Ultrafond et discipline sur soi

L’entraînement est un véritable révélateur du rapport à l’effort sportif. Le nombre d’entraînements, leur durée et leur intensité sont autant de facteurs susceptibles de le faire varier bien sûr. Mais quel que soit le niveau ou le mode de pratique, l’entraînement est surtout présenté comme le moyen par excellence d’améliorer ses performances ou d’avoir la condition physique nécessaire pour terminer des épreuves comme le marathon des sables, ce qui suppose pour ces sportifs, de manière quasi inévitable, d’endurer des formes de souffrances plus ou moins exacerbées. Cette épreuve par corps rythme le quotidien de la plupart des coureurs d’ultrafond interrogés. Cette forme d’ascèse sportive peut être valorisée même si un palmarès sportif international n’est pas en jeu. Si celle-ci ne sert pas directement à tirer profit d’une victoire ou d’une performance quelconque, elle renforce en effet l’idée selon laquelle il faut faire des efforts pour progresser et atteindre un état meilleur (amélioration des performances, mais aussi de la condition physique et des potentialités musculaires...). Ainsi, les expressions « se faire mal », « progresser » et « se dépasser » évoquent les valeurs cardinales de l’effort sportif. La souffrance et le dépassement de soi ne constituent plus seulement des contraintes inévitables, mais incarnent des valeurs positives relatives à une vision humaniste où l’homme, par ces épreuves, ne pourrait devenir que « meilleur ».

« L’effort pour moi c’est puiser dans son organisme ou son mental les ressources nécessaires à dépasser un état passager difficile (fatigue ou douleur). Pour moi, dans le sport c’est sentir que mon corps travaille, qu’il puise dans ses ressources, raisonnablement, pour s’améliorer » [E.B., femme, 29 ans, chef de projet en marketing] « Je crois aussi que la course à pied m’a considérablement fait progresser dans la connaissance de mon corps et donc dans la confiance que je peux faire à ses capacités en les entretenant » [P.B., homme, 53 ans, directeur de recherche]

L’entraînement, par les efforts répétés et plus ou moins intenses qu’il exige, constitue une des dimensions, peut-être la plus visible, des formes de discipline physique exercées par les sportifs. Celle-ci se complète pour beaucoup par le respect d’une hygiène de vie impliquant des privations d’ordre alimentaire (afin de maintenir un poids de forme par exemple) ou relative plus généralement à la vie sociale et familiale (diminution des sorties ou gestion stricte du temps de sommeil).

« Pour le marathon des sables où l’entraînement était vraiment intense, je prenais souvent un RTT le vendredi pour faire mes séances de 3 à 5h afin de ne pas empiéter sur le WE et le temps passé en famille. Mais bien sûr, toute la famille a vécu au rythme du marathon des sables pendant prés d’un an, et tous ont suivi mon régime alimentaire de décembre à avril. (...) Pendant mes périodes de préparation, j’évite les invitations pour limiter les écarts alimentaires... par contre entre 2 périodes de préparation, il y a une période de 15 jours à 1 mois pendant laquelle on en profite pour voir les amis ! » [J.V., homme, cadre commercial]

La discipline physique propre à la pratique sportive peut de la sorte se diffuser à l’ensemble des sphères de la vie quotidienne. La surveillance du poids corporel constitue à cet égard un élément primordial. En effet, la perte de poids engendrée par ou pour la pratique permet certes une amélioration des performances, mais modèle aussi le corps. Celui-ci participe directement à l’expression identitaire des sportifs.

« D’une façon générale je cherche à ne pas trop manger à chaque repas, j’évite les plats gras ou les sauces, et bien que j’aime particulièrement les fromages je n’en prends qu’une fois par semaine. Mon objectif est de consommer régulièrement 5 à 7 fruits et légumes. Et je bois entre les repas 1,5 l d’eau hors période chaude. (...) Mon souci est de satisfaire les besoins en évitant la prise de poids ; je travaille essentiellement sur les quantités consommées et sur la nature des aliments. Mon poids de forme pour bien courir est 65 kg ; mon poids en période d’entraînement est de 66-67 kg. Et c’est en surveillant un peu plus mon alimentation en période d’entraînement avant un objectif que j’arrive à mon poids de forme. Je ne tiens plus les 67 kg dès que je ralentis sérieusement l’entraînement, par exemple en période hivernale durant laquelle je fais souvent une coupure d’environ 1 à 2 mois d’entraînement. Dans cette saison la nature des aliments et la température me font souvent reprendre un ou deux kg » [P.B., homme, 54 ans, ingénieur] « [L’ultrafond a apporté] des changements, bien sûr, une endurance assez exceptionnelle au boulot et dans ma vie familiale. Une façon de voir les choses toujours du coté positif et presque tout le temps dans la bonne humeur. Une vision de moi dans la glace qui me plait bien (je dirais que je m’aime bien en sportif de longues distances). De plus, le sport demande une attention au niveau hygiène de vie qui est très bénéfique pour les autres branches de la vie de tous les jours » [A.V., homme, 46 ans, technicien]

L’aspect contraignant de l’effort sportif a cependant tendance à masquer son caractère plaisant. Les pratiquants affirment en effet prendre plaisir dans l’effort sportif lui-même, à travers les sensations qu’il procure et qui recouvrent plusieurs aspects : ressenti corporel agréable (lié par exemple à la production d’endorphines ), impression d’aisance et de bien-être (la forme et les formes) et sentiment positif de réaliser quelque chose (ne pas se laisser aller). « Faire un effort, c’est se forcer à faire quelque chose donc pour moi c’est une contrainte que l’on s’impose. Et donc, si on s’impose une contrainte c’est forcément pour obtenir quelque chose en contrepartie. Dans le sport, la contrepartie peut être le plaisir d’obtenir le chrono pour lequel on s’est entraîné, le plaisir de maintenir un poids de forme, ou tout simplement le plaisir d’atteindre cet état second que l’on trouve dans l’ultra... » [J.V., homme, 46 ans, cadre commercial] « L’effort induit obligatoirement pour moi une forme de plaisir et de bonheur : de se fixer l’objectif, de tout faire pour l’atteindre, et de la satisfaction d’y être arrivé » [R.J., homme, 57 ans, directeur de cabinet] La pratique de l’ultrafond s’appréhende comme le résultat de l’exercice d’une discipline sur soi au caractère non seulement physique mais aussi social par les privations ou les réaménagements des rythmes de vie qu’elle peut impliquer.

Se grandir par l’effort

Jusqu’à présent nous avons essentiellement évoqué l’effort sportif en termes de pratique et mis en exergue les valeurs morales qui lui sont attachées notamment à travers l’idée de discipline que le sportif s’impose à lui-même. En fonction du mode et du niveau de pratique, les enjeux des performances sportives réalisées ne sont certes pas du même ordre mais revêtent toutefois des significations morales et sociales dépassant la seule dimension sportive. Elles s’appréhendent au regard des intérêts propres à l’espace de pratique en lien avec les propriétés sociales des acteurs notamment l’historicité de leur rapport à l’effort sportif . Pratiquer depuis le plus jeune âge ou avoir débuté plus tardivement, s’entraîner régulièrement ou non, une ou plusieurs fois par semaine, être ou non engagé en compétition, être issu d’une famille "sportive" ou non, etc. sont autant d’éléments explicatifs du rapport à l’effort sportif d’un individu particulier. Il se construit à travers les nombreuses expériences de l’individu et les significations que lui-même et les autres leurs attribuent. C’est de la sorte par les significations sociales que peuvent recouvrir les valeurs morales attribuées à l’effort sportif que les sportifs peuvent se grandir par l’effort, ce que les développements qui suivent cherchent à expliciter. L’histoire longue dans laquelle s’inscrit la réalisation d’une performance sportive et/ou corporelle renvoie à une « connaissance par corps » de l’effort sportif qui s’objective dans un savoir-faire et un savoir-être en rapport avec l’activité pratiquée. Les coureurs à pied évoquent ainsi souvent la nécessité de savoir gérer son effort surtout sur de très longues distances comme en ultrafond. Cette gestion s’acquiert progressivement, dans le domaine de la course à pied, voire dans d’autres activités sportives pratiquées auparavant comme le cyclisme, le triathlon ou l’aviron. Plusieurs coureurs interrogés ont ainsi reconverti dans la course à pied des compétences sportives acquises dans d’autres disciplines sportives, caractérisées par des efforts en endurance. Indépendamment de la réalité d’un possible transfert de telles dispositions d’un domaine à un autre, de nombreux coureurs présentent leur rapport à l’effort sportif fait d’ascèse et de dépassement de soi comme une véritable compétence mise à profit dans le milieu professionnel.

« Depuis 1999, année de ce premier [triathlon] longue distance à Nice, ma vie professionnelle a beaucoup changé. Mon directeur de l’époque et son successeur encore en poste actuellement m’ont dit l’un et l’autre, en suivant mon parcours sportif, avoir découvert une autre personne durant ces épreuves. Ils m’ont dit, quelques temps après m’avoir confié de nouvelles tâches professionnelles, que, dans ces épreuves de triathlon longue distance, le vrai caractère des gens se mettait plus à jour, et qu’il était difficile de tricher en voulant faire apparaître telle ou telle illusion, en voulant cacher telle ou telle timidité. Sincèrement, je crois en leurs mots, et j’encourage mes enfants à suivre ce chemin du sport. Non pas sur le chemin du long, mais sur le chemin du courage, sur le chemin de la gagne, sur le chemin de donner aux autres en faisant du sport collectif. Je pense que pratiquer le sport propre (sans dopage) est une très très belle entrée dans la vie et souvent même un bon tremplin pour la suite. Que serait ma vie sans le sport ? » [B.C., homme, 45 ans, employé]

Si cette compétence, réelle ou potentielle, peut pour certains être à l’origine de profits directement monnayables sur le marché de l’emploi, elle revêt également, et peut-être de manière plus fréquente, des significations symboliques en termes de reconnaissance sociale et/ou professionnelle. La valorisation symbolique que procure l’engagement, mais surtout le fait de terminer un marathon des sables par exemple, tend à être accentuée dans le cadre professionnel. L’identité de « sportif de l’extrême » capable de relever des défis exceptionnellement difficiles est incontestablement valorisante. Les participants au marathon des sables apparaissent « extraordinaires » aux yeux des gens « ordinaires ». Courage, volonté, détermination et dépassement de soi participent pleinement à la définition de leur identité personnelle et professionnelle.

« C’est effectivement considérable... fou même [de passer de deux footings par semaine à l’utrafond]. Mais à l’époque j’avais besoin de vivre quelque chose de très fort... de me surpasser, de prouver aux gens qui m’entouraient [au niveau professionnel] de quoi j’étais capable en termes d’endurance, de résistance. C’est hallucinant comme vous êtes perçu après une telle course » [N.L., femme, 38 ans, journaliste]

Pour ces pratiquants d’ultrafond, majoritairement issus des classes moyennes et supérieures, la discipline sur soi qu’impose cette activité leur apporte un capital moral incontestable que sans doute leur activité professionnelle ou leurs autres activités de loisirs ne sont pas en mesure d’apporter. Elle suscite en effet généralement l’admiration des sportifs comme des non-sportifs, ce que relaient bien volontiers les médias. Elle est d’ailleurs d’autant plus louée qu’elle apparaît comme librement choisie et voulue. Les coureurs mettent aussi beaucoup en avant les bienfaits en matière de santé qu’ils associent à leur pratique et à l’hygiène de vie qui en découle.

« Depuis que je pratique un sport (depuis 1999), ma vie a changé : Je pèse 20 kg de moins. Ma tension artérielle est passée de 18/10 à 12/7. Je ne suis plus malade (un rhume tous les 2 ans environ). Mes analyses sanguines sont à encadrer » [F.M., homme, 40 ans, commercial] « Je crois que pour mon cas le sport c’est la santé. Quand je m’entraîne tout va bien et quand j’arrête des petits bobos arrivent. (...) Maintenant le sport que je pratique demande d’être à l’écoute de son corps et de sa santé donc d’être attentif aux signaux d’alarme que le corps nous envoie. La connaissance de soi est importante pour notre santé et la course à pied nous aide à écouter notre corps » [A.V., homme, 46 ans, technicien] « Tout d’abord les matins où je ne cours pas, je suis un peu moins vif. Par contre depuis 4 ans je me sens vraiment beaucoup mieux et surtout plus résistant : aucun jour d’arrêt de travail pour une grippe, ni rhume. Et un pep’s à revendre. L’autre point positif c’est que je baisse de moins en moins les bras, déjà que j’avais pas tendance à lâcher prise facilement devant les problèmes. Physiquement et mentalement pour ma part je ne vois que du plus » [V.B., homme, 39 ans, informaticien]

Conclusion

Le rapport à l’effort sportif qui a priori peut apparaître comme relevant du seul domaine du ressenti corporel intime renvoie en réalité à des conceptions morales où ascèse et mérite sont étroitement liés. Les individus associent en effet à l’effort des valeurs positives à tel point qu’avoir « le goût de l’effort » est valorisé . Mais l’échelle du mérite ne s’appuie pas sur les seules capacités physiques, souvent assimilées à de véritables dons. Au contraire, elle met en exergue les efforts consentis soulignant ainsi la volonté et la persévérance mises en œuvre pour surmonter une difficulté. L’effort n’est pas uniquement loué pour ses finalités « utilitaires » (remporter une compétition, réaliser une performance, sculpter son corps...) mais aussi, et peut-être surtout, pour ses finalités « morales » et « sociales ». Le courage et la volonté de l’individu, mis au service d’une activité a priori totalement gratuite, sont soulignés. Mais savoir faire des efforts est également valorisé hors du monde sportif, dans le milieu professionnel par exemple. Les sportifs n’hésitent pas de la sorte à faire reconnaître cette compétence comme gage d’un engagement de qualité. Pourtant, il est difficile de prouver qu’une aptitude à l’effort, sportif en particulier, soit transférable dans d’autres domaines d’activités. Aborder la question des conditions d’exercice et des contraintes disciplinaires des sportifs à travers une lecture du rapport à l’effort sportif des individus nous a conduits à principalement évoquer son caractère ascétique renvoyant à l’idée d’exercice d’une véritable discipline sur soi qui, dans les contextes considérés ici, présente souvent un caractère vertueux. Or, certains individus, sportifs ou non, dénigrent aussi ces formes d’ascèse et dénoncent parfois la violence du dépassement de soi . Ces jugements de valeur se comprennent par la prise en compte des intérêts des acteurs en relation avec les positions qu’ils occupent au sein de l’espace sportif lui-même traversé par des logiques d’engagement plurielles . Une perspective diachronique peut s’avérer à ce propos utile. L’avancée en âge et la baisse des performances par exemple concourent fréquemment, en particulier chez les sportifs de haut niveau, à diminuer leur engagement sportif et parfois à prôner une éthique tournée davantage vers le plaisir et la satisfaction personnelle que vers la nécessité de « dépasser ses limites ».

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