Après avoir rapidement relaté l’histoire du free fight depuis ses origines jusqu’à sa version actuelle (nommée MMA ou Mixed Martial Arts), nous analyserons le rapport dialectique règles / violence dans ces activités sportives. Enfin, nous proposerons une piste d’analyse de l’émergence de cette pratique en décrivant une possible homologie entre le free fight et la mondialisation libérale [1].

Des origines à 1993 : la préhistoire du free fight

Si l’on définit le free fight comme un combat sans règles, ou tout au moins comme une discipline permettant l’affrontement de deux adversaires dans des conditions qui soient les plus proches possibles d’un combat « réel » (tel qu’il se déroulerait dans la rue ou sur un champ de bataille), il est alors possible de faire remonter les origines de cette pratique jusqu’aux jeux olympiques antiques. Les premiers jeux olympiques auraient eu lieu en 776 avant JC, et prirent fin en 393, à la suite de l’édit de Théodose interdisant le culte des dieux grecs. Ceux-ci comportaient plusieurs disciplines hippiques et gymniques (Vanoyeke, 1992). Parmi les épreuves gymniques, trois épreuves de combat tenaient une place centrale : la lutte, le pugilat (ancêtre de la boxe anglaise) et le plus violent, le pancrace (ou pankration). Ce dernier autorisait quasiment tous les coups (seul le crevage des yeux était interdit) et se terminait parfois par la mort d’un des combattants. Avec le pancrace antique, les bases du combat libre sont pour ainsi dire posées. Pourtant, celui-ci va connaître une éclipse apparente de plusieurs siècles, pour ne réapparaître qu’au début du 20e. Son histoire moderne débute en effet au Brésil, dans les années 1920. C’est à cette époque qu’y apparaît le vale tudo (littéralement : « tout est permis »), à la suite du célèbre « Challenge Gracie ». Ce challenge consistait en un véritable défi, lancé par la famille du même nom aux représentants de tous types d’arts martiaux. Ainsi, comme on va le voir, la famille Gracie semble bien être à l’origine de la création du free fight. Au début du 20e siècle, Mitsuyo Maeda avait été envoyé par le gouvernement japonais au Brésil afin d’y établir une colonie. Il y fit la connaissance de Gastão Gracie, figure politique locale, qui l’aida dans son entreprise. Maeda, judoka reconnu au Japon, offrit en remerciement d’apprendre au fils de Gracie, Carlos, ses connaissances en Judo et en Ju-jitsu. Une fois son maître reparti, Carlos commença lui-même à enseigner ces disciplines à ses frères. Les frères Gracie adaptèrent petit à petit les techniques japonaises, afin de les rendre « les plus efficaces possibles ». Parti pour Rio, Carlos imagina alors le « Challenge Gracie » afin de faire connaître leur école et leur style. La légende veut que le combattant ait publié une série d’annonces dans différents journaux de Rio, comprenant ce défi : « Si vous voulez un bras ou des côtes cassés, contacter Carlos Gracie à ce numéro ». Carlos, puis son jeune frère Hélio, également suivis par leurs fils, lancèrent et relevèrent par la suite de nombreux défis contre des représentants de différentes écoles de karaté, de boxe, de capoeira... Petit à petit, ces compétitions confidentielles se mirent à rassembler un public nombreux, jusqu’à prendre place dans les plus grands stades du Brésil. Au début des années 1980, Rorion, le fils aîné de Hélio, partit finalement en Californie pour y enseigner le jiu-jitsu des Gracie. Comme son père et son oncle avant lui, il se fit connaître grâce au « Challenge Gracie », en y ajoutant une dimension économique non négligeable : il offrit 100 000 $ à quiconque réussirait à le battre [2].

De 1993 à nos jours : des premiers UFC au MMA

L’année 1993 marque l’entrée du free fight dans sa période contemporaine avec la création à Denver (Colorado) du premier UFC, à l’initiative de trois individus : Rorion Gracie, désireux de faire la preuve de la supériorité de son style, Art Davie, publicitaire en quête d’un concept original en lien avec les arts martiaux et Bob Meyrowitz, dirigeant d’un groupe de média, sollicité en vue de la diffusion des combats en pay per view. Les premiers combats de l’UFC furent donc marqués par des actions marketing destinées à en souligner la dimension transgressive, voire barbare : combats dans une cage (l’octogone), slogans agressifs (« 2 hommes entrent, un seul sort »), etc. Mais surtout, ils resteront dans l’histoire pour leur violence extrême, tous les coups ou presque étant permis, entre des combattants mal préparés à affronter des adversaires issus de styles différents. A cette période, les tournois de l’UFC connaissent un succès médiatique immédiat mais suscitent également une réprobation massive dans l’opinion publique. Sous la pression de deux sénateurs, ils sont même interdits dans la quasi-totalité des États américains. Parallèlement, le développement de spécialisations multiples chez les combattants (cross training) conduit à un allongement de la durée des combats, qui deviennent de ce fait moins spectaculaires. Ces motifs débouchent en 1997 sur le retrait des deux diffuseurs de l’UFC (Time Warner et TCI) puis en 2001 sur le rachat de l’UFC, au bord de la faillite, par les frères Fertitta, figures incontournables du jeu à Las Vegas. Sous leur impulsion, le free fight se transforme alors en une discipline plus sportive, moins « barbare », grâce à l’introduction progressive de règles destinées à canaliser la violence des affrontements. L’UFC obtient en retour la légalisation des combats au Nevada. Cette période correspond au début de l’évolution du free fight classique vers le MMA, sport dans lequel ne sont autorisées que les techniques autorisées dans au moins un art martial. Elle correspond également au renouveau économique de la discipline, qui connaît un succès médiatique colossal aux États-unis, où les combats de l’UFC détrônent actuellement le catch, mais également au Japon, avec le Pride, créé en 1997 et racheté en 2007 par l’UFC. En Europe, le combat libre est aujourd’hui légalisé partout, y compris en Suède (où la boxe anglaise demeure pourtant interdite), la France ayant été le dernier pays à en autoriser la pratique en janvier 2008. Plus généralement, on observe actuellement, un peu partout dans le monde, la multiplication de clubs amateurs de MMA, qui exercent un attrait certain sur les pratiquants d’arts martiaux traditionnels, mais également sur un public novice en quête de sensations fortes.

La dialectique règles / violence

La première question soulevée par l’histoire du free fight est la suivante : dans quelle mesure une pratique sportive reposant sur l’abolition de toute forme de règles est-elle viable ? Pociello (1995) distingue à ce sujet deux catégories de sports [3]. Les sports « traditionnels », d’abord, sont fortement compétitifs et requièrent dès lors l’existence de règles destinées à uniformiser les pratiques, mesurer les performances et classer les individus. Les sports « modernes », en revanche, nés avec les mouvements de contestation sociale des années 1970 ou après, donnent lieu à une pratique non organisée et non compétitive, fondée sur la quête hédoniste de sensations nouvelles. Ils sont de ce fait caractérisés par l’absence d’instances dirigeantes et de règles. L’idée d’une pratique sportive sans règle n’est donc pas nouvelle. De ce point de vue, on pourrait dire que la problématique soulevée par le free fight est moins liée à l’abolition des règles qu’à la gestion de la violence qui en découle. On retrouve ici un questionnement proche de celui de Norbert Elias (1994), selon qui l’histoire de tous les sports est liée à l’apparition progressive de règlements, destinés à uniformiser les pratiques et à canaliser la violence et son spectacle. Si ce processus est clairement à l’œuvre ici, le free fight présente cependant l’originalité de voir son succès reposer sur les éléments mêmes qui menacent son développement : la violence extrême des combats. Comment dépasser alors ce paradoxe fatal ? Le salut du free fight est sans doute venu du processus de régulation et de légitimation que ses promoteurs ont opposé aux « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985) désireux de le voir interdit. Ainsi, depuis 1993, nombre de coups ont été interdits (coups de tête, coups de coude ou de genou à la tête d’un adversaire au sol, etc.), tandis que l’organisation des combats est devenue plus encadrée (rounds, catégories de poids, suivi médical, etc.). En outre, la stratégie de légitimation de la pratique s’est traduite par l’apparition d’un discours stéréotypé de relativisation de la violence. Selon cet argumentaire, le free fight serait par exemple moins dangereux que la boxe anglaise, et les coups portés au sol (souvent pointés du doigt comme particulièrement barbares) de faible puissance. Simultanément, l’UFC mène à Washington un lobbying intensif afin d’échapper aux projets de règlementations sur la boxe anglaise et travaille activement à sa légalisation dans l’État de New York, en vue d’organiser un combat aux allures de consécration, dans le mythique Madison Square Garden... Mais comment expliquer que cette entreprise de canalisation et d’euphémisation de la violence n’ait pas simultanément conduit le free fight à perdre son public originel ? Deux éléments permettent en fait de rendre compte du succès persistant de cette pratique. Chez les combattants, d’abord, il s’est imposé durablement, via le MMA, comme un style de synthèse empruntant aux arts martiaux traditionnels leurs techniques les plus efficaces. Auprès du grand public, ensuite, la mythologie - jamais vraiment démentie ni confirmée - des combats underground a imprimé dans l’imaginaire populaire une marque suffisamment indélébile pour entretenir le caractère transgressif originel de cette pratique.

Free fight et mondialisation libérale : la piste de l’homologie

On avancera pour terminer l’hypothèse selon laquelle ce rapport du free fight à la règle peut être éclairé grâce à la théorie de l’homologie structurale, telle qu’elle a été définie par Panofsky (1967) puis par Bourdieu (1979). Selon cette théorie, deux formes sociales peuvent être liées entre elles, comme c’est le cas pour l’architecture gothique qui, selon le célèbre exemple de Panofsky, « découlerait » de la pensée scholastique. Par exemple, le fait que chaque partie des églises gothiques soit subdivisée en trois parties renverrait au fait que, dans les traités de scholastique, la pensée est toujours présentée suivant un plan en trois parties... De la même manière, il existe une homologie saisissante entre le free fight et l’avènement de la mondialisation libérale. Dans les deux cas, on observe en effet des phénomènes de dérégulation et de mise en concurrence d’individus et de techniques, dont la justification repose sur une quête d’efficacité. On considère alors que les règles qui faussent la concurrence sont essentiellement liées à des contextes nationaux, historiques et culturels et que, dans une perspective mondialisée, ces barrières doivent disparaître. Mais simultanément, cette posture libérale est contrebalancée dans les deux cas par des tentatives d’endiguement des excès ou violences qui en résultent : protectionnisme, régulation de la concurrence et des échanges internationaux d’un côté ; introduction de rounds et de catégories de poids, interdiction de certains coups de l’autre. Pour être validée, la thèse de l’homologie requiert toutefois d’identifier les vecteurs de circulation de cette idéologie libérale entre les univers économique et sportif. Dans une perspective marxiste, on pourrait appréhender le free fight comme étant déterminé par les rapports de production caractérisant l’économie libérale contemporaine. La création de l’UFC à l’initiative d’un publicitaire américain, la politique marketing dont elle a fait l’objet, ses rapports avec le monde du jeu (et le refus du champion mythique russe, Fédor Emelianenko, d’y combattre ?) pourraient accréditer cette approche. Pourtant, c’est plus sûrement du côté de la réception que se situe la clé de compréhension la plus pertinente. Il est en effet étonnant de constater que cette discipline a pris son véritable essor dans les années 1980-1990 dans un environnement historique et géographique (Etats-Unis puis Japon) où l’idéologie libérale connaissait une forme d’apogée. Elle n’a en revanche été légalisée en France qu’en 2008. Pour être considérée comme pertinente, cette hypothèse devra toutefois être confrontée à la réalisation d’une étude plus poussée des publics de pratiquants et d’amateurs de MMA.

Bibliographie

Becker H., Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Métailié, Paris, 1985 [1963]. Bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement. Ed. de Minuit, Paris, 1979. Elias N., Dunning E., Sport et civilisation : La violence maîtrisée. Fayard, 1994 [1986]. Kersan D. & Amoussou B., Sur le ring : Le phénomène Free Fight. Hugo et Compagnie, Paris, 2006. Loret A., Génération glisse : dans l’eau, l’air, la neige, la révolution du sport des « années fun ». Autrement, Paris, 1995. Panofsky E., Architecture gothique et pensée scolastique. Ed. de Minuit, Paris, 1967. Pociello C., Les cultures sportives : pratiques, représentations et mythes sportifs. PUF, Paris, 1995. Vanoyeke V., La naissance des jeux olympiques et le sport dans l’antiquité. Les Belles lettres, Paris, 1992. Weiss S., Tendance Free Fight. Chiron, Sciences du Combat, Paris, 2007.

[1] Ces analyses s’appuient sur une enquête en cours, menée par Y. Dalla Pria, L. Tessier et W. Brubach, comprenant l’observation d’entraînements et de tournois, une série d’entretiens semi-directifs menés auprès de pratiquants ainsi que des sources secondaires (ouvrages et magasines spécialisés).

[2] Cette histoire du free fight n’a pas encore été l’objet de travaux historiques, ni en langue anglaise, ni en français. Nous l’avons donc reconstituée en recoupant différents témoignages publiés dans des ouvrages (ex : Kersan & Amoussou, 2006) ou sur des sites internet spécialisés (ex : www.grapplearts.com). L’histoire du free fight, bien que récente, semble cependant particulièrement saturée d’aspects mythiques restant sujets à caution.

[3] Voir également Loret (1995)