1-Caractéristiques des jeux traditionnels du Nord de la France

Nous avons mené une étude intraculturelle (2006) des jeux traditionnels de l’espace linguistique picard. Quelques résultats montrent certains attributs importants de la population du Nord à travers ses jeux traditionnels. Une des normes sociales importante et tout à fait symbolique que l’on a identifiée est une quasi-absence de violence. En effet, 90,7% des jeux recensés présentent une absence de contact corporel entre les participants. Cet aspect révèle fortement le caractère pacifié des jeux traditionnels de cette région. Cette information peut sembler très surprenante au regard du football, du rugby ou de la boxe. Ces sports très pratiqués dans cette région nous ont habitué à quelques rudesses visibles dans tout l’hexagone. Mais les jeux traditionnels du Nord, pourtant confinés dans des espaces exigus, ont pris soin de mettre leurs joueurs à l’abri des brutalités physiques. Cela semble contrecarrer une idée rebattue selon laquelle les jeux de mains seraient des jeux de vilains. Dans les cafés enfumés, les estaminets, les rites comportementaux de gens modestes assurent la protection de leur « distance personnelle en mode lointain » . Cette analyse proxémique semble confirmer les travaux d’éthologie selon lesquels les « espèces sans contact » contraintes à la promiscuité développent des conduites anti-meurtres destinées à détourner les interactions antagonistes vers des voies inoffensives. Les observations de notre étude vont en ce sens. Une particularité motrice confirme ce constat. En effet, 60,2% des jeux du Nord sont psychomoteurs, c’est-à-dire que cette forme de jeux se définit par l’adresse corporelle. Cela nécessitent une véritable maîtrise du geste fin. Ce sont essentiellement des jeux de précision où il n’existe pas d’interactions motrices entre les joueurs. En conséquence, le contact physique entre les joueurs n’est pas autorisé. Ceci est dû à l’alternance des lancers entre chaque tir. La présence importante des jeux de tir sur cible permet de valoriser les qualités proprioceptives et le savoir-agir des participants. C’est pourquoi cette proportion importante des jeux du Nord ne nécessite aucun contact physique entre les partenaires et/ou les adversaires. La précision gestuelle est un mode de jeux qui permet d’éviter toute forme de contact entre les joueurs. Cela a pour effet de diminuer considérablement l’effet de violence physique dans le ludisme. Ceci se confirme avec le résultat suivant : 60 des 65 jeux psychomoteurs recensés se déroulent en comotricité d’alternance. Cela signifie que les joueurs jouent chacun leur tour en un contre un, à deux, à trois ou davantage. Ainsi, les temps d’attente sont l’occasion d’échanges conviviaux. Pendant qu’un joueur s’exécute, le ou les autres participants peuvent converser entre eux ou même avec d’éventuels spectateurs. Le fait de pouvoir intégrer et s’extraire à loisir du jeu, sans empêcher son bon déroulement, est un moyen idéal de passer des moments conviviaux. L’alternance dans les jeux demeure un moyen très favorable pour multiplier les échanges verbaux et renforcer les relations amicales. Ces moments partagés expriment en toute simplicité une valeur sociale de premier ordre et très singulière dans le Nord, celle de la convivialité. Il ne s’agit pas de caricaturer les relations sociales des gens du Nord mais la fraternité est une valeur que l’on rencontre à bien des égards, et surtout lors des parties ludiques. Cela permet d’avancer une hypothèse selon laquelle le jeu semblerait constituer un élément important dans la représentation du degré de cohésion sociale de cette région. C’est ce que montrent les résultats de notre étude.

2-Les jeux et leur rapport à la violence

Si l’on excepte les jeux qui s’apparentent au sport, il convient d’accorder une place importante pour les jeux d’animaux. À ce propos, le rejet de la violence physique ne s’applique pas avec la même constance lorsqu’il s’agit d’intégrer des animaux au déroulement de la partie. Quelques récits de BROHARD et LEBLOND attestent de cette réalité pas toujours admise par les pratiquants. L’animal d’élevage domestique représente presque toujours l’enjeu. Il faut le tuer ou le mutiler. Bien souvent, les joueurs ou les spectateurs peuvent parier sur lui ou bien engager un rapport de force qui tend à l’immobiliser. Parfois aussi, il est opposé un autre animal. Parmi les jeux les plus répandus nous avons recensé le tir à l’oie, le tir à la potence qui est proche du premier puisqu’il s’agit de casser la patte de la volaille avec un bâton, les combats de coqs, les concours de chant de pinsons, les courses de lapins, les concours de chiens ratier, les courses à baudet, les courses à la brouette avec des grenouille, et d’autres encore... Ces jeux d’animaux ont motivé la mise en place d’une analyse de la violence qui s’exerce au sein de cette famille. La violence constitue un attrait particulier puisqu’elle prend le contre-pied de la nature des conduites motrices du reste du corpus. Que signifie alors cette opposition marquée des pratiques ludiques entre les jeux des animaux et le reste des jeux traditionnels du Nord ? Au sein de la famille des jeux d’animaux (12 jeux), cinq sont des jeux où les joueurs n’entrent pas en contact avec les animaux. Le reste se subdivise en deux ; d’une part, deux jeux où l’homme et l’animal sont partenaires comme dans la route du poisson où l’homme et l’animal font équipe pour parcourir une distance d’environ 14 kilomètres en un temps déterminé préalablement ; et d’autre part, cinq jeux où la pure opposition s’affiche dans sa plus simple expression. À travers les relations de pure opposition, nous distinguons deux jeux, que sont les concours de chiens ratiers où un chien doit tuer des rats en cage en un minimum de temps et les combats de coqs. Les animaux interviennent exclusivement entre eux pour ces deux formes de combat. Pour les trois jeux restants, c’est-à-dire le tir à la potence, le tir à l’oie et la chasse aux canards, c’est une relation opérante entre les hommes et les animaux. Lorsque nous nous interrogeons sur le rapport de brutalité dans les contacts ludiques que nous venons de décrire, le constat est éloquent : les relations inter-animales sont des relations de combats où la violence est omniprésente de manière extrême. Ces relations mènent dans la plupart des cas, à la mort d’au moins une des bêtes en action. Cela peut être le cas avec les combats de coqs ou les concours de chiens ratiers. Dans le premier cas, les coqs ne meurent pas systématiquement ; tandis que dans le second, le ou les rats n’ont aucune chance de ressortir vivants de la cage ; parfois ce sont même les chiens qui ressortent avec des morsures fatales. Les relations entre les hommes et les animaux sont toutes les trois pourvues d’un degré de violence importante. Les jeux d’opposition avec les animaux tel que le tir à l’oie, présentent tous un degré de violence élevé. La profusion de sang témoigne de cette violence. Ainsi, la violence dans les jeux des animaux dans le Nord de la France est réelle. Cette observation montre un trait de la culture de cette région encore mal connu jusqu’à présent. Cette violence prend le contre-pied de bon nombre d’idée préconçue. Il convient alors d’admettre que les jeux d’animaux sont en contradiction avec certaines valeurs culturelles qui se dégagent des autres jeux. Nous le rappelons, plus de 60% d’entre eux sont des jeux de précision. Ce paradoxe du rapport ludique à la violence entre les hommes et les animaux détermine malgré tout, de fortes caractéristiques sociales éminemment chargées de sens culturel et largement ancrées dans l’habitus des « gens du Nord ».

3-L’exercice d’une violence maîtrisée par un contrôle interpersonnel

Au XXIe siècle, le pouvoir de tuer pour manger n’est plus une priorité dans notre société industrialisée. Aujourd’hui, une explication légitime du pouvoir de la violence dans les jeux trouve du sens à travers d’autres normes ou d’autres règles sociales. Nous pensons souvent qu’elles existent indépendamment des personnes. Nous sommes régulièrement amenés à croire qu’elles ont une existence propre, c’est-à-dire qu’elles existent uniquement par elles-mêmes. Cette vision des choses modifie la réalité et entretient des idées fausses : « l’approche durkheimienne, explique la cohésion sociale, l’interdépendance et l’intégration des êtres humains et des groupes par les règles ou les normes qu’ils observent » (DUNNING, 1986, 33). L’auteur rappelle que ce sont les êtres humains qui établissent les règles ou les normes particulières « afin de remédier à des formes spécifiques de mauvais fonctionnement, qui conduisent, à leur tour, à d’autres changements dans les normes et les règlements qui gouvernent la conduite des gens en groupe » (DUNNING, op. cit. 33). Les règles sont faites pour servir l’intérêt des individus puisque ce sont eux qui les élaborent. Elles sont donc aussi faites pour limiter la violence et la canaliser lorsque celle-ci est présente. Dans les jeux d’animaux, l’intérêt s’exprime uniquement par une forme de plaisir interdit qui se justifie par la mise en action de la violence. En effet, l’action du mal est beaucoup plus acceptable moralement, sur un animal que sur un autre être humain. Les règles permettent de différencier les jeux et les sports du point de vue de ce principe. Elles permettent donc de bien différencier la mesure du possible ou du réalisable entre les jeux d’animaux et les jeux d’hommes. Ce passage envisageable des hommes entre les deux mondes ludiques conduit probablement à un équilibre des tensions. Cet équilibre est appelé par Éric DUNNING comme étant « un stade de la maturité ». Il permet une régulation de la violence des hommes sur les hommes. Les animaux semblent, en ce sens, avoir une fonction tampon sur la nature des relations humaines dans les jeux. Progressivement, la règle a modifié la logique interne des jeux d’animaux. Par exemple, la violence s’est faite moins cruelle en tuant les animaux avant de jouer avec. De cette manière, la notion de souffrance perdait de sa pertinence. Un sentiment répulsif aux violences est alors apparu. Nous constatons ainsi un progrès notable dans la gestion de la violence à partir du moment où l’on ne jouait plus avec des animaux vivants. Ces progrès indiquent une avancée du procès de civilisation . « Dans bien d’autres sphères de l’activité humaine, la limitation de la force physique - et particulièrement du fait de tuer - et, en tant qu’expression de cette limitation, le déplacement du plaisir, se manifeste comme les symptômes d’une avancée de civilisation » (ÉLIAS, 1986, 223). Ainsi, la violence dans les jeux traditionnels du Nord est acceptable par procuration. Non pas que l’on aime regarder autrui faire le mal en société, mais parce que l’acceptation des violences est permise par la règle et que celles-ci sont destinées aux animaux. De manières involontaires et contraintes, les animaux permettent aux hommes de se déculpabiliser d’une pratique violente en société. D’un point de vue diachronique, le procès de civilisation a marqué une amélioration dans les conduites violentes des hommes. Les règles du jeu ainsi qu’une prise de conscience collective ont permis cette évolution. Comme toutes règles, les joueurs devaient les respecter. En effet, la mise à mort n’était plus concevable. La mise en place de nouvelles règles a donc permis de réguler voire même de supprimer la violence. Il apparaît dans les jeux traditionnels d’animaux du Nord, une « intériorisation croissante de l’interdit social, vis-à-vis de la violence et l’augmentation de la répulsion face à cette violence, surtout face au fait de tuer et même de voir tuer » (ÉLIAS, op. cit. 223). Le développement de ces représentations symbolise les prémices de l’accélération du procès de civilisation au sein des pratiques ludiques du Nord. Ce progrès a abouti à la quasi-disparition des jeux d’animaux avec violence. Cette violence est à présent contrôlée et modérée de trois manières. La première, les animaux sont tués préalablement au déroulement des jeux, ce qui est une manière d’admettre l’absence de violence perverse. La seconde, les plupart des animaux sont aujourd’hui remplacés par des objets en bois rappelant leur effigie. L’attrait semble être moins important puisque ce sont des jeux qui se pratiquent aujourd’hui de manière occasionnelle lors des fêtes annuelles de villages. Rappelons qu’au début du XXe siècle, les jeux d’animaux étaient pratiqués de manière hebdomadaire dans les arrières cours des estaminets. Cela montre l’intérêt que l’on portait jadis aux jeux violents. La troisième concerne les associations de protection des animaux qui exercent une pression si forte que peu de personne se risque à organiser des combats engageant des hommes et des animaux.

4-Conclusion : les jeux d’animaux comme reflet d’une identité culturelle et traditionnelle

Il semble que jadis, la violence dans le jeu traditionnel constituait un élément activateur de la motivation intrinsèque des joueurs. Les pratiques modernes se font actuellement sans violence, excepté dans les combats de coqs. En effet, dans beaucoup de jeux, les animaux sont partenaires avec les hommes. Autre évolution, lorsque les joueurs sont adversaires aux animaux, ces derniers sont remplacés par de leurres. Ces objets permettent une pratique de jeu de frappe sans violence manifeste sur autrui. Une caractéristique sociale nouvelle apparaît donc aujourd’hui. La violence légalisée est presque totalement absente des jeux d’animaux du Nord en particulier et dans les jeux du Nord en général. L’analyse de la logique interne de la famille jeux d’animaux a permis de dégager ce caractère social important : celui de l’absence de violence dans les jeux du Nord. Elle constitue une dynamique de premier ordre dans le processus de socialisation des individus de cette région. La quasi absence de violence dans les jeux traditionnels d’animaux actuels définit une norme importante du contrat social du Nord. Elle symbolise un élément important de la nature des pratiques motrices dans leur rapport à la culture et au milieu social au sein desquels elles se sont développées. Ce caractère ethnomoteur est essentiel et omniprésent dans cette région. Finalement, en réponse à l’interrogation liée au paradoxe entre la violence et la convivialité, nous admettrons que la chaleur humaine que l’on reconnaît dans une culture s’exprime aussi et surtout par une absence relative de la violence dans les relations interpersonnelles. Avec le temps et les leçons imposées par l’Histoire, la culture ludique Nordique s’est adaptée aux représentations répulsives de la violence. C’est ainsi que l’on peut parler de progrès. « Pourtant, s’il s’agissait là d’une répugnance nouvelle à perpétrer des actes de violences, beaucoup de gens aujourd’hui, en accord avec la sensibilité moderne, jugent choquant ce vestige d’un progrès passé et aimeraient le voir aboli » (ÉLIAS, op. cit. 223). Cette idée ne doit pas nous faire oublier qu’un retour à des actes barbares est toujours envisageable. En ce sens, la fréquence actuelle des actions de violence dans les stades nous le montre. Le danger des pratiques violentes est toujours omniprésent. Compte tenu du caractère ancien des pratiques évoquées, nous suggérons qu’avant toute sportification, les jeux traditionnels du Nord présentent le caractère pacifié de leur culture d’adoption. Ils portent la marque d’une organisation sociale qui a tenté - bien avant le sport - de discipliner le désordre ludique en instaurant la comptabilité, l’alternance des rôles et en orientant la violence physique sur les animaux. Cette mise en jeu par procuration a certainement facilité l’acceptation de comportements violents puisqu’ils ne s’orientaient pas directement sur l’homme. Ce résultat est issu de la logique interne des jeux d’animaux. Cette logique a contribué à renforcer le degré de cohésion sociale des gens du Nord. Dans le Nord de la France - seule région où les combats de coqs sont encore autorisés - les jeux d’animaux sont un moyen d’euphémisation et de contrôle de la violence corporelle entre les pratiquants. Si les jeux reflètent la société, nous formulons alors l’hypothèse que cette violence est aussi contrôlée en son sein. Nous venons de le voir, la violence des rapports à autrui dans les jeux du Nord n’est pas un élément qui façonne cette société. Les comportements de violence ludique tendent à disparaître d’une part, avec une prise de conscience moralisatrice de la population que Norbert ÉLIAS attribue au « procès de civilisation » ; et d’autre part, les actes parfois assimilés comme barbares s’évanouissent avec la disparition des pratiques traditionnelles, parce que la règle ou la loi l’impose. D’une manière ou d’une autre, la société ludique du Nord de la France tolère mal la violence en tant que rapport corporel au sein de ses normes sociales. Cet aspect constitue une part d’identité culturelle de cette région de France et les jeux d’animaux en sont parfaitement une des facettes du miroir de cette société.

5-Bibliographie

Vigne M. (2006), Etude intraculturelle des jeux traditionnels dans l’espace linguistique picard, Thèse de doctorat en Sciences Sociales, université Paris 5 René Descartes - La Sorbonne.

Hall E. (1971), La dimension cachée. Paris, Le Seuil.

Brohard Y. et Leblond J.F. (2001), Hommes et traditions en Picardie. Amiens : Martelle Édition.

Élias N. (1973), La civilisation des mœurs. Paris, Pocket.