Introduction

Une des particularités du football professionnel tient dans sa capacité à faire l’objet de lectures et d’analyses passionnées. Un jour loué, il est le lendemain dénoncé. Cette vision manichéenne conduit vers deux écueils intimement liés : elle nie la spécificité du football en tant que marché du travail sportif, et surtout elle néglige l’expérience quotidienne des footballeurs en tant que travailleurs. A rebours du discours institutionnel – repris par les pratiquants eux-mêmes – qui fait de « la passion » la seule modalité légitime d’appréhension de leur activité (Faure, 2007), l’objectif de notre travail de thèse en cours vise à saisir la condition des footballeurs professionnels en tant que travailleurs sportifs. A l’instar de travaux récents en sociologie du travail (Fournier et al, 2008), nous souhaitons comprendre comment les footballeurs s’ajustent aux contraintes propres à leur univers professionnel ou encore comment ils les interprètent.

Certains travaux consacrés aux footballeurs professionnels (Roderick, 2006 ; Bertrand, 2008) ont montré dans quelle mesure la mise en danger de la santé physique était un élément central de la culture professionnelle de ces travailleurs sportifs. Les premiers résultats issus de notre enquête ethnographique en immersion au sein d’un collectif de footballeurs de Ligue 2 française permettent de resituer cette problématique au sein des rapports sociaux de domination qui structurent le marché et le travail footballistique.

Dans un premier temps, nous montrerons comment la position des joueurs sur le marché du travail ainsi qu’au sein du club dans lequel ils évoluent influe sur la mise en jeu de leur santé physique. Dans un second temps, nous mettrons en évidence certaines formes de « solidarités pratiques » entre membres du staff médical et footballeurs qui permettent à ces derniers de s’affranchir partiellement des usages institués et de gérer l’exigence de compétitivité et la préservation de leur intégrité physique.

1/ Jouer malgré la douleur ? : Précarité sociale et exigence de visibilité

La littérature sociologique portant sur les travailleurs sportifs (Wacquant, 2000 ; Papin, 2000 ; Bertrand, 2008) ou engagés dans les activités physiques artistiques (Sorignet, 2001) met en évidence une tension propre à ces investissements professionnels qui s’incarne dans l’articulation entre l’instrumentalisation du corps et l’exigence de préservation de ce dernier. « User son corps sans l’user », telle est l’expression suggestive reprise par les différents auteurs pour incarner ces injonctions contraires. Ces travailleurs sont conduits à gérer leur capital corporel de manière rationnelle, ce qui tend à les faire passer pour des modèles d’excellence en matière de condition physique. Dans le même temps, leur corps est constamment sollicité et mis à l’épreuve de la compétition, de la souffrance et des blessures (Fleuriel et Schotté, 2008). Cette tension se retraduit selon les espaces professionnels singuliers et les acteurs en présence. Seule l’enquête est en mesure d’en objectiver les modalités d’expression et les ressorts. Ainsi en est-il de l’exigence de mise à l’épreuve exacerbée du corps pouvant mettre en danger la santé physique de ces travailleurs. Elle peut trouver certains facteurs explicatifs dans la genèse des activités considérées, indépendamment de leur professionnalisation. C’est le cas par exemple pour des activités physiques pourtant aussi éloignées sur l’espace des pratiques culturelles que la boxe (Wacquant, 2000) et la danse contemporaine (Sorignet, 2006). D’autres éléments interprétatifs peuvent en revanche être trouvés dans l’étude du fonctionnement de ces marchés du travail. A titre illustratif, la modalité légitime d’engagement professionnel sous le registre de la « vocation » (Freidson, 1986) et/ou de la « passion » combinée à la structuration de marchés où la précarité de l’emploi est la norme (Fleuriel et Schotté, 2008) permet d’interpréter certaines conduites relatives à la santé physique. Cette qualité d’investissement de la part de ces travailleurs peut même être un obstacle à l’objectivation de l’enjeu sanitaire dans ces mondes professionnels, et une prise de conscience de leur part peut coïncider avec une sortie du métier (Sorignet, 2004).

Les travaux sociologiques qui se sont intéressés à la socialisation des footballeurs professionnels ont permis de mettre en évidence dans quelle mesure l’exploitation maximale des corps, et par là la possible mise en danger de la santé physique, faisait partie intégrante d’une culture professionnelle (Roderick, 2006 ; Bertrand, 2008). Les pratiques de légitimation de dispositions corporelles résistantes, la relative stigmatisation des joueurs « blessés » ainsi que la concurrence accrue sont autant d’éléments à l’origine de l’incorporation par les footballeurs de la nécessité de « taire », dans une certaine mesure , les rappels à l’ordre du corps et de valoriser la continuité de la pratique. Cette adhésion s’opère d’autant plus facilement que le travail sportif est vécu sur le mode de la passion et que cette réalité objective d’exploitation tend à être déniée par les travailleurs (Bourdieu, 1997) . Notre enquête ethnographique nous a permis d’actualiser cette problématique en prenant en compte certains processus sociaux régissant le marché et le travail footballistique.

En premier lieu, les degrés de variation de la position des joueurs sur le marché du travail permettent de saisir des situations plus ou moins grandes de précarité sociale. Cette position se comprend par l’articulation de différentes dimensions : les conditions d’employabilité, le degré d’ancienneté dans la carrière professionnelle et enfin la valorisation du capital footballistique du joueur sur le marché. Selon les configurations, les joueurs sont plus ou moins en mesure de résister à l’injonction au dépassement de soi qui s’ancre dans la réalité objective et dans leurs ressorts vocationnels. Ainsi, Georges, un joueur de 30 ans en fin de contrat et sans aucune proposition émanant de clubs, qui rencontre une douleur récurrente au genou me fait part de son obligation de jouer afin d’espérer signer un « dernier contrat » de footballeur professionnel avant d’arrêter sa carrière. Dès lors, si d’une manière générale on remarque que l’avancée dans la carrière coïncide avec une attention au corps beaucoup plus aigue – les joueurs et les membres du staff médical notent régulièrement que ce sont essentiellement les « vieux » qui passent du temps en salle de soins – il est néanmoins important de considérer d’autres éléments propres à la position du joueur sur le marché du travail pour comprendre ces pratiques.

La prise en compte de ces seuls facteurs ne permet cependant pas de comprendre pleinement la condition des footballeurs. En effet, au-delà des mécanismes se référant directement au marché du travail, la structuration des rapports de domination au sein même du club dans lequel le footballeur évolue importe. Or, une des spécificités de cet univers professionnel réside dans l’asymétrie des rapports entre le coach, lequel détient majoritairement le pouvoir de « faire jouer », et les joueurs . Dès lors, le rapport entretenu avec le coach est central dans la mesure où la pratique professionnelle du football a cela de particulier qu’en plus de bénéficier d’une protection sociale par le contrat de travail relativement faible (Castel, 2003), ces travailleurs sportifs sont tenus d’acquérir une certaine visibilité s’ils veulent assouvir leur passion et faire valoir leurs compétences sur le marché du travail. A cet égard, il n’est pas rare de voir des joueurs ne parvenant pas à obtenir un temps de jeu satisfaisant demander aux dirigeants de leur club de « casser » leur contrat et de les « laisser libre » afin de pouvoir tenter d’exister professionnellement dans un autre club. Au-delà de la prise en compte des socialisations primaire et professionnelle, c’est alors en prenant en considération ces deux contextes – le marché / le club et le rapport au coach – qu’il est possible de mieux comprendre certaines stratégies des footballeurs, parmi lesquelles les conduites mettant en jeu la santé physique. Le cas extrême de Matteo est ici exemplaire de l’incarnation de ces processus.

Matteo : la précarité, la croyance et l’espoir d’un coach

Matteo est entré au centre de formation de l’AS Saint Etienne à 14 ans en signant un contrat « aspirant ». Au cours de sa formation, sa croyance pour son « destin » de footballeur ne faiblira pas malgré les obstacles qu’il rencontre : alors que les premières années de formation le consacrent comme un joueur d’avenir, il doit faire face à des difficultés par la suite ne parvenant pas à s’imposer. Sa croyance combinée à ce qu’il ressent comme un certain échec le conduit à se dépasser jusqu’à l’effondrement physique et psychique. Sa carrière stéphanoise prend fin à 18 ans en 2003 lorsque son contrat d’aspirant se termine. La croyance en sa vocation le décide néanmoins à postuler dans d’autres clubs professionnels, en vain. Il sera finalement contraint de pratiquer dans l’équipe réserve du club professionnel de Ligue 2 de sa ville natale (club au sein duquel nous avons enquêté), où résident ses parents. A 18 ans, il habite alors chez sa mère et va travailler de manière ponctuelle en tant que manutentionnaire dans une entreprise, expérience qui lui coûte beaucoup affectivement et qu’il abandonnera assez rapidement. Encouragé et soutenu par sa mère assistante maternelle, il va alors tenter de repasser en candidat libre le BEP qu’il a raté à Saint Etienne. Il est d’ailleurs étonné de l’obtenir et content de pouvoir avoir un diplôme qui rassure sa mère. Pour lui le seul objectif reste de « réussir » dans le football. Malgré les difficultés rencontrées dans sa pratique – il ne joue qu’avec les équipes réserves – il reste mobilisé. Il poursuivra de façon très morcelée sa scolarité en première (lui-même a du mal à se souvenir précisément les étapes et les intitulés de son cursus scolaire) et abandonnera rapidement avant de passer un Baccalauréat justifiant spontanément son choix par son projet sportif. Il se focalise alors exclusivement sur sa pratique, tout en allant ponctuellement postuler sur des postes d’intérimaires. Si jusqu’en 2007 il ne recevait que des primes de match pour sa pratique (80 euros par victoire) le club lui propose en 2008 en complément une rémunération mensuelle fixe de 300 euros (sans contrat de travail). Dans le même temps il réussit à se faire embaucher en CDD à la Poste, ce qui ne l’empêche pas de s’entraîner en soirée après sa journée de travail. Durant mon enquête de terrain, je me trouve un lundi matin en compagnie du staff technique de l’équipe professionnelle et la discussion porte sur les éléments marquant du week-end. Au centre des débats, le cas de Matteo, qui a joué en équipe réserve pour la première fois sous les yeux du nouveau coach de l’équipe professionnelle. Le coach a été séduit par ses qualités de joueur et son « envie ». Il lui demandera de venir désormais s’entraîner avec le groupe professionnel : « c’est un bon petit joueur, propre techniquement, il a fait un bon match… […] Tu vois en plus il est frais, il bosse à côté, il a envie le gars…Il est plein d’envie ! ». Dans les vestiaires je vois pour la première fois Matteo en présence des autres joueurs professionnels, et lui demande discrètement comment il a pris cette promotion. Il me répond simplement : « Ca me donne envie de ne rien lâcher…et puis le boulot là je vais arrêter du coup…étant donné qu’ils m’appellent… ». Une semaine après je discute avec lui sur le chemin du retour aux vestiaires après l’entraînement du groupe professionnel : Enquêteur : « Ca va au fait Matt le boulot à la Poste t’en es où ? » Matteo : « J’ai arrêté le boulot…ben pas le choix avec les entraînements… » Enquêteur : « Parce que il t’a dit quoi (en parlant du coach) ? » Matteo : « Ben il m’avait dit de venir une semaine et puis là il m’a dit de revenir et puis ben là je sais pas trop…tu vois c’est pas trop concret…mais bon je vis au jour le jour…si c’est comme ça toute l’année je prends ! ». Au cours de sa seconde semaine d’entraînement avec le groupe professionnel, Matteo commence à ressentir certaines douleurs. A la fin d’un entraînement je l’accompagne auprès des kinésithérapeutes : Matteo : « En une semaine d’entraînement avec les pros j’ai perdu direct 2 kilos…mais la semaine c’était trop dur, ça m’a mis dedans avec le boulot et tout ça… mais là c’est bon j’ai arrêté… » Kiné : « Je te le dis il faut que tu te reposes vraiment jeudi jusqu’à lundi, parce que passer à un rythme comme ça c’est éprouvant donc fais attention… ». Une opposition entre joueurs du groupe professionnel est prévue le lendemain et le kiné lui dit qu’il ne peut pas y participer, diagnostiquant un début d’élongation. Matteo : « « Non, non ça va aller…c’est juste là comme ça… » (Alors qu’il n’arrive pas à lever la jambe) Kiné : « Je comprends pour toi que c’est pas le bon moment…mais le problème c’est que si tu ne soignes pas de suite après tu peux en avoir pour 1 mois et là… ». Le lendemain, Matteo explique au kinésithérapeute qu’il ne ressent plus rien…et qu’il peut (veut) jouer. A ce moment Matteo a 22 ans. Il restera dans le groupe professionnel jusqu’à ce que le coach qui l’a promu soit démis de ses fonctions au mercato hivernal, soit 1 mois et demi après. Le nouveau coach ne reprendra pas Matteo dans le groupe, le restreignant après son arrivée aux seuls joueurs qui ont un contrat professionnel, alors même qu’il ne l’a jamais vu jouer. Depuis, Matteo est reparti jouer avec l’équipe réserve.

On perçoit ici de quelle manière s’articulent les différentes dimensions propres au marché et au travail footballistique, avec une attention particulière à la place centrale du coach et à son pouvoir décisionnel. Néanmoins, loin de ne pouvoir être appréhendée uniquement à travers l’étude des relations entre le coach et les joueurs, la compréhension de certains mécanismes de mise en jeu de la santé physique des footballeurs implique de s’intéresser au travail de l’encadrement médical et à sa position au sein de ce microcosme sportif.

2/ « Solidarités pratiques » entre membres du staff médical et footballeurs : l’étude des pratiques de « deal »

Au sein d’un univers où l’enjeu sportif prime, les membres du staff médical sont en partie subordonnés aux impératifs de la compétition et aux décisions du coach. Ils ont pour mission de faire remonter l’information à ce dernier sur l’état de forme des joueurs et plus particulièrement sur ceux qu’ils jugent « blessés ». Comme le souligne Bertrand (2008) lors de son enquête sur la formation des apprentis footballeurs, la désignation des « blessés » est au centre d’un rapport de forces entre les membres de l’encadrement. Celui-ci fait jour notamment lorsque l’individu concerné est un joueur majeur pour le coach et que l’enjeu compétitif est aigu. L’urgence sportive se fait moins pesante lorsque le joueur concerné ne rentre pas prioritairement, dans le contexte temporairement situé, dans les « plans » du coach, et la désignation de « blessé » conduit à la mise à l’écart de la compétition. Il n’en reste pas moins que les joueurs eux-mêmes peuvent se jouer de ces rapports de force selon leurs attentes et leurs ressources. Certains en position relativement dominée peuvent dissimuler des douleurs et éviter les contacts avec les membres du staff médical dans le but de rester sélectionnable, quand d’autres pourront au contraire revendiquer le droit au repos. Enfin, nous avons pu observer des formes de solidarités entre joueurs et membres de l’encadrement médical permettant de s’arranger de certaines situations et de s’affranchir partiellement de la domination relative du coach. Ainsi en est-il des pratiques que le médecin de l’équipe qualifie de « deal » :

Mardi 7 octobre 2008 11h – Je rentre de l’entraînement en voiture avec le « Doc ». Le Doc m’explique un problème rencontré à propos d’un joueur, Victor. « Il avait une petite béquille et il l’a dit à Sébastien (un des kinésithérapeutes). Moi je lui avais dit de ne rien lui dire, qu’il fallait simplement qu’il lève le pied et qu’il était bon pour jouer…mais le truc c’est qu’il l’a dit à Sébastien et donc le coach a été mis au courant et donc il est « blessé » et il ne compte plus sur lui, il est aux soins et ne joue pas vendredi ! Alors que s’il avait fermé sa gueule, on aurait « dealé » et ça passait, mais bon voilà….Et maintenant Victor il est dégouté car il ne sait pas quand il va rejouer, d’autant plus que l’équipe a gagné… » Enquêteur : « Et pourquoi il n’a pas « dealé » avec Sébastien ? Il ne le fait pas lui ? Doc : « Si si il doit le faire, …si je sais qu’il le fait avec Jean et avec 2- 3 autres joueurs… »

Vendredi 3 octobre 2008 – chez Mickael, kinésithérapeute de l’équipe de la saison précédente qui suit encore certains joueurs avec qui il a noué des relations passées. Il me raconte comment il lui est arrivé de gérer certaines « blessures ». « Tu vois Louis il était blessé léger quoi et on a essayé avec le doc de ne pas le dire…tu vois ne pas le dire dans le sens que ça permet de « calculer », tu vois par exemple on sait que au niveau médical dans 7 jours ça devrait être bon…donc on feinte…on dit ensuite au joueur de ne pas trop se montrer à l’entraînement, de faire les choses mais … en levant le pied, discrètement…et puis ça passe ! Ca je l’ai fait pleins de fois avec Jean par exemple ! Mais bon là Sébastien il est allé voir le coach en disant que Louis est « blessé », donc voilà t’es « blessé », voilà c’est réglé on ne compte plus sur toi pour le match… ».

Certains joueurs sont dans une position telle qu’un diagnostic de « blessure » à leur égard les met à l’écart sans que le coach n’insiste pour les faire jouer. Selon les membres de l’encadrement médical, une telle imposition du statut de « blessé » peut même servir d’alibi au coach pour justifier certaines de ses décisions relatives à la sélection. On comprend ici de quelle manière des joueurs qui rencontrent des douleurs qui les empêchent ponctuellement de faire valoir toutes leurs capacités physiques peuvent s’appuyer sur un membre du staff médical pour gérer l’exigence de visibilité et la préservation de leur intégrité physique. Si ce dernier juge que le joueur pourra prétendre à terme être compétitif pour le match sans mettre en danger sa santé, et que toute déclaration au coach sur son état physique actuel l’objectiverait comme « blessé », alors il peut entreprendre avec le joueur un suivi à l’ombre du regard souverain du coach. Nous émettons l’hypothèse selon laquelle de tels arrangements trouvent leurs conditions sociales de possibilité à la fois dans l’organisation du travail au sein d’un club professionnel de Ligue 2 et dans l’évolution du marché du travail footballistique.

En premier lieu, sur le plan de la gestion sportive telle qu’elle est institutionnellement définie, l’encadrement médical est dans une position intermédiaire entre le coach et les joueurs. Si ses membres doivent établir un bilan régulier sur l’état physique des joueurs au coach, celui-ci peut solliciter d’eux d’autres informations concernant « le vestiaire » qui échappent à son contrôle et qui pourraient intéresser sa gestion de groupe (joueurs mécontents de ses décisions, adhésion du groupe à ses propos, altercations entre joueurs, etc.) . Cependant, médecins et kinésithérapeutes sont aussi très proches des footballeurs dont ils ont en charge le suivi médical, et les lieux où ils opèrent sont des espaces de sociabilité masculine où les discours sont peu policés. Dès lors, les rapports entre ces acteurs prennent des formes moins classantes. Ainsi, alors que la poignée de main et le vouvoiement sont de rigueur lorsque les joueurs saluent le coach, le tutoiement combiné à un signe distinctif (« check ») partagé entre la majorité des joueurs sert aussi de salue envers les « kinés », de même que le médecin est appelé « Doc » ou « Jo » (pour Joseph). En pratique, cette position « en porte à faux » des membres du staff médical s’incarne à travers plusieurs signes. Par exemple, lorsque les joueurs évoquent « le vestiaire » comme symbole du groupe de footballeurs et de ses histoires propres, les membres du staff médical peuvent y être implicitement associés ou non selon leur position perçue par les joueurs (point de vue variant selon chaque individu). De la même manière, la salle de soin peut être tantôt le lieu de discours subversifs ou au contraire un espace où les mots doivent être contrôlés (plusieurs joueurs me diront : « tu sais il faut toujours se méfier avec les kinés ! »). Schématiquement, nous pouvons comprendre que le rapport au staff médical est susceptible d’osciller entre « confiance » et « méfiance ». De nombreux joueurs règlent cette tension d’une manière singulière : ils nouent des relations affinitaires avec un membre du staff médical et restent plus distants des autres membres qui peuvent toujours être soupçonnés de délation. La première voie laisse alors la possibilité aux arrangements dissimulés, comme c’est le cas pour les pratiques de « deal ».

Les relations affinitaires entre certains footballeurs et certains membres du staff médical peuvent être saisies à partir de processus différents. Elles peuvent résulter d’une proximité sociale fonction de l’habitus d’origine mais aussi de solidarités construites dans la durée par la participation commune à l’entreprise sportive au sein du club. Ce dernier point est particulièrement éclairant quant aux impacts de l’évolution du marché du football et de la mobilité professionnelle croissante – qu’elle concerne joueurs ou membres des staffs technique et médical – sur les relations de travail. En effet, une des dimensions structurantes et classantes au sein d’un groupe de footballeurs professionnels de Ligue 2 et des membres des staffs technique et médical est l’ancienneté au sein du club considéré, ancienneté pouvant fonctionner comme capital quasi institutionnalisé (on parle des joueurs « du club », etc.) et comme capital social au sein de la structure. Dans un univers où les « transferts » sont une composante majeure du paysage professionnel, ces ressources sont alors relativement efficientes . De plus, l’intérêt pour les relations sociales que les footballeurs nouent au niveau local nous a permis de mettre en évidence une certaine exclusivité des réseaux liés à l’univers professionnel. Au regard de l’objet qui nous intéresse ici, nous avons ainsi pu constater la présence du médecin ou des kinésithérapeutes au sein de réseaux de relations amicales avec plusieurs joueurs du groupe professionnel, et ce dans des cadres plus ou moins circonscrits et plus ou moins intimes (parties de poker, sorties nocturnes, repas, vacances, etc.).

Ces différents éléments mettent en lumière les conditions sociales permettant un relatif affranchissement du pouvoir du coach via les « solidarités pratiques » entre joueurs et membres du staff médical. Dans le même temps ils invitent à réfléchir à la condition de ceux qui ne disposent pas, dans un contexte donné, des ressources – affinités sociales ou solidarités nées du travail dans la durée – permettant de rentrer dans de telles connivences efficientes. Ainsi, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle les joueurs qui cumulent un éloignement par rapport à l’habitus dont les membres du staff médical peuvent être porteurs et une forte mobilité professionnelle sur le marché du travail, peuvent être exclus de ces formes de solidarités qui permettent de gérer la nécessité de visibilité professionnelle et la préservation de l’intégrité physique.

Conclusion

Si les travaux sociologiques qui se sont intéressés prioritairement aux questions de socialisation professionnelle des footballeurs mettent en évidence une culture de la mise à l’épreuve de la santé physique, les premiers résultats de notre travail de thèse nous incitent à compléter ces données en fonction des positions des travailleurs sur le marché du travail et au sein du club dans lequel ils évoluent. De plus, à partir de l’exemple des pratiques de « deal » entre joueurs et membres du staff médical, notre recherche invite, à l’instar d’une tradition de travaux en sociologie du travail (Roy, 2006), à saisir comment les acteurs en présence ont les ressources pour s’affranchir des contraintes institutionnelles.

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