C’est cette violence dont les enseignants qui transmettent la danse à l’école peuvent être la cible, et les enjeux didactiques et pédagogiques qu’elle soulève, que j’appréhende, déconstruit et explicite. Dans une perspective socio-ethnographique, je tente de « "suivre les acteurs" dans la logique de leurs argumentaires et de leurs actions, et dans les ressources qui leur permettent de les mettre en œuvre » [4], au moyen de l’analyse d’entretiens semi-directifs [5] , d’échanges plus ou moins formels et structurés et de temps d’observation directe [6]. L’approche méthodologique retenue vise la construction d’un ensemble d’hypothèses « sur tous types d’éléments permettant d’imaginer et de comprendre "comment ça marche" » [7].

Le poids des traditions et représentations Intégrer la danse dans sa programmation d’enseignement constitue un choix singularisant et implique pour le professeur, une position qui peut être « selon les situations et les points de vue, légitim[e] et illégitim[e], (...) dominante et dominée » [8]. Dans ce cadre exceptionnel, il est attribué aux enseignants une expertise qui découle de leur décentration de leurs pairs (non engagés dans ces projets). Les divers pôles de différenciation qui traversent ainsi l’enseignement de la danse à l’école sont au centre de railleries, dénigrements et mises à l’écart. Ces actes, par leur violence symbolique, sont susceptibles d’influer l’existence - ou non - de la rencontre des élèves avec la danse.

Les représentations [9] - plus ou moins positives - de l’éducation et de l’enseignement de la danse sont liées à l’histoire de l’activité et de ses professions, à ce que danser, faire danser, voir danser et être danseur nécessite et demande, produit et construit. Elles dépendent aussi de l’histoire personnelle de ceux qui considèrent, verbalisent et imaginent. Jean-Michel Guy, notamment, montre que la danse est préférentiellement associée à la poésie, à la musique, au rythme, aux chaussons, aux filles, à la technique, à la grâce, à la beauté et à l’élévation [10]. Quant aux danseurs, ils seraient « beaux et gracieux, (...) communiqu[eraient] une émotion, à travers un ensemble de couleurs, de costumes, de musiques et de gestes "travaillés", que règl[erait] un "maître d’harmonie" » [11].

Les acteurs du système éducatif véhiculent et font usage de traditions et de représentations [12] qui conditionnent leur rapport à la danse, à son enseignement, à la présence d’un partenaire artistique dans leur classe et, leur degré d’engagement dans l’acte éducatif artistique. Si une partie de ces habitudes - de faire ou de ne pas faire - et conceptions encourage et est favorable à la transmission de la danse à l’école, une autre, au contraire, fait obstacle et empêche l’enseignant de mettre en œuvre des projets.

Un exemple : « La danse, ce n’est pas du sport ! » Dans le cadre de l’enseignement d’EPS, l’activité danse est enseignée aux côtés d’activités physiques sportives. La tradition sportive dans les programmes a marginalisé la danse, la présentant comme différente (sa logique interne [13], son encadrement, la connotation sexuelle de sa pratique...). De ce fait, la danse tient une place à part dans les textes officiels et gêne les enseignants défenseurs du sport à l’école, ceux à l’identité masculine très affirmée ou encore, ceux ne s’estimant pas responsables de l’éducation artistique (mais seulement de l’éducation physique). À compter des Instructions officielles de 1967, l’EPS s’est préférentiellement appuyée sur les sports. Or, le sport fut longtemps réservé aux seuls hommes. Catherine Louveau signale d’ailleurs que « le sport originellement a un sexe et il est masculin » [14]. Selon Frédéric Baillette et Philippe Liotard, le terrain de sport est « un laboratoire de la virilité, le lieu où l’homme doit apporter physiquement les preuves de son appartenance au sexe dominant » [15]. L’association des activités sportives à la masculinité s’appuie également sur la répartition des pratiques culturelles des Français. Une enquête sur ces pratiques indique que 44% des hommes interrogés s’adonnent à une activité physique régulière, alors que 5% seulement ont fait de la danse, au cours des douze derniers mois [16]. Quant aux femmes interrogées, 34% d’entre elles déclarent avoir pratiqué une activité physique et 10% avoir dansé, au cours des douze derniers mois.

Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia voient dans la transmission de la danse à l’école, un enjeu d’opposition : entre le sport (porteur d’une logique masculine) et la danse (une activité à la logique plus féminine), entre des hommes et des femmes [17]. Sylvain Ferez remarque aussi le décalage entre l’investissement gestuel et physique de l’expression corporelle et celui du sport [18]. Au travers du discours et des pratiques des professeurs d’EPS, il compare les enjeux des activités physiques artistiques et des pratiques sportives. Il ressort que les enseignants spécialistes des activités physiques artistiques définissent ces activités en opposition aux pratiques sportives. Les premières engagent l’expression, le travail qualitatif, une norme ouverte alors que les secondes nécessitent maîtrise, technique, performance, investissement quantitatif, norme fermée.

Dans le contexte de l’EPS, du fait de la perception d’un décalage entre les activités artistiques et les activités sportives, entre deux logiques et symboliques distinctes, la présence de la danse et de l’artiste dans les classes peut heurter à la fois un certain modèle d’enseignement, mais également les représentations de la virilité sportive.

Conséquences de la distinction Anne Barrère témoigne de ces enjeux inhérents à l’innovation et à la prise d’initiatives au sein d’une équipe pédagogique et éducative : « Ma propre conception de l’enseignement d’alors me situait au-dessus de ces basses réalités [résultats de ses élèves au baccalauréat], j’étais au plus loin du "monde scolaire industriel" repéré par Jean-Louis Derouet. Centrée sur la discipline de manière vocationnelle (...)[, p]réoccupée par la relation avec les élèves, plus que par les dispositifs pédagogiques (...), je me lançais dans des projets d’actions éducatives. (...) c’est aussi le regard sur le travail des autres, leurs relations avec les élèves, ou avec l’équipe de direction, certaines options pédagogiques, qui constituent des séries de jugements croisés sur les pairs malgré ce qu’on a souvent appelé "la culture de la classe fermée". (...) les actions innovantes ou la participation au projet d’établissement n’échappaient pas aux critiques croisées, qu’elles soient dénoncées comme trop ludiques, (...) ou qu’elles soient sous le signe d’une soumission trop grande aux injonctions du chef d’établissement, lorsque son volontarisme suscitait le débat » [19].

L’effet de nombre fait pression sur les potentielles originalités ; car, se distinguer (de ses pairs, de ses acquis premiers) et utiliser des modes de faire moins communs, remet en question sa propre identité professionnelle et ses propres procédés d’abord, celle et ceux de ses collègues et supérieurs hiérarchiques ensuite. En effet, les enseignants transmettant la danse à l’école en partenariat s’impliquent dans un projet qui interroge les modèles légitimés et les traditions scolaires (en termes de rapport aux savoirs, aux élèves et à l’environnement, de modèles de références : d’un côté l’Ecole nouvelle, la pédagogie active, les modèles constructivistes, interactionnistes et systémiques ; de l’autre les modèles transmissifs et associationnistes ; d’une part l’acquisition de savoirs narratifs, d’une autre celle de savoirs scientifiques...).

Le discours d’enseignants impliqués dans des projets, montre qu’être minoritaire peut jouer en la défaveur des enseignants et restreindre leurs possibilités d’action. Lors de prises de décisions éducatives, budgétaires... comment se faire entendre ? Pourquoi réserver, par exemple, un budget à une sortie dans un lieu de diffusion culturelle plutôt qu’à une rencontre de sports collectifs ? Par quels moyens faire accepter la participation financière au conseil d’école ou d’établissement pour la venue d’un artiste partenaire, obtenir l’aval de l’ensemble de l’équipe pédagogique ? Parce que pour mettre en œuvre un projet éducatif et artistique, « déjà, il faut voir avec le directeur puisqu’il faut payer une participation. Et, ça, c’est la cotisation, c’est l’école qui paye, donc il faut que tous les collègues soient d’accord. (...) Mais, il faut d’abord avoir l’agrément de tout le monde pour pouvoir participer » [20].

Monter un projet, c’est également se débrouiller et jouer avec les dispositifs institutionnels et les responsables qui les administrent : « Lorsque je suis arrivée au collège [il y a trois ans], l’association sportive danse était composée d’une quinzaine d’élèves. Il y avait des réticences par rapport à l’activité : du point de vue de l’établissement. D’autant plus que le groupe était petit. (...) La première année de mise en place de l’atelier [artistique], le projet s’est construit autour de l’association sportive. Car normalement, l’atelier artistique devrait concerner d’autres élèves. Cela devait être la première année du projet "Entrez dans la danse" [21], mais le projet s’est transformé en atelier artistique pour obtenir de l’argent. J’ai donc constitué un dossier, mais les élèves étaient les mêmes que ceux de l’association sportive » [22].

La situation d’isolement dans laquelle les enseignants programmant la danse se trouvent est parfois difficile à assumer, au point de les faire reculer : « Alors, là, c’est vrai que, j’ai plus la force. J’ai plus la force de me battre. Je sais pas, c’est peut-être l’âge. Contre des imbéciles pareils [les personnes allant à l’encontre de ses projets en danse], et cette année, j’ai pas eu la force. Là, première amende, premier relâchement ! Je me suis dit : "Je vais pas me battre, être menacée, être sanctionnée...". (...) je me rappelle : cette année-là, on avait fait ça avec une prof de français qui avait monté une pièce de théâtre et moi, un spectacle de danse. Elle avait eu les mêmes soucis : interdiction de faire le spectacle, toutes les deux : pareil. Mais elle, elle était en début de carrière. On avait continué à travailler, le soir, la veille, j’avoue, on a bu des coups, la veille au soir, en nous disant : "Qu’est-ce qui va nous tomber sur la tête ?". Nos maris étaient là, respectifs... Les filles, nous étions vertes... L’angoisse. Moi, je peux plus ça » [23].

Épilogue Ces traditions et représentations traversant la communauté éducative sont ici prises comme objets et non comme enjeux de recherche. Elles sous-tendent et argumentent des discours négatifs et violents à l’encontre de la transmission de la danse à l’école et de ses acteurs. Dans le cas où ces derniers ne résistent pas à la pression du nombre, ils choisissent de délaisser l’activité danse pour une autre - a priori - moins discriminante. Toutefois, si danser à l’école peut être une pratique dévalorisée, à l’inverse, appartenir à la minorité de ceux qui dansent à l’école, du fait du fort pouvoir symbolique de l’activité, peut offrir un moyen de distinction. Parce que ces enseignants possèdent une culture corporelle et artistique qu’a priori leurs collègues n’ont pas. Ce capital culturel acquis par les enseignants (parfois depuis l’enfance puis, une fois adultes dans leurs loisirs personnels et leur cursus professionnel) et, fréquemment réactualisé (spectacles, cours, en-dehors des dispositifs mis en place par l’Education nationale) les distingue des enseignants non-spécialistes de danse.

L’ensemble des réticences formulées par les acteurs éducatifs dévoile les processus socio-psychologiques susceptibles d’inhiber (peur des transformations, de changer ses manières de faire ou de penser, appréhension des regards des autres sur ses actions, crainte d’aller vers l’inconnu, questionnement de la transposition, de la planification, du contrat didactiques tels qu’ils fonctionnent ordinairement, préférence de la sécurité et des savoirs aux mises en péril et aux compétences...) ou au contraire de motiver les enseignants à s’intéresser à la danse dans une perspective éducative (assurance, rassurance, sentiment d’être « fort en danse », d’être entourés). Dans ce cas, il sera intéressant de cerner comment travailler sur ces représentations et ces ancrages traditionnels négatifs afin que l’activité danse soit plus présente. Car les obstacles ainsi dressés, entretiennent la fragilité de la place de la danse à l’école.

[1] DURALI S., GEAY S., PERRIOT C. et ROLAN H., « La réalité des pratiques en EPS. L’exemple de la Seine-Saint-Denis », in Revue EPS, n°296, juillet-août 2002, pp. 35-38

[2] NIETZSCHE F., La naissance de la tragédie, Denoël, Paris, 1994

[3] En 2002-2003, 86,9% des enseignants engagés dans des actions de Danse à l’école avec Danse au Cœur (Centre national des cultures et des ressources chorégraphiques pour l’enfance et l’adolescence) sont des femmes, 13,1% des hommes.

[4] HEINICH N., Ce que l’art fait à la sociologie, Les Editions de Minuit, Paris, 1998, p. 57

[5] Sur des temps longs, j’ai rencontré quarante-cinq acteurs de la danse à l’école, dont quinze enseignants.

[6] Ateliers, spectacles jeune public, fêtes scolaires, formations, réunions...

[7] BERTAUX D., Les récits de vie, Nathan, Paris, 1997, p. 26

[8] HEINICH. N., op. cit., p. 43

[9] J’utilise le terme de « représentation » dans un sens se rapprochant de la conception de Nathalie Heinich qui regroupe derrière cette notion « les perceptions et les opérations de catégorisation, d’interprétation et de jugement, par opposition aux "essences" ou aux "choses mêmes" » (HEINICH. N., op. cit., p. 25).

[10] GUY J.-M., Les publics de la danse, La documentation française, Paris, 1991

[11] Ibidem, p. 367

[12] Représentations et traditions que les enseignants ont reçues et intégrées durant leur parcours au sein du système éducatif et universitaire (doctrines, coutumes, manières d’agir et de penser et parfois légendes partagées avec les pairs et les acteurs de l’institution scolaire...).

[13] Il s’agit du « système des traits pertinents d’une situation motrice et des conséquences qu’il entraîne dans l’accomplissement de l’action motrice correspondante » (PARLEBAS P., Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, INSEP, Paris, 1981, pp. 131)

[14] LOUVEAU C., « Au fil des jours les femmes et les hommes dans les pratiques physiques et sportives », in DAVISSE A. et LOUVEAU C., Sports, école, société : la différence des sexes, L’Harmattan, 1998, p. 97

[15] BAILLETTE F. et LIOTARD P., Sport et virilisme, Quasimodo, Montpellier, 1999, p. 37

[16] DONNAT O., Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, La documentation française, Paris, 1998

[17] FAURE S. et GARCIA M.-C., « Le corps dans l’enseignement scolaire : regard sociologique », in Revue Française de Pédagogie, n°144, juillet-septembre 2003, pp. 85-94

[18] FEREZ S., « De l’expression corporelle aux Activités physiques artistiques (APA) : Subversion sexuée et différenciation sexuée en Education physique et sportive (EPS) », in Revue STAPS, n°66, automne 2004, pp. 113-128

[19] BARRERE A., « De la Critique endogène à l’empathie critique. Retour sur un itinéraire », in Les Sciences de l’éducation. Pour l’Ere nouvelle, vol. 38, n°1, 2005, pp. 61-73, p. 67

[20] Ludivine, professeur des écoles en CE2, mai 2004, Lucé

[21] Charte fédératrice permettant aux organisateurs de projets Danse à l’école de demander des aides financières aux communes et au Conseil général de Côte d’or.

[22] Odette, professeur d’EPS en collège, avril 2002, Dijon

[23] Nicole, professeur d’EPS en collège, mai 2004, Paris