Télécharger cet intervention : « Se faire violence » comme condition d’un métier d’élite : analyse de l’apprentissage du football professionnel

Introduction En matière de football professionnel, l’évocation journalistique ou académique de la violence renvoie presque systématiquement aux comportements agressifs et aux échauffourées qui prennent place dans les gradins. Qu’il s’agisse des tribunes, voire parfois du jeu, le terme est mobilisé par décrire des dysfonctionnement, des « dérives » qui enfreignent les normes sportives. Il n’y aurait donc « violence » que lorsque la règle est subvertie, que lorsque les évènements rompent avec le fonctionnement normal de l’activité. Or, comme le rappelle Charles Suaud, « avant d’être une « dérive », la violence est une partie constitutive du sport » puisque celui-ci se caractérise par l’articulation contradictoire de « l’engagement dans un rapport de force physique et mental a priori sans retenue » et « le respect de règles dûment établies » (Suaud, 2008). Il existe donc une violence intrinsèque à la pratique sportive, une violence régulée qui tend à être invisibilisée par des représentations historiquement constituées qui font du sport une pratique « saine » et éducatrice. Les observations menées au sein d’une institution de formation au football professionnel montrent de la même manière comment la pratique enseignée consiste en une mise en jeu réglée de la violence. L’enquête socio-ethnographique [1] réalisée dans une structure de formation d’un grand club professionnel accueillant environ 130 jeunes apprentis permet d’étayer cette thèse (Bertrand, 2008). Elle révèle, en effet, que l’activité telle qu’elle est enseignée comporte une dimension agonistique importante, les rapports de forces physiques (les contacts) et mentaux (impressionner l’adversaire, « se faire respecter ») devant être mis au service d’une logique d’efficacité, de ce que l’on peut nommer une « culture de la gagne » qui structure le rapport à la compétition. Dans ce contexte, être « agressif », « méchant », sont des vertus réclamées aux aspirants footballeurs. Ces comportements dans le jeu ne sont cependant légitimés que parce que les acteurs maintiennent une frontière entre la « bonne agressivité », maîtrisée, et la « violence » (« le jeu dangereux »), désignée comme telle parce qu’elle enfreint les règles et les normes qui régulent les rapports de force (Peneff, 2000). La réaffirmation chez les joueurs comme les entraîneurs de cette frontière illustre bien combien l’activité consiste en un exercice maîtrisé et réglé de la violence qui n’est légitimée que si elle se conforme à certains usages (au point qu’elle n’est alors plus désignée comme telle). La violence, entendue comme un rapport de force physique et mental, est donc tout à la fois exigée et déniée. La question de la violence dans l’analyse de cet apprentissage ne s’arrête cependant pas aux confrontations qui se déroulent sur les terrains. Il apparaît en effet que l’entreprise de formation confronte les aspirants footballeurs accueillis entre 12 et 19 ans à un haut degré de violence sur soi et que l’apprentissage dans ce cadre peut se lire, en grande partie, comme la socialisation à ce type de manière d’être. Notre texte prend donc pour objet une autre forme de violence que celle des terrains et présente les modalités principales de cette socialisation d’autant plus puissante qu’elle est le fait d’une institution enveloppante qui génère, sur une longue durée, un haut degré de pratique (intensité de l’apprentissage) que permettent aménagements scolaires (horaires adaptés, cursus du baccalauréat en 4 ans) et, pour la moitié des apprentis, hébergement sur place.

1. La résistance physique : le corps objet de la « violence sur soi »

Parce que le corps constitue un enjeu central de la production de ces champions sportifs, c’est d’abord dans les usages du corps qui sont enseignés aux jeunes aspirants footballeurs que l’on peut observer cet apprentissage. La formation est, en effet, le lieu de construction de dispositions corporelles spécifiques et ascétiques car la préparation au métier suppose l’engagement du corps au service du football et la soumission de celui-ci aux impératifs de l’urgence sportive. Le « corps dominant » (Faure, 2000) dans cet espace est le produit du façonnement sportif et il se différencie des cultures somatiques de classe même s’il a plus de chances d’entrer en résonance avec le rapport au corps des milieux populaires dont sont issus une majorité de nos enquêtés (57,5% de pères ouvriers ou employés sur 47 cas), même si les fils de cadres et professions intellectuelles supérieures sont loin d’être exclus (19,1 %), témoignant d’une composition très proche de celle relevée par les travaux statistiques réalisés précédemment (Slimani, 2000). Le corps ainsi promut est un « corps-outil », instrumental, qui mêle exploitation intensive des ressources et résistance physique. La résistance est ainsi promue comme une valeur cardinale et son corollaire, l’acceptation de la douleur, comme une condition d’accès au métier qui vient s’ajouter aux exigences athlétiques accrues sur le marché du travail footballistique. C’est ce dont témoignent particulièrement les injonctions et les corrections qui accompagnent les exercices d’apprentissage. D’une part, l’appropriation agonistique de la pratique et l’inclination à l’affrontement physique vont de pair avec le renforcement d’un rapport résistant aux coups et aux douleurs. La manière dont les éducateurs exigent de ne pas s’arrêter sur ces douleurs est révélatrice de ce traitement du corps : ils se montrent souvent plus réticents que les joueurs à arrêter le cours du jeu quand un des apprentis reste au sol et les mêmes expressions viennent quasi-systématiquement sanctionner les maux exprimés par les joueurs : « c’est rien », « c’est le métier qui rentre », « serre les dents ». En euphémisant ou déniant l’importance du ressenti, ces injonctions les incitent à « ne pas s’écouter » et en remettant régulièrement en cause la réalité des douleurs (« arrête ton cinéma » s’exclament-ils régulièrement), ils répriment l’expression des sensations. La douleur doit donc être dépassée et oubliée rapidement et s’apprend ainsi une certaine insensibilisation aux coups. D’autre part, cette construction d’un corps « dur » se prolonge dans l’intériorisation d’un rapport ascétique à l’effort. Le corps se doit aussi d’être résistant dans le travail. Pour les entraîneurs, la progression n’est pas pensable sans douleur et de nombreux commentaires, que l’on pourrait résumer par la formule « c’est ce qui fait mal qui fait du bien », vont dans le même sens. Si cet ascétisme corporel est particulièrement mobilisé lors du travail athlétique, on en retrouve la trace dans les exercices de répétition qui peuvent être douloureux (amortis de la poitrine, passes de la tête, etc.) où il convient de « se faire le cuir » selon l’expression d’un entraîneur très significative de cet endurcissement du corps. Comme dans certaines professions artistiques (pianistes (Alford & Szanto, 1995) et danseurs (Sorignet, 2006) par exemple), tenir face à la douleur fait partie des exigences professionnelles et la culture sportive acquise fait de la douleur une condition inhérente à l’exercice du métier. L’inculcation de ce rapport au corps explique que certains exercices (comme les tests d’endurance particulièrement éprouvants) soient construits comme des épreuves du dépassement de soi. Les entraîneurs leur répètent à cette occasion attendre de « voir ce qu’ils ont dans le ventre » ou « dans le tripes », les joueurs doivent leur montrer une « envie de se faire mal » et leur aptitude à « aller au bout de soi ». C’est cette même logique qui explique le rapport aux blessures des apprentis. Tout d’abord ces apprentis n’échappent pas au paradoxe souvent souligné à l’égard des athlètes de haut niveau selon lequel s’ils « passent pour des modèles d’excellence en matière de condition physique, (ils) souffrent en permanence de blessures et de douleurs » (Defrance, 2000, 54). Aussi le football professionnel a-t-il pu être qualifié d’« occupation à haut risque » (Roderick & Waddington, 2000, 166). Dans la structure de formation observée, les blessures constituent également une réalité familière pour les apprentis. De l’aveu même du kinésithérapeute du Centre, l’apprentissage n’est pas nécessairement bénéfique aux corps : « comme ce sont des sports où, de plus en plus, ils pratiquent tôt et de plus en plus en temps, en volume, ils sont un peu détraqués » déclare-t-il. Ainsi, d’après la comptabilisation des déclarations d’arrêt de travail faite par le médecin du Centre, les joueurs sous contrat de formation ont connu, en moyenne, presque 32 jours d’arrêt dans la saison. De la même manière, si les joueurs de 17 et 18 ans n’ont, en moyenne, effectué « que » 260 séances d’entraînement durant cette saison c’est en raison des arrêts liés aux blessures qui sont à l’origine de la grande majorité de ces absences. Ils ont motivé la défaillance à 51,5 séances par joueur (soit l’équivalent d’environ 16 % du programme). L’intensité de la pratique est aussi l’occasion de blessures sérieuses. Ainsi, entre le début de leur formation et le moment de l’entretien, la moitié des apprentis interviewés avait connu une convalescence d’au moins trois mois et un quart avait déjà subi une opération chirurgicale liée à leur investissement dans la formation. De plus, outre ces signes d’usure des corps, on observe la propension des apprentis à taire et « passer par dessus » les douleurs et les blessures afin de maintenir la continuité de l’engagement. La dissimulation des douleurs qui permet de jouer blessé est fréquente chez les enquêtés comme chez les professionnels (Roderick, 2006) et cette porosité de la définition de la blessure incarne l’intériorisation de l’urgence sportive. La médicalisation intense de la pratique et les incitations multiples des formateurs à se rendre disponible pour l’équipe ne font que renforcer cette tendance à la normalisation de la douleur. L’impatience récurrente des apprentis à l’égard du personnel médical montre à quel point ils ont intériorisé cette contrainte. Certes, la dissimulation des douleurs ne va pas sans une discrimination de celles-ci qui, fondée sur l’aptitude pratique à déchiffrer les douleurs selon leur dangerosité pour le capital corporel, est révélatrice de la double contrainte d’« user de son corps sans jamais l’user » (Papin, 2007, 237). L’apprentissage du football dans cette institution, par ses exercices ou sa gestion médicale, façonne chez les apprentis cette disposition à faire violence à son propre corps, mais à le faire de manière maîtrisée, nourrie du souci de la préservation du capital corporel et d’un « sens de l’épargne corporelle » (Wacquant, 1989, 62) qui alimente l’appropriation d’une série de pratiques orientées vers le corps (soins, prises de vitamines [2] , sieste, étirements, hydratation régulière, etc.). 2. La résistance psychologique : formation et lutte sur soi L’intériorisation de la violence sur soi n’est, cependant, dotée de toute sa force que parce qu’elle ne se limite pas au traitement du corps, que celui-ci n’en constitue qu’une de ses facettes. Les privations et la domination d’aspirations contradictoires d’une part, et le poids de l’incertitude sportive d’autre part, sont des contraintes imposées par l’institution qui supposent une forte endurance psychologique. La conversion à un régime de vie centré sur la performance athlétique et l’engagement continu dans des enjeux spécifiques génèrent fréquemment tensions et frustrations par la limitation importante à laquelle ils soumettent les autres investissements sociaux (Bertrand, 2008).

2.1 Les tiraillements : éloignement affectif et sollicitations amicales C’est tout d’abord l’éloignement d’avec la famille, surtout lorsqu’il intervient dès douze ans, qui est souvent énoncé par la moitié de nos enquêtés contraints à cette séparation comme « difficile à vivre ». Devoir « partir de chez soi » a, semble-t-il, constitué ainsi un critère important dans le choix du club formateur et la nécessité de cette rupture a ralenti l’inscription dans une telle formation d’une petite minorité d’apprentis. L’entrée en formation donne ainsi à voir, dans la plupart des cas, un rapport de force entre des aspirations contradictoires, le coût affectif n’étant dépassé que grâce à la force de l’élection sportive auprès de jeunes déjà fortement investis dans le football. La difficulté récurrente à vivre les premières années d’internat est un autre indicateur du poids de cette contrainte. Ils sont nombreux à raconter ces instants où ils ont eu envie de « tout lâcher » et à évoquer les camarades qui « craquaient » à l’internat : « C’est vraiment dur la première année. Ben déjà c’était l’internat, donc déjà c’était pas évident, et j’en ai vu plein qui craquaient quoi. Plein qui pleuraient le soir et tout » [joueur de 18 ans, arrivé au club à 14 ans]. Des « moments durs » à la tentation de l’abandon, très rares sont les joueurs qui font un récit sans heurs de leur formation. Avec la progression dans le cursus, ce sont de plus en plus les privations liées à un mode de vie ascétique qui placent les apprentis face à des tensions intra-individuelles, type de tensions dont Bernard Lahire a pu montrer que leur fréquence était souvent minorée par l’analyse sociologique qui tend à surestimer l’ajustement heureux entre l’acteur (et ses dispositions) et sa position (ou ses conditions d’existence), le rapport enchanté à la situation, ou, pour le dire autrement, la « complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de la situation sociale » (Lahire, 1998, 54). Pour les apprentis, l’engagement dans la formation va de pair avec la restriction des activités de loisir. L’intensité de l’emploi du temps qui leur donne souvent l’impression de mener une « course », les limitations imposées par la vie à l’internat mais également la mise en œuvre d’un auto-contrôle généré par l’intériorisation de la primauté des enjeux sportifs et du souci de la préservation du corps favorisent la réduction des activités et plus particulièrement celles qui mettent en jeu le corps. Pour une grande majorité d’enquêtés, la limitation des activités de détente et la réduction des vacances sont vécues comme des sacrifices, en particulier lorsqu’ils sont confrontés aux sollicitations amicales. Leur intériorisation d’une morale ascétique de l’ajournement des plaisirs s’actualise donc face à ces sollicitations (sorties nocturnes, ski, etc.) et le récit de cet apprenti en donne une illustration significative : « Faut savoir faire des sacrifices. Moi, même si on me dit, mes potes c’est vrai qu’ils me disent souvent : “Sors allez !”. “Non, ce week-end j’peux pas”. C’est vrai qu’ils comprennent pas trop parce que c’est vrai qu’à 18 ans on aime bien sortir tout ça, mais bon c’est comme ça, j’regrette rien bon... le principal c’est d’avoir essayé après je regretterai pas du tout, on a quand même une belle vie, d’être ici. C’est pas donné à tout le monde » [joueur de 18 ans, interne]. Parce qu’ils sont tiraillés par ces incitations génératrices d’aspirations inassouvies, ils ont souvent l’impression de « passer à côté » de leur jeunesse ou de leur adolescence malgré les temps de décrochages épisodiques qu’autorisent les vacances.

2.2. Remises en cause sportives et crises de la vocation Outre l’éloignement et les privations qu’engendre la formation, c’est aussi dans la relation d’apprentissage elle-même que les apprentis footballeurs intériorisent un rapport à eux-mêmes marqué par la résistance. La récurrence de certaines métaphores employées par les joueurs (se faire une « carapace », « se blinder ») est révélatrice de ce rapport à soi. Son intériorisation se traduit ainsi par la « violence » qu’il faut s’infliger à soi-même en vue de réussir, notamment en résistant à celle des formateurs. En effet, le mode d’autorité dans la formation se caractérise par un assez haut degré de violence qui tranche avec ce qu’ils ont pu connaître par ailleurs. Ils sont nombreux à exprimer leur surprise à l’égard des remises en cause dont ils ont pu être l’objet. Romuald, au club depuis quatre ans, peut ainsi raconter comment ce traitement a contribué à rendre difficile sa première année : « Au début j’étais quelqu’un, surtout quand on m’engueulait, on m’engueulait c’était encore pire parce que j’m’enfonçais. Parce que des fois c’est vrai que, quand on était à VL [son ancien club] c’est vrai ben c’est bien, mais ils nous gueulaient pas trop dessus. Quand j’suis arrivé à X [club enquêté].,“ouais t’es nul qu’est-ce tu fais !” Tout ça, ils te rentrent dans le chou, complètement. Moi j’avais pas l’habitude ». De la même manière, cet autre enquêté, au club depuis seulement six mois, est souvent déstabilisé par les reproches qui lui sont faits : « Surtout parfois je me dis que vu comment nous on nous, on me parle, je me dis que... J’sais pas si c’est du foot que je fais quoi. Ouais, sérieusement, parce que des fois on me, on me gronde tellement dessus que je me dis si... Mais j’crois sur moi-même hein. Y a des fois j’avoue, y a des fois j’ai envie de... Pff ! J’ai envie de parler à personne, j’ai envie de rester chez moi, j’ai pas envie d’affron... parce que tellement on m’a, on... J’sais pas. On m’a grondé dessus ça m’a, ça me casse quoi. (...). Ça fait qu’on est obligé quoi, parfois c’est difficile... Parfois t’as, tu loupes une passe, tu sais qu’à la mi-temps, on va te le dire, on va même te crier dessus » [joueur de 18 ans]. On comprend, de la même façon, que ce mode d’autorité heurte particulièrement ceux qui, comme ce père de joueur enseignant en lycée, sont davantage habitués à des formes d’autorité pédagogique euphémisées. Sa colère à ce sujet est intense et il ne l’a contenue que pour ne pas nuire à la carrière de son fils : « C’est clair que X d’un point de vue psychologique quand on est enfant c’est pas une sinécure hein. C’est pas ce qu’on peut faire de plus épanouissant pour l’enfance. Les entraîneurs, que j’appelle entraîneur, que j’appelle pas éducateur, sont des personnes qui ont toujours demandé l’excellence et qui ont toujours été excessivement durs avec lui. Il rentrait des fois en larmes, “il m’a dit que j’étais un gros nul”. (...). Ils demandaient des choses qui étaient disproportionnés aux enfants. Et puis bon toujours avec un mépris. (...). Alors ils ont tellement peur qu’ils aient la grosse tête ou je ne sais quoi, quand on entend qu’il faut pas féliciter, il faut pas etc., donc quand on est enfant, y a pas de félicitations et il n’y a que des choses qui vont pas ou “t’es un gros nul” (...). Moi je suis pas certain qu’on ait besoin de demander autant à des enfants et qu’on ait besoin de passer par autant d’humiliations pour arriver à devenir un joueur professionnel, ou pour arriver à l’excellence comme ils le disent (...). Mais c’est un terreau que moi j’aurais jamais imaginé pour mes enfants quoi. Ce qui m’a fait très vite bizarre mais bon... c’est... Moi je trouve ça, j’ai trouvé très vite ça vraiment médiocre comme éducation, comme manière de voir la vie et j’en démords pas ». Parce qu’il est partisan d’une autorité douce, la violence de sa charge contre les formateurs s’explique par son décalage avec le fonctionnement de cet univers. Un tel fonctionnement, mobilisant exposition continue au regard des formateurs, sanctions verbales directes des formateurs et dégradations symboliques qui les accompagnent, contribue à mettre les apprentis dans une situation de dépendance et d’attente des jugements et à asseoir le pouvoir des entraîneurs [3]. Il contribue ainsi à l’intériorisation du regard des formateurs sur soi-même, d’un regard correcteur et critique qui participe d’un rapport ascétique à la pratique en légitimant la violence de soi sur soi. Ces contraintes et ces propos ne prennent, cependant, toute leur force que parce que ces jeunes footballeurs sont immergés dans un univers concurrentiel et sélectif générant un rapport tendu et inquiet à l’avenir. L’apprentissage constitue, en effet, une expérimentation continue de la sélection et de la précarité du devenir, les débouchés professionnels n’étant pas du tout garantis aux membres du club. Ainsi, sélectivité de l’institution et degré de fermeture de ce marché du travail sportif s’additionnent pour produire cette instabilité. D’une part, l’apprentissage donne lieu à un écrémage progressif. Lors de la préformation (entre 12 et 14 ans), la sélectivité est produite par l’intense recrutement opéré par le club et le renouvellement induit des effectifs : lors des deux premières années un quart à un tiers des équipes est renouvelé en fin de saison. Entre 16 et 20 ans, alors que le marché du recrutement se rétracte, le processus de sélection passe par la réduction progressive des effectifs. S’ils sont stables jusqu’à 15 ans (une vingtaine de joueurs par génération), ils diminuent au fur et à mesure du cursus. Du fait de cette organisation, la concurrence interne devient une contrainte constante du quotidien des apprentis et cela d’autant plus que la gestion des effectifs dans le club alimente cette compétition. Chaque génération regroupe, en effet, un nombre d’éléments nettement plus conséquent que celui des joueurs pouvant participer aux compétitions. Cela permet une sélection et une hiérarchisation continues des aspirants au professionnalisme qui favorisent la constitution de la disposition à percevoir les pairs de façon combative. Les joueurs se trouvent alors engagés dans une course au « temps de jeu » dans laquelle ils intériorisent l’impératif concurrentiel selon lequel « il faut gagner sa place » comme ils le répètent souvent. D’autre part, si les joueurs enquêtés, situés en fin de formation, ont expérimenté cette sélection sévère, ils restent devant une incertitude tout aussi structurante : celle de l’accès au professionnalisme. Or la signature d’un contrat « pro » à l’intérieur du club est loin d’être garantie même aux joueurs arrivés en fin de formation : pour les cinq générations arrivées au terme de l’apprentissage entre 2002 et 2005, le nombre moyen de joueurs engagés par saison est de 3,2. Ainsi, d’après ces données, il est possible de dire qu’un joueur âgé de 15 ans avait en moyenne un peu moins d’une chance sur six d’entrer à terme dans l’équipe phare du club. Cependant, la possibilité d’une professionnalisation réussie ne se réduit pas au seul club : ainsi parmi les joueurs enquêtés ayant terminé leur formation, 44 % au total sont sous contrat dans un club professionnel (29 cas) . Cette mise en concurrence et cette incertitude, que vient renforcer le risque d’effritement du capital physique, sont elles aussi à l’origine de nombreux moments de malaises chez les joueurs qui sont régulièrement soumis à des déclassements internes. Le décalage que produisent ces déclassements entre des attentes incorporées au gré de leurs élections et consécrations sportives et une situation présente qui se caractérise par des sanctions sportives, est générateur de périodes de doutes (Demazière & Csakvary, 2002, 91) où pointe parfois le désir d’abandonner. Les moments de mal-être des enquêtés sont, en effet, souvent liés à une remise en cause sportive, à une chute plus ou moins brutale et durable dans la hiérarchie interne du club (perte d’une place de titulaire ou répétition d’une mise à l’écart du groupe lors des compétitions, accumulation de critiques verbales des entraîneurs, arrêts prolongés en raison d’une blessure). L’entretien réalisé avec Stéphane est un cas exemplaire de ce type de situation de déclassement. Peu titularisé au sein de son équipe, il vit un déclassement pénible par rapport à la saison précédente où, généralement titulaire, il avait parfois été nommé capitaine. Il vit, au moment de l’enquête, une saison où se succèdent les moments difficiles selon les aléas de sa position sportive : « Des fois j’en ai marre. Des fois tu te dis “ah ouais j’arrête hein”. Ah ouais, tout le monde s’est dit ça au moins une fois. Non moi à chaque fois j’essaye de me reprendre. Y a eu des moments durs, la première année j’ai eu dur, cette année souvent je joue pas, j’ai eu des moments difficiles hein. Au début de l’année j’ai eu un moment difficile où j’étais blessé, après je suis bien revenu j’ai joué. Après il m’a renlevé, ça y est je retombe dans une phase, c’est vachement difficile hein. (...). Donc à la fin de l’année mon contrat se termine donc j’ai pas le choix. Donc j’essaye de faire abstraction de tous ces problèmes. Mais des fois c’est difficile » [Stéphane, 17 ans, interne, arrivé au club à 14 ans]. Maintenir son engagement dans le Centre suppose alors de « tenir », résister en « prenant sur soi ». Ainsi, malgré la forte sélection des aspirants, la formation ne constitue pas, loin s’en faut, l’expérience permanente d’un enchantement, de l’adéquation entre ce qu’ils importent dans l’institution et les contraintes de celle-ci. Ils sont, en réalité, très souvent amenés à résister à ce que l’on peut nommer des « crises de la vocation » durant lesquelles le sens de l’engagement et des sacrifices vacille. 3. La normalisation de la violence sur soi : vocation et ascétisme d’élite Si les apprentis footballeurs acquièrent dans le rapport aux autres, par la concurrence avec les pairs et la sévérité des formateurs, un rapport à soi marqué par la violence, leur acceptation de ce sacrifices et tensions suppose des pré-dispositions adéquates. Ainsi, si l’engagement est pensé par les apprentis sur le registre de la réalisation passionnée, donc personnelle et libre (Faure & Suaud, 1999), il faut cependant souligner que cette intégration des jeunes apprentis dans l’univers footballistique n’a de chances de succès que parce qu’elle s’adresse à une population déjà fortement sélectionnée. En effet, ce n’est qu’à l’issue d’une longue pratique amateur durant laquelle, à force d’élections et de gratifications, les jeunes enquêtés ont acquis le sentiment d’être « doués », qu’ils franchissent le cap de l’entrée en formation. La précocité de leur socialisation footballistique constitue ainsi une condition qui favorise un tel engagement. Joueurs très fréquemment entrés rapidement dans cette activité sportive (presque la moitié d’entre eux a débuté en club avant l’âge de six ans), ils sont le plus souvent issus de familles imprégnées par une culture footballistique. Ils ont souvent été initiés à la pratique par un père lui-même pratiquant (deux tiers des pères ont joué en club dont un tiers a pratiqué dans des championnats nationaux (entre les divisions professionnelles et le niveau amateur national (CFA2)) alors que neuf des frères des enquêtés sur dix pratiquent ou ont pratiqué ce sport. Parce qu’ils ont, du fait de cette prime socialisation, toutes les chances de percevoir l’invitation à s’engager comme un appel à se réaliser soi-même et d’en reconnaître la valeur, les contraintes qu’elles impliquent peuvent plus facilement être légitimées à leurs yeux. De plus, il faut souligner que l’expérience de la formation ne se résume pour les apprentis pas à cette violence sur soi, sans quoi il serait difficile de comprendre leur engagement. Les injonctions des entraîneurs à « se faire plaisir » lors des entraînements et matchs contribuent à la sublimation des efforts consentis. Elles participent au maintien de l’ambivalence de l’activité et contribuent ainsi au maintien du sens de l’engagement et à la perpétuation de sa dimension vocationnelle. Si le travail et l’effort prennent une place centrale dans la représentation de la pratique, ces valeurs se conjuguent avec la préservation du plaisir éprouvé dans le jeu [4]. Plaisir du jeu réactualisé lors des séquences d’entraînement et complicité avec certains des camarades de promotion sont révélateur d’un univers sportif marqué par une double injonction récurrente et que connaissent les sportifs d’élite, celle à se « comporter en « vrais professionnels » » et à « garder un état d’esprit amateur, gage de la valeur morale de leur investissement » (Fleuriel & Schotté, 2008, 71). Préserver à l’activité le sens d’une « passion » contribue ainsi à favoriser le consentement au sacrifice. Ils sont portés à vivre leur expérience comme une « chance », celle d’échapper au travail « ordinaire » et à ses contraintes tout en poursuivant leur « passion ». Les apprentis sont alors enclins à opposer, selon le même schème de perception, l’apprentissage sportif et les contraintes scolaires comme l’illustrent les propos de ce joueur : « La jeunesse, j’pense qu’on en profite moins, parce que 16-25 ans c’est l’âge où tout le monde sort, tout le monde fait la fête et c’est vrai que nous, j’pense qu’on la fait un peu moins quoi.(...) Mais j’pense que le sacrifice il est pas énorme en comparaison de ce qu’on peut vivre dans le foot quoi. Toute l’émotion que ça nous apporte (...). On s’retient quoi. Comme le ski, j’me dis ben le ski, ben j’attendrai que je joue plus au foot quoi. Même si ça me fait chier d’en voir, “On part au ski, viens avec nous, y a de la bonne neige” ! Ils m’appellent “Oh, y a le soleil” [rires]. Tu les vois rentrer après les vacances ils sont tous bronzés, ils ont tous fait du ski... ça fait chier mais bon. Toi tu te dis que pendant qu’ils sont à l’école, toi tu joues au foot. Donc t’as une contrepartie et puis après tu fais ce que t’aimes. Et puis eux ils vont pas faire forcément un métier qu’ils vont aimer quoi. Ils vont se lever le matin, ils vont dire “Oh putain j’vais travailler” (...). Même si y a des sacrifices, j’pense qu’il y a aussi des avantages ». [joueur de 19 ans]. Vécue comme contre-partie à qu’ils perçoivent comme une « passion », la violence sur soi exigée par la formation est également normalisée au sein de la culture professionnelle qu’ils sont amenés à intégrer et transformée en voie de passage obligé pour l’accès à un métier d’élite. Si elles sont produites par la rationalisation de la formation, ces astreintes remplissent également une fonction symbolique en ce qu’elles sont transformées en épreuves à surmonter pour démontrer que l’on est à la hauteur de la dignité du club et de ses champions. « N’entre ici que celui qui a souffert » pourrait être la maxime qui synthétise les catégories de perception structurant cette culture professionnelle. L’institution travaille ainsi à banaliser ces tensions selon le principe voulant que, comme leur répètent très fréquemment leurs formateurs, ce métier, parce qu’il est « extraordinaire », exige des efforts exceptionnels. L’apprentissage est ainsi l’occasion d’intérioriser un rapport au métier dominé par un ascétisme d’élite qui fait de la résistance aux difficultés une condition de la réussite. Les moments de crises ou d’abattement sont ainsi perçues comme des épreuves qui endurcissent et elles jouent, d’une certaine manière, la même fonction probatoire que les « rites négatifs » décrits par Emile Durkheim dans l’ascétisme religieux (Durkheim, 1991, 529). Alors qu’avec ces rites le dépassement de la souffrance constitue une épreuve pour l’accès au sacré, les crises, au même titre que les douleurs entraînées par l’entraînement, semblent jouer le même rôle pour l’accession au professionnalisme. De la même manière, ces mises à l’épreuve répétées participent de l’intériorisation de ce qu’elles ne font qu’apparemment vérifier, c’est-à-dire la disposition ascétique à mener une lutte contre soi-même, qui, à la manière de la « domination d’un soi légitime sur la part illégitime de soi (...) engendre le sentiment de supériorité distinctive » (Lahire, 2004, 30). L’analogie avec les situations décrites par Emile Durkheim est toujours éclairante quand il affirme qu’il « est vrai que toutes ces pratiques sont souvent présentées comme des ordalies destinées à éprouver la valeur du néophyte et à savoir s’il est digne d’être admis dans la société. Mais en réalité, la fonction probatoire du rite n’est qu’un autre aspect de son efficacité. Car ce que prouve la manière dont il est subi, c’est précisément qu’il a bien produit son effet, c’est-à-dire qu’il a conféré les qualités qui sont sa première raison d’être » (Durkheim, 1991, 533). La résistance des joueurs et de leur sentiment de vocation est ainsi renforcée par la consolidation de leur disposition ascétique puisque le dépassement des tensions liées à l’incertitude de la formation ou des douleurs physiques, apparaît comme la modalité d’accès « normale » et légitime à l’espace du monde professionnel.

Conclusion Les différentes caractéristiques de cette matrice de socialisation que constitue la structure de formation étudiée permettent ainsi de mettre en évidence une cohérence qui dépasse la frontière tracée entre la résistance physique et psychologique. Se révèle ainsi de quelles manières les modalités de cette formation, aussi bien organisationnelles que symboliques, placent l’intériorisation d’une violence sur soi, c’est-à-dire un rapport de forces internes, au cœur de cette socialisation. Ainsi, l’inculcation de dispositions ascétiques à l’effort va de pair avec la normalisation d’une domination de soi (lutte contre des aspirations contradictoires et des sensations physiques en particulier) qui est construite comme une condition incontournable d’accès au métier de footballeur.

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[1] Trois matériaux principaux sont à l’origine des analyses. 58 entretiens ont tout d’abord été réalisés. Trente-trois ont été faits avec des aspirants professionnels âgés de 16 à 19 ans. De plus, la quasi-totalité des intervenants sportifs, médicaux, scolaires de la structure ont été rencontrés (n=16). Une observation prolongée à l’intérieur du club a constitué le deuxième volet de l’enquête. Environ 200 séances d’observation ont été menées à l’intérieur du club (soit entre 500 et 600 heures de présence dans la structure) auprès d’équipes situées en début et en fin de cursus. Si les terrains de jeux sont restés les lieux les plus accessibles (entraînements et matchs), d’autres espaces sportifs ont pu être progressivement et partiellement investis (vestiaires, salle de soin), tout comme leur lycée d’accueil (en tant que surveillant durant une année). Enfin, l’analyse de trente-six dossiers scolaires a permis de renforcer le degré d’objectivation des parcours des joueurs.

[2] Environ deux tiers des enquêtés déclarent en consommer parfois pour faire face à un « coup de fatigue » ou pour se donner un « coup de fouet ».

[3] On peut reprendre ici l’analyse que faisait Pierre Bourdieu de l’enseignement en classes préparatoires, notamment lorsqu’il montrait que déposséder les individus de leur valeur (par l’écrasement des notes par exemple) constitue un moyen efficace de se doter du pouvoir d’attribution de celle-ci (Bourdieu, 1989, 153).

[4] On peut noter, de la même manière, que la structure des programmes d’entraînement obéit aussi à une logique symbolique. Les exercices « devoirs » (travail athlétique, répétition de gammes, jeux très contraints) précèdent généralement ceux qui apparaissent alors comme la récompense du travail effectué. Ce constat se vérifie pour la programmation annuelle (la préparation de début de saison est assez largement consacrée au travail physique), pour les plannings hebdomadaires ou à l’échelle des séances dans lesquelles le travail le plus spécifique et contraint est placé en début d’entraînement alors que les formes de jeux en équipes clôturent souvent les entraînements. Se retrouve ainsi dans l’organisation des entraînements le poids de cette structure mentale qui fait des efforts contraints la condition de l’accès au jeu et à ses plaisirs.