’en matière de résultats, nous n’avons pas assez de recul pour affirmer de manière péremptoire que nos interventions ont eu les répercussions escomptées sur les jeunes que nous avons suivis. Nous pensons néanmoins tenir quelques linéaments de ce qui constitue, à notre sens, des signes d’une transformation des comportements et qui nous encouragent et nous autorisent à continuer nos recherches. Ces éléments sont de trois ordres. En premier lieu, si l’on s’en tient à l’avis des surveillants du quartier mineurs, les relations entre les jeunes détenus sont globalement moins conflictuelles depuis cette expérience. En deuxième lieu, nous avons pu observer que les nouveaux détenus (turnover important oblige ) sont plus rapidement acceptés et intégrés par / dans le groupe des anciens. Ce constat est confirmé par les observations des surveillants. Enfin dans le cadre des séances, nous avons observé que le principe de coopération et de réciprocité dans la réalisation d’une tâche, sans être systématique, devenait effectif.

Si les transformations évoquées ci-dessus ont à voir avec l’action menée qui consiste, rappelons-le, à créer les conditions du partage de la douleur, afin de revitaliser et de « remuscler » la disposition à l’empathie, alors il faut persévérer dans cette voie et multiplier les expérimentations avec d’autres jeunes et dans d’autres structures (Centres d’éducation fermés, Centres d’éducation renforcée, de Centres d’action éducatifs, de foyers éducatifs). C’est notre dessein. En outre, notre souhait, est de montrer que le corps est un support propice à la transmission et au partage des émotions (Rimé, 2005. Boltanski, 1971. Bourdieu, 1970). Précisons enfin que si toute notre démonstration consiste à répondre à la question posée par notre titre, nous souhaitons, pour éviter tous malentendus, insister sur le fait que ce type de démarche doit être subordonnée aux conditions suivantes. La première consiste à veiller à ce que la situation proposée ne dépasse pas un certain seuil de douleur au-delà duquel l’enfant ne peut que se sentir isolé et menacé dans son intégrité physique et psychique. La seconde consiste à veiller à ce que tous les moyens soient donnés à l’enfant par les adultes/éducateurs pour qu’il réagisse positivement malgré les difficultés. Cette disposition implique un suivi étroit des enfants. Il nous semble en effet que ces deux conditions sont indispensables pour que la confrontation à la douleur devienne véritablement structurante pour les jeunes en souffrance.

Enfin, pour poser une conclusion intermédiaire à ce travail en cours, précisons, point essentiel, que nous ne prônons pas une idéologie valorisant le dolorisme ou bien encore le stoïcisme. Nous essayons plus simplement de comprendre et éventuellement de trouver des pistes de réflexion, voire de faire des propositions, pour aider ces jeunes à sortir de la véritable souffrance que constituent les conséquences pénales du statut de délinquant. Parce que « la France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains » , aucune piste de recherche ne saurait être négligée. C’est dans cette logique que nous inscrivons notre travail sur la douleur ; une douleur qui, sous certaines conditions, nous semble donc pouvoir être une expérience maturante pour l’enfant.

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