S’agissant de contribuer à un débat sur la sociologie économique, on voudrait ici mettre en question - et donc critiquer -, à partir du cas singulier des activités sportives, les modalités par lesquelles une certaine sociologie ou socio-économie « critique », plus ou moins fortement inspirée de l’œuvre de Pierre Bourdieu, tend spontanément à penser et construire les relations entre le sport et l’économie ou plus exactement, comme s’il y avait là quelque chose d’éminemment pathologique, les « effets pervers » que l’influence croissante de « l’argent » sur le sport serait censé produire mécaniquement, un peu comme si l’argent du marché était comme par nature immoral et en cela invariablement destructeur des activités sociales qu’il investit. Telle qu’on peut l’observer au début des années 2000 dans les colloques, revues et ouvrages qui lui sont ouverts ou consacrés, ce qu’il est convenu d’appeler la « sociologie du sport », dès lors qu’elle s’intéresse aux transformations économiques de l’univers des sports, est assurément et de manière semble t-il dominante, une sociologie de la « dénonciation » attachée à des thèmes privilégiés comme « le marché contre l’éthique », « la pente néo-libérale du sport », les « causes économiques des dérives sportives » ou encore le « dopage » et la « violence ». Dopage et violences qui se voient d’ailleurs généralement brandis comme des sortes de preuves récurrentes ou comme des révélateurs particulièrement pertinents de ces mêmes « dérives » et de leur origine qui, de fait, ne saurait se situer ailleurs que dans « une pure logique de conquête de chiffre d’affaire, d’audience et de profit ». Ainsi on s’efforcera, par exemple, « d’objectiver la portée des violences dans les espaces sportifs où les enjeux [entendre « économiques »] sont importants ». Là on s’attachera à montrer que « la globalisation » organise et renforce « une économie souterraine du sport dont l’importance croissante est devenue incontournable pour la recherche du profit par l’intermédiaire de comptes bancaires [...] qui servent, après blanchiment d’argent, à entreprendre corruptions et arrangements non avouables, transferts de joueurs, prises de pouvoir au sein de clubs, organisation du dopage et de la production de drogues, de paris clandestins ... » Ailleurs on pourra encore s’engager à démontrer que le « sponsoring » des firmes industrielles et commerciales encourage explicitement toutes ces « ‘’affaires’’ (dopage, tricheries, violence, etc.) qui portent de plus en plus atteinte à la croyance d’un sport exemplaire des valeurs olympiques ». Et ceci dans la mesure où « ces déviations éthiques n’altèrent en rien l’efficacité du sponsoring, qu’elles la servent parfois en donnant de la résonance aux événements, et que l’esthétique sportive prime désormais sur l’éthique au service d’une forme de sponsoring de plus en plus ouvertement publicitaire. » Finalement, même si ces courts extraits n’épuisent sans doute pas toutes les variations sociologiques possibles sur le thème des relations entre économie et sport ou plutôt entre « économie néo-libérale » et « valeurs » sportives, il n’en va pas moins que ceux-ci permettent de souligner à grands traits le type de posture analytique qui se trouve à leur principe ; une posture qui nous apparaît en l’espèce plus « engagée » que « distanciée » ou encore, pour reprendre la classique dichotomie weberienne, plus « politique » que « savante ». En témoignent en particulier les notions particulièrement stigmatisantes mais conceptuellement presque vides de sens sociologique, telles que « sport-business » ou « sport-spectacle » que manipulent régulièrement nombre des auteurs dont on entend ici souligner les limites sociologiques du rapport particulier qu’ils entretiennent à leurs objets en s’appuyant très souvent sur une légitimité puisée dans l’œuvre générale de Pierre Bourdieu, quand ce n’est pas directement dans l’un de ses textes programmatiques, paru en 1998, et intitulé L’Etat, l’économie et le sport . En effet, qu’elle soit une sociologie pour sociologues ou une sociologie explicitement engagée cherchant à alimenter la « critique sociale » du sport contemporain, la sociologie des rapports entre économie et sport du moment tend régulièrement à solidifier ses énoncés en en appelant à l’autorité proprement scientifique de Pierre Bourdieu tout autant, finalement, qu’à son autorité « d’intellectuel » critique porté à dénoncer, par exemple, les dérives du journalisme et de la télévision sous l’influence de « l’audimat ». On ne peut d’ailleurs que constater que les individus qui sont à l’origine d’un Collectif thématique « Sport, corps et néo-libéralisme » fondé en 2001 au sein de l’association nationale « Raisons d’agir » (elle-même initiée par Pierre Bourdieu), sont à peu près tous des sociologues familiers des théories de ce même auteur emblématique. Il semble en aller de même pour ce qui concerne les initiateurs, au sein du Conseil scientifique du mouvement ATTAC, d’un groupe de réflexion intitulé « Sport et mondialisation » dont les projets affichés empruntent clairement à la rhétorique sociologique du programme de recherche proposé dans L’Etat, l’économie et le sport par Pierre Bourdieu : « [...] le sport, activité sociale en apparence ordinaire et futile, constitue dans le même temps un moyen d’éducation (populaire) et aussi le laboratoire et le fer de lance des idées néo-libérales. C’est pour cela que sa critique ne peut être totale et radicale mais ciblée en direction de son utilisation et son instrumentalisation économique, politique, symbolique ». Dans ces conditions, c’est en quelque sorte un double constat qui forme le point de départ de cet exposé : d’une part le fait que l’essentiel des travaux actuels sur les rapports entre économie et sport tendent à relever davantage d’une sociologie morale coupée de toute vérification empirique systématique de ses assertions que d’une sociologie scientifique résolument attachée à les mettre à l’épreuve des faits et, d’autre part, le fait que Pierre Bourdieu soit régulièrement convoqué comme caution scientifique de ces mêmes travaux comme de la critique sociale qu’ils ont contribué à former autour du phénomène sportif. Aussi, plutôt que de procéder à une critique sociologique de la sociologie critique des relations entre économie et sport à partir de plusieurs textes disparates, on se contentera de prendre ici pour seul objet le texte programmatique de Pierre Bourdieu L’Etat, l’économie et le sport. Celui-ci nous paraît en effet pouvoir être adéquatement convoqué, en tant que cas singulier mais aussi emblématique, eu égard à la position de son auteur, des dérives interprétatives et des dangers auxquels, selon nous, ne manquent pas d’aboutir ces travaux qui posent à leur principe que l’agent constitue nécessairement un danger pour le sport et ses valeurs, surtout s’il provient du « marché » et a pour principe la « logique commerciale ». Toutefois, s’en tenir pour l’essentiel à un seul texte de Pierre Bourdieu pour organiser une critique sociologique de la sociologie critique des relations entre « l’argent » (ou le « marché ») et le sport ne signifie pas qu’il s’agisse ici de joindre sa voix à celle de ces autres sociologues du sport qui, croyant naïvement faire de l’épistémologie en critiquant vertement le genre sociologique caractéristique de L’Etat, l’économie et le sport et des travaux qui s’en inspirent, ne font finalement que produire des discours justificateurs de leur propre position dans le champ national de la sociologie du sport . Position qu’ils ne sauraient d’ailleurs espérer conquérir ou tenir sans chercher dans le même temps à organiser une invalidation, voire une destruction préalable de toute l’architecture théorique et conceptuelle patiemment construite par ou autour de Pierre Bourdieu. Loin d’une telle position « destructrice », l’intention serait plutôt de montrer, en confrontant les énoncés produits dans le texte précité à quelques résultats synthétiques de travaux empiriques conduits sur les rapports entre Etat et sport ou encore sur les relations de travail qui s’y observent, qu’il y a toujours des risques difficilement contrôlables à s’engager dans l’analyse sociologique de faits économiques à partir d’un « point de vue de justice », pour emprunter une expression à Luc Boltanski. En s’en prenant, puisqu’il s’agit de cela, à un texte de Pierre Bourdieu à la lumière d’un « arbitrage du réel », on voudrait finalement s’attacher, et peut être un peu paradoxalement, non pas à « détruire [sa] sociologie, mais au contraire [à] la servir, [à] se servir de [sa] sociologie de la sociologie pour faire une meilleure sociologie . » Ainsi, et contre les familiers de la critique « destructrice », il s’agit aussi d’exprimer, dans la critique même, que ce n’est pas parce que Pierre Bourdieu a pu afficher des postures maladroites en assertant sur les relations entre l’Etat, l’économie et le sport que les théories qu’il a forgées ne sont pas adéquates pour penser sociologiquement ce type de relations. Dans le même mouvement, il sera aussi question, en filigrane, de suggérer à ceux qui tendent à se réclamer de son œuvre pour se trouver une « raison d’agir » contre les nouveaux modes économiques de structuration du sport, que la « dénonciation » systématique de la perversion des valeurs sportives par les forces du marché, loin de relever de la critique sociale rationnelle, nous semble plutôt capable de fournir des armes supplémentaires, voire une caution sociologique, aux hiérarques sportifs bénévoles qui ont tout intérêt à la conservation d’un l’ordre sportif national fondé sur des subventions publiques dont ils ont l’entier contrôle - contrôle qu’ils ne sauraient en revanche prétendre exercer au même point concernant l’argent du marché.

L’Etat, l’économie et le sport est assurément un drôle de texte où cohabitent des énoncés programmatiques sérieux et vérifiables (« le processus de ‘‘commercialisation’’ fait l’objet d’une résistance différentielle selon les pays, comme le montre la comparaison entre l’Angleterre et la France... ») et des propositions ou généralisations non seulement discutables mais aussi régulièrement invalidées dans les faits (« Le bénévolat et l’amateurisme se perpétuent tant au niveau de l’encadrement qu’au niveau des joueurs et le football remplit, notamment auprès des enfants d’immigrés, sa fonction d’intégration civique »). Néanmoins, ce n’est pas essentiellement sur ce dernier point que l’on souhaite faire porter la critique de l’article pris pour objet. Il nous semblerait d’ailleurs quelque peu discutable de s’en tenir exclusivement au reproche d’une absence de confrontation aux faits pour mettre en question ce qui se présente comme un simple programme de recherche et non pas comme un travail achevé voué à se voir exposé, « faits contre faits », à la critique des pairs, voire à la réfutation. En fait, ce sont davantage la posture engagée et les modalités de la transposition au champ sportif des acquis théoriques issus d’une sociologie des champs de production culturelle qu’il importe ici de discuter. En effet, en tant que texte programmatique, L’Etat, l’économie et le sport, entend explicitement inciter ceux qui voudraient s’y engager à produire une sociologie de la « commercialisation » du sport à partir d’une « analogie avec le champ artistique », du moins pour ce qui concerne le rapport que ce dernier entretient aux univers économiques capables de donner un prix, une valeur économique, aux produits artistiques. Prenant pour objets centraux « le mercantilisme sportif » et les « effets économiques et politiques de la commercialisation » des produits sportifs, il s’agit pour l’auteur, en appliquant le modèle d’interprétation engagé dans Les règles de l’art, « de produire à l’état d’esquisse » un « programme rationnel » de recherche sociologique sur l’économie du sport, « c’est-à-dire un système cohérent de questions justiciable d’un traitement scientifique ». Dans ces conditions de transfert de l’un à l’autre, la thèse provisoire et hypothétique que sous-tend l’exposé programmatique peut être schématiquement résumée de la manière suivante, du moins en empruntant à dessein le langage même des Règles de l’art : A un pôle, l’économie anti-« économique » du sport pur, qui, fondé sur la reconnaissance des valeurs de désintéressement et sur le rejet du profit « économique », privilégie la production et ses exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome. A l’autre pôle, la logique « économique » des industries du sport et des médias qui, « faisant du commerce des produits sportifs un commerce comme les autres confèrent la priorité au spectacle sportif télévisé incitant ainsi les clubs à devenir des entreprises capitalistes parfois cotées en bourse, et donnant lieu à des profits licites et illicites. » La tâche proposée aux analystes des relations entre sport et économie serait alors d’identifier et d’expliquer comment l’emprise du marché, l’emprise de la « logique des affaires », voire le « ver libéral », en introduisant de l’hétéronomie dans le champ sportif en viennent à imposer une « loi fondamentale » finalisée sur l’accumulation de profits économiques au détriment d’un nomos éducatif fondé sur la gratuité économique et le bénévolat et réputé caractériser en propre l’univers organisé des pratiques sportives et son autonomie relative (« Le sport [a] toujours eu une fonction éducative éminente [et] des valeurs qui sont très semblables à celles de l’art et la science (gratuité, finalité sans fin, désintéressement, valorisation du fair-play et de la ‘‘manière’’ par opposition à course au résultat) »). La mission scientifique du sociologue consisterait ainsi à mesurer en même temps qu’à critiquer (au sens héroïque et savant à la fois) les « conséquences » destructrices de l’économie et de l’idéologie libérales sur tout ce qui est censé constituer l’autonomie du sport : « le dopage », la « corruption », « les formes autoritaires d’entraînement »...

Pourtant, une sociologie historique du sport français strictement appuyée sur les mêmes ressources théoriques que celles évoquées ici devrait plutôt encourager une toute autre sociologie des relations entre l’économie et le sport ; une sociologie qui, sans négliger les effets réels d’une nouvelle régulation économique de la compétition sportive, n’en refuserait pas moins de postuler a priori une nécessaire perversion des valeurs sportives par les forces du marché. Si la formule « l’art pour l’art » résume bien en tant qu’idée-force ce qui fait l’autonomie du champ artistique ou littéraire, il convient d’apercevoir qu’il n’y a sur ce point rien de fondamentalement différent dans le domaine du sport. Fondée sur la compétition et sur la désignation de vainqueurs, la « loi fondamentale » qui caractérise en propre l’autonomie du champ sportif tend à affirmer que l’art pour l’art est en l’espèce « que le meilleur gagne » ou encore, pour reprendre le titre d’un ouvrage signé par un sportif de renom que Seule la victoire est jolie. Contrairement à ce qu’implique Pierre Bourdieu dans son texte comme ses continuateurs en la matière, ce n’est pas « l’éducation » qui est fondamentalement au principe du sport en tant qu’activité sociale « relativement autonome ». En effet, la définition dominante du sport comme discipline « d’éducation physique et morale de la jeunesse », comme « facteur d’insertion sociale », est pour une large part le produit historique d’un arbitraire d’Etat qui, depuis le début des années 1960, a commencé à introduire dans l’univers fédéral et à inculquer dans les esprits, des conceptions éducatives héritées des traditions républicaines de l’Education populaire définies par un idéal de gratuité et de désintéressement et condamnant moralement tout commerce des choses éducatives. Loin de manifester au premier chef un soutien prioritaire aux athlètes de haut niveau, la création d’un secrétariat d’Etat à la jeunesse et aux sports, en juin 1963, va surtout imposer au sport une sorte de mission hétéronome d’éducation nationale plus ou moins analogue à celle qui incombait alors aux professeurs d’éducation physique de l’institution scolaire durant leurs leçons de gymnastique inspirées de la méthode nationale d’éducation physique initiée par Georges Hébert. Ce sont d’ailleurs ces professeurs d’éducation physique et leurs inspecteurs généraux, pour la plupart recrutés sous le Front populaire et peu familiers de la pratique sportive, qui vont obtenir de leur secrétaire d’Etat la toute première loi française sur le sport. Il s’agissait alors, par la loi du 6 août 1963 portant création de la « profession d’éducateur physique ou sportif », d’imposer à tout entraîneur ou moniteur rémunéré l’obligation de détenir un diplôme délivré par l’Etat, sous le contrôle de professeurs d’éducation physique, seuls agents légitimes du point de vue de l’Etat en matière d’encadrement sportif des corps. Manifestant sans doute un sincère « souci de sécurité et de salubrité dans l’éducation des jeunes », l’obligation de formation et de diplôme n’en constitue pas moins dans le même temps une sorte de coup de force symbolique qui voit désormais les entraîneurs sportifs de toutes sortes recevoir le label officiel et générique d’« éducateur sportif » et le sport une fonction éducative officielle. Paradoxalement, alors que les dirigeants fédéraux des années 2000 (tout comme les sociologues de l’économie du sport) ne manquent jamais d’insister sur la « nature éducative du sport » et sur sa « mission de service public » au profit de l’intégration sociale pour réclamer davantage de subventions publiques, ceux des années 1960 n’entendaient en aucune manière voir les spécialistes de la préparation à la compétition se transmuer en éducateurs de la jeunesse citoyenne. En l’occurrence, alors que le secrétaire d’État, Maurice Herzog, justifiait l’intervention autoritaire de l’Etat en avançant « qu’en France nous devons considérer le sport comme un moyen d’éducation et de promotion humaine et sociale », le porte-parole du « mouvement sportif » rejetait fermement ce qu’il voyait comme une forme « d’étatisation de la jeunesse ». Selon ce dernier, avec le sport « nous entrons dans le cadre du jeu et de la performance pour les meilleurs [...], ses différentes spécialités n’ont rien de commun avec le professorat d’éducation physique [...] et nos grands entraîneurs ne sont pas des éducateurs de la santé et de l’harmonie ». De l’aveu même de l’un de ses dirigeants les plus éminents, le sport des années 1960, concurrent direct de l’éducation physique dans l’encadrement corporel de la jeunesse du pays, ne présentait pas de vertus éducatives particulières, en tout cas pas les mêmes que celles éminemment « solidaristes » proposées par la gymnastique scolaire du moment. Et si de telles vertus sont de nos jours collectivement pensées comme « naturellement » associées au sport, y compris dans l’esprit pourtant vigilant de Pierre Bourdieu, c’est pour une large part parce que s’est opéré, au terme d’un coup de force de l’Etat, une sorte d’annexion du sport à l’Education physique consistant à imposer aux disciplines athlétiques des fonctions civiques et morales étrangères à des conceptions du sport finalisées sur les valeurs de la compétition et la recherche de la performance.

Ce renversement de la « loi fondamentale » du champ sportif opéré par l’Etat et ses agents a eu des effets systématiques dans tous les domaines relevant de la politique sportive et de l’économie du sport. Ainsi, et alors même que, dans la plupart des pays de la Communauté européenne, la cotation en bourse des clubs sportifs professionnels ne pose pas de problèmes moraux particuliers , il apparaît en France, de manière récurrente, une propension collective à condamner spontanément comme « dérive » ou comme « perversion » toute nouvelle intrusion des forces économiques dans le domaine du sport. Quelle que soit leur position sociale et quel que soit leur point de vue proprement politique, les Français intéressés au sport d’une manière ou d’une autre s’entendent pour dénoncer les « méfaits de l’argent dans le sport » et pour stigmatiser tout un ensemble de pratiques (dopage, appât du gain, corruption...) qui lui sont ordinairement associé. Amplifiée par la presse, encouragée par les prises de position des dirigeants de fédérations et du personnel politique, la critique atteint même une telle intensité qu’elle reste totalement aveugle, comme dans le texte pris pour objet, au fait que par « l’arrêt Bosman », censé céder à la « logique du marché » et mettre fin à « l’exception sportive française », la justice communautaire n’avait pas fait autre chose que d’affirmer que les sportifs professionnels ne devaient plus, désormais, être exclus du régime commun du droit du travail. La crainte typiquement française d’une « dénaturation » du sport et de ses finalités par « l’argent » s’objective aussi dans le droit national qui encadre l’organisation des activités physiques et sportives, du moins depuis les années 1960. Ainsi, la prohibition du profit économique sur le mode du retour sur investissement structure l’ensemble de la réglementation française régissant le statut des clubs professionnels. Les « Sociétés anonymes sportives professionnelles », pour reprendre l’intitulé de l’une des possibilités juridiques offertes, ne sauraient, en France, être considérées comme des sociétés anonymes ordinaires habilitées à distribuer des dividendes à leurs actionnaires. De même, une lecture proprement juridique des conditions légales de l’exercice rémunéré de la « profession d’éducateur sportif » (entraîneurs, animateurs, moniteurs, etc.) montre que la règle générale est en France l’interdiction d’exercer contre rémunération et l’exception l’autorisation accordée aux seuls titulaires d’un diplôme délivré par l’Etat ou encore d’une carte professionnelle accordée à la discrétion des services du Ministère de la jeunesse et des sports. Dès lors, et bien que la liste soit loin d’être exhaustive, tout porte à attester que le sport, dans toutes ses dimensions, se trouve en France défini (dans les structures juridiques) et pensé (dans les structures mentales de la plupart des Français), comme une activité sociale devant être soustraite au marché. Ou, à tout le moins, comme un ensemble de pratiques et d’institutions qui exigent des protections particulières contre les forces économiques sur lesquelles les dirigeants fédéraux bénévoles n’ont à peu près aucune prise. Et si l’influence grandissante du capitalisme financier dans le sport est à ce point problématique, c’est au premier chef au nom de la nécessité vivement ressentie de « défendre l’essence même du sport », c’est-à-dire, selon les lois françaises, son aspect fondamentalement « éducatif et populaire ». Finalement, si la crainte d’une « perversion » du sport sous l’influence de sa « commercialisation » est ressentie en France plus vivement qu’ailleurs, y compris chez les sociologues, c’est en priorité parce que cette crainte s’exprime dans un pays où, au travers de l’action de l’Etat, les structures sportives et les structures mentales ont été historiquement façonnées de telle sorte que la conviction selon laquelle le sport constitue en premier lieu une discipline éducative et gratuite y atteint le rang de véritable croyance collective.

Dans ces conditions, et à la différence du programme proposé par Pierre Bourdieu, il nous semble que la question centrale d’une sociologie économique du sport devrait plutôt consister à se demander en premier lieu si la dénonciation récurrente de l’argent du marché ne constituerait pas en elle-même une posture économique propre à dissimuler les modalités par lesquelles le sport réputé « pur », « éducatif » et « gratuit » parvient pour sa part à se financer. Une telle attitude orienterait ainsi la recherche vers les pratiques économiques les plus ordinaires du sport ordinaire au lieu de se focaliser exclusivement sur l’argent des firmes privées et marchandes qui, investissant essentiellement dans le sport professionnel de haut niveau, laissent en réalité le sport « amateur » de haut niveau dans un régime de financement très peu régulé économiquement et juridiquement. En effet, la sociologie critique n’a pas le monopole de la dénonciation des forces économiques privées marchandes. Elle est même un credo économique récurrent chez les dirigeants sportifs bénévoles et amateurs depuis les années 1930 : en condamnant les forces du marché et leurs ambitions de contrôle du sport, en invoquant l’essence éducative du sport, en s’appuyant sur la légitimité que leur confère la délégation de service public, il s’agit pour ces dirigeants fédéraux d’obtenir de l’Etat qu’il dresse des barrières légales contre l’emprise de l’économique et par là, qu’il contribue à maintenir en l’état une autorité et des hiérarchies sportives qui ne tiennent que grâce à la protection que leur accorde la puissance publique à travers le monopole de l’organisation des compétitions et de la gestion des divers fonds publics, qui en France, par un jeu complexe et opaque de subventions, forment en vérité l’essentiel du financement du sport. Si de telles stratégies de défense ne sont sans doute pas en elles-mêmes illégitimes, il reste que les enquêtes que l’on peut conduire sur le mouvement sportif actuel montrent clairement que ce n’est pas toujours où l’argent du marché est le plus fortement engagé que s’observent les décalages les plus flagrants entre l’idéal sportif proclamé et la réalité des pratiques. En effet, et en écartant la question extrêmement complexe du dopage, est-on toujours dans le domaine du sport éducatif lorsque dans cette amicale laïque organisant le basket on s’attache à offrir la licence à tout enfant de 10-12 ans qu’on aura repéré dans les rayons fournitures scolaires parce qu’il dépasse d’une tête la taille des enfants de son âge ? Le président de ce club de tennis est-il dans la perspective de l’intégration sociale par le sport lorsqu’il donne pour consigne aux jeunes licenciés qu’il charge de la publicité de son club de ne pas distribuer de prospectus dans tel quartier voisin réputé pour sa population majoritairement d’origine étrangère ? Ces dirigeants d’un club de football sont-ils respectueux du service public et de l’intérêt général lorsqu’ils salarient pendant six mois un entraîneur joueur professionnel, puis le conservent ensuite au club sous statut de bénévole amateur avec néanmoins le bénéfice des Allocations perte d’emploi versées par les organismes sociaux qui se font alors, malgré eux, les sponsors du sport pur, non contaminé par les puissances de l’argent ? Ce club de natation s’inscrit-il dans la mission de service public dont il se réclame par ailleurs lorsqu’il refuse l’adhésion d’une femme de quarante-deux ans en prétextant qu’elle est trop âgée pour la natation et que la piscine propose des créneaux horaires grand public pour l’usage ludique qu’elle entend faire de la nage ? La fédération française de gymnastique a t-elle été respectueuse de la santé et du bien être corporel dans le cas de la médiatique « affaire » Elodie Lussac, cette jeune sportive envoyée dans une compétition internationale alors qu’elle avait antérieurement contracté une fracture vertébrale ? Ce club amateur de football s’inscrit-il dans la logique du désintéressement économique quand on observe qu’il est condamné par la justice à verser à l’URSSAF des impayés de cotisations sociales concernant vingt-quatre joueurs payés de manière clandestine à hauteur de 8000 francs mensuels (1220 euros) ? Ces dirigeants de différents clubs de l’Ouest de la France ont-il été respectueux de la loi commune en rémunérant de manière occulte, pendant quatre ans, ce jeune footballeur ivoirien dépourvu de tout titre de séjour et de tout permis de travail, et finalement condamné à l’expulsion immédiate par la justice administrative après un banal contrôle d’identité ? On peut s’arrêter là dans cette évocation peu glorieuse pour le mouvement sportif dont la main gauche (l’éducatif) feint régulièrement d’ignorer ce que fait la main droite (le compétitif). D’ailleurs il ne s’agit pas ici de condamner mais de montrer, par un tel inventaire, que la morale sportive n’est absolument pas inscrite dans la nature humaine, ce que tendent manifestement à ignorer les politiques sportives de l’Etat dès lors qu’elles se satisfont de l’apparente convergence de vue entre les positions fédérales et les termes mêmes des lois sur le sport. Or, si les contrôles publics voués à limiter les dérives financières et les appétits des marchés financiers sont aujourd’hui relativement efficaces à l’échelle du pays, ceux qui permettraient, comme dit Pierre Bourdieu, « d’élever le coût de l’effort de dissimulation nécessaire pour masquer l’écart entre l’officiel et l’officieux, l’avant scène et les coulisses » semblent largement faire défaut. Quoi qu’il en soit, la sociologie ne peut que constater que le sport, y compris amateur, porté par sa propre dynamique de transformation, n’a cessé, depuis les années 1960 de s’autonomiser relativement à ses fonctions éducatives. Au point qu’en se polarisant sur ses propres fins, la victoire athlétique envisagée par et pour elle-même, le sport tend de plus en plus, certes de manière variable selon les disciplines et les fédérations, à passer du statut d’activité multifonctionnelle au statut d’activité unifonctionnelle. Et si l’offre privée de pratiques physiques et sportives de loisir s’est à ce point développée ces dernières années, ce n’est pas tant en raison de cette « offensive commerciale » que l’on dénonce spontanément, qu’en raison du fait qu’en se fixant le résultat en compétition pour objectif prioritaire, nombre de clubs fédérés en sont venus, parfois malgré eux, à renoncer de facto à certaines fonctions sociales qu’ils assumaient volontiers par le passé. Ainsi les fonctions d’intégration, de sociabilité, d’éducation physique et morale se sont bien souvent effacées au profit de l’hyper sélection des sportifs, de la relégation des moins bons, de primes et de rémunérations occultes. Dans ces conditions, on ne saurait imputer l’ensemble des « dérives » du sport au seul engagement accru des forces économiques. Tout au plus amplifient-elles, en donnant un prix, une valeur marchande à la performance, un mouvement d’autonomisation du sport relativement à ses anciennes fonctions sociales. Un mouvement qui fut entamé bien avant l’avènement d’un sport médiatique contrôlé par différentes firmes « multinationales ». Du reste, comme on l’a déjà évoqué, on ne peut ignorer le fait que l’accroissement de l’emprise de l’économique sur le sport se soit aussi accompagné, comme le confirme l’arrêt Bosman, d’un triomphe du droit sur les usages et les coutumes de l’univers sportif. En tout état de cause, et si l’on s’en réfère aux travaux les plus récents d’un économiste qui ne fut pourtant jamais le dernier à pourfendre l’influence néfaste du néo-libéralisme sur le sport, tout porte à penser, contrairement au évidences premières, que les Etats-Unis, concernant leur sport professionnel médiatique, ont finalement valorisé un modèle d’organisation « collectiviste » faiblement concurrentiel et propre à limiter les faillites de clubs tout autant qu’à protéger la carrière des sportifs des aléas du jeu. Alors qu’en France, la domination statutaire des dirigeants amateurs sur le sport professionnel, garantie par l’Etat et la loi au nom du désintéressement et de la prééminence de l’éducatif sur le compétitif, a manifestement favorisé la permanence d’une organisation finalement très « libérale » qui tend à laisser fort active la violence douce du paternalisme sportif et à entretenir, dans le même temps, des systèmes de championnats qui profitent régulièrement aux plus « gros » clubs sur le plan économique, en un mot, aux plus « capitalistes » d’entre eux .

Finalement, faute d’avoir aperçu en quoi ses propres perceptions devaient pour une part à la manière dont l’Etat avait encodé les sports en tant que techniques d’éducation citoyenne, Pierre Bourdieu ne nous semble pas être parvenu, dans son texte programmatique, à produire la sociologie qu’il entendait promouvoir, c’est-à-dire une sociologie capable d’organiser une véritable « rupture avec les représentations communes », à un moment où « nombreux sont les ‘‘sociologues’’ qui croient parler de l’objet alors qu’ils ne sont que les relais du discours que, en matière de sport comme ailleurs, l’objet tient sur lui-même, discours des dirigeants, des supporters ou des journalistes. » En l’occurrence, les énoncés du programme proposé ne nous paraissent pas rompre avec les « préconstructions » les plus communes et/ou les plus légitimes. Sur les relations entre économie et sport, on peut facilement montrer qu’il n’y a finalement aucune différence fondamentale entre les propos du sociologue et ceux, par exemple, de Marie-Georges Buffet lorsqu’elle était ministre des sports, ceux d’Ignacio Ramonet dans un supplément du Monde Diplomatique consacré au sport ou encore ceux des dirigeants de la Fédération française de football ou du Comité national olympique et sportif français dès lors qu’il s’agit d’en appeler aux subventions de l’Etat et à son aide pour, justement, combattre les ambitions néo-libérales sur l’univers sportif. Et on peut alors sans doute regretter que le programme de Pierre Bourdieu tout comme la critique sociale du sport qu’il a contribué à initier (au sein du réseau Raison d’agir et, plus récemment au sein d’ATTAC), en polarisant l’attention sur les dérives les plus saillantes du « sport spectacle », forme en dernière analyse un écran propre à détourner la recherche sociologique de nombre de pratiques « économiques » et « sociales » qui, abritées derrière l’alibi du sport éducatif pur et sans reproche, n’en contreviennent pas moins, dans l’univers amateur contrôlé par les fédérations, aux principes généraux de la morale publique, voire au règles imposées, en France, par la loi commune - en particulier pour ce qui concerne le droit du travail et la fiscalité. Mais on regrettera surtout qu’en ayant tenté d’être à la fois un programme scientifique et « une utopie scientifique et réaliste [prônant] par exemple la valorisation des vertus éducatives du sport, le renforcement du soutien moral et juridique de l’Etat aux conceptions et intérêts des dirigeants bénévoles », le texte ici mis en cause ait pu fournir des armes à la critique générale de l’œuvre de son auteur. Une critique toujours prompte à invalider, au moindre « dérapage » de Pierre Bourdieu, la portée heuristique de l’arsenal conceptuel qu’il aura légué à sa discipline. De ce point de vue, cette analyse quelque peu brutale qui entend néanmoins « donner raison » théoriquement à Pierre Bourdieu se voudrait aussi une sorte de réponse au type de critique qu’aura notamment initié Luc Boltanski dans les rangs des tenants d’une « sociologie pragmatique » pour qui, selon les mots de Françis Chateaureynaud, les « théories bourdieusiennes » ne seraient finalement que des « doctrines » sans grand intérêt pour l’analyse du monde social .