1. Quand sportification n’est pas sportivisation. On constate, aujourd’hui, une utilisation à la fois répandue et indifférenciée des termes « sportivisation » et « sportification ». De façon schématique, tantôt, les termes évoquent le développement massif des pratiques sportives dans un champ social donné (Sportivisation de l’Education Physique, de la Société), tantôt ils s’appliquent à des individus qui pratiquent une activité de forme sportive (une population se sportivise), tantôt encore, c’est à la transformation d’une pratique physique en sport que l’on fait référence. Une telle étendue sémantique est difficilement acceptable. Dans la mesure où ces termes ne renvoient pas à des mécanismes identiques, il convient de bien repérer ceux-ci sous peine d’utiliser des concepts amorphes dont la valeur se dilue en proportion exacte du nombre de cas de figure auxquels ils sont censés renvoyer. Nous proposons la distinction suivante. Lorsque l’on parle de l’acte, ou du processus, qui consiste à transformer de façon sélective une pratique ludomotrice en sport , autrement dit à lui attribuer des caractéristiques socio-institutionnelles particulières, la règle grammaticale impose de partir du substantif « sport ». Dans ce cas, comme pour « fort », ou « désert », on ajoute le suffixe « ification » ; ce qui donne « sportification ». Il s’agit alors, comme le propose Pierre Parlebas, du « processus social, notamment institutionnel, et par extension le résultat de ce processus, par lequel une activité ludomotrice (quasi-jeu, jeu sportif traditionnel ou quasi-sport) acquiert le statut de sport (1999, 379. Voir aussi Elias). Ce processus fait basculer une pratique dans un univers organisationnel, symbolique et idéologique spécifique, extrêmement puissant et sélectif sur lequel nous reviendrons. En revanche, le terme « sportivisation » est construit, non pas sur le substantif « sport », mais à partir de l’adjectif : « sportif », ou « sportive », lui-même dérivé du mot « sport ». Nous proposons donc d’appeler sportivisation, le processus qui consiste à ce qu’un individu, une population, voire par extension un domaine social, adoptent ou s’adonnent aux pratiques sportives, sans pour autant s’inscrire dans le cadre d’une organisation de type sportif, dépendante d’une fédération de tutelle ou fonctionnant selon des modalités organisationnelles identiques (Bordes, 2008).

2. Les étapes d’une institutionnalisation. Des permanences existent dans ce processus, plus ou moins long, qui conduit une pratique physique, parfois très confidentielle, à obtenir une reconnaissance officielle lui assurant le statut de sport. C’est le caractère institutionnel, au sens Durkheimien du terme, qui distingue ce mode de pratique des autres activités ludomotrices. Le sport c’est une institution , c’est-à-dire (Douglas, 1999) une instance relativement stable, nommément désignée et reconnue (légitime), soumise à des modalités de fonctionnement et qui assure une fonction sociale spécifique ; ici, celle de régler les conduites motrices des pratiquants sur un mode hyper normatif et centralisé, selon une cohérence interne très forte. Les cheminements qui mènent d’une simple pratique physique, fut-elle réglée et organisée - ce que Rousseau appelait la « première convention » - à des modes de fonctionnement relevant d’une institution centralisatrice ont fait l’objet de travaux prestigieux. Elias, Guttman, Parlebas, Denis, Vigarello, et During, notamment, ont bien montré tout ce qui sépare les pratiques ludomotrices traditionnelles des sports. Reste que ce processus évolutif ne va pas de soit. Pour qu’une pratique se sportifie, encore faut-il qu’elle soit sportifiable. Sa logique de fonctionnement doit, notamment, reposer sur l’affrontement ou la comparaison afin de désigner un vainqueur. Ainsi, un certain nombre de jeux traditionnels ne se sont pas « transformés » en sport, non pas du fait qu’ils n’obtenaient pas un large succès, ou que les luttes sociales ne tournaient pas en leur faveur, mais bien parce que leurs structures praxéologiques les rendaient, ou les rendent toujours, impropres à se sportifier. En effet, ce processus ne se décline pas qu’au passé. De nos jours, des pratiques physiques tentent, périodiquement, de se faire admettre par le ministère en tant que disciplines sportives (Voir décision du conseil d’Etat du 3 mars 2008, n°308568 et les exemples du « Paintball, Jorkyball ou des « activités physiques d’éveil et de loisir ») La seconde étape de la sportification, que l’on pourrait nommer « seconde convention », est la volonté de fédérer, quelles que soient les raisons qui poussent à ces rapprochements : volonté de partager une pratique, de se comparer et d’établir des hiérarchies, de développer une tradition ou de mettre sous tutelle, par uniformisation et à marche forcée, des pratiques qui échappent au contrôle des autorités légitimes ou des groupes sociaux dominants. Dans tous les cas de figures rencontrés, la sportification passe par cette étape de rassemblement d’associations, de clubs, de sociétés, qui elles-mêmes constituent un premier niveau organisationnel de mise en forme de la pratique. Cela se traduit par l’uniformisation d’une pratique dont le nom, souvent générique, masque en fait des modalités d’exécution qui vont de la simple variation (déclinaisons locales ou régionales d’un même jeu) à des mises en œuvre franchement contrastées qui respectent néanmoins une même logique interne de fonctionnement. Mais cette étape n’est pas suffisante. Le troisième et dernier niveau correspond à la reconnaissance institutionnelle des autorités de tutelle, c’est-à-dire le pouvoir accordé et délégué par agrément - en France, par le biais de la délégation ministérielle - d’être en situation quasi-monopolistique de réglementer, de gérer, de contrôler une pratique physique. Cette légitimation passe par différents degrés dans l’échelle de la sportification. Selon nous, le premier véritable niveau de la sportification est le niveau régional. En deçà de cet échelon, on ne parle pas de sport. Ainsi, il existe en France des pratiques qui ont obtenu la délégation ministérielle et qui sont limitées à une aire géographique précise ; ce que l’on appellera des « sports régionaux » (Fédération de Course Cocarde ; Fédération de Sports Quilles ; Fédération de Joutes ; Fédération de ballon au poing). D’autres en restent au niveau plancher de la sportification. Généralement confidentielles, elles ne souhaitent pas, ou ne peuvent pas, dans ce cas souvent pour des raisons politiques, accèder à la reconnaissance par le ministère de tutelle et notamment au monopole de l’organisation des rencontres (FALSAB, La Jaupitre et la FNSAB, pour les jeux sportifs Bretons ; FSAB, sarbacane sportive ; Fédération de Paintball sportif ; fédération de Jorkyball). Ayant du mal à obtenir cette reconnaissance institutionnelle, elles peuvent rester des pratiques « marginales », bien que fédérant parfois de nombreux pratiquants (Paintball). D’autres encore s’engagent sur la voie de la sportification mais ne poussent pas, volontairement, le processus au terme de la logique institutionnelle, du moins telle qu’elle fonctionne en France (fédération de Tir à la Sarbacane). De fait, de la simple organisation locale, en passant par des groupements régionaux divers, jusqu’à l’institution surplombante et légitime, il y a un écart très sensible qui renvoie à des aspects, non seulement juridiques et économiques, mais aussi et peut-être surtout politiques (Durkheim). Obtenir la reconnaissance institutionnelle, par délégation du ministère, c’est s’assurer, comme nous l’avons dit, le monopole de l’organisation de la pratique légitime et, partant, exercer un véritable quadrillage corporel sur l’ensemble du pays, voire au-delà (Elias, Parlebas, Brohm, Denis). L’histoire de le sportification des pratiques montre que des organisations ont parfois été en concurrence quant à l’organisation, la gestion des pratiques et l’obtention du label délégataire. A chaque fois, l’état, en France, est intervenu pour imposer des fusions ou trancher dans les querelles de représentativité ( Plongée sous-marine, Escalade, Kite-surf, par exemple). Et lorsque ce n’est pas le ministère de tutelle, c’est la fédération internationale qui tranche, ne reconnaissant qu’une des organisations en lice.

3. Quand sportification rime avec création. Nous venons de le voir, il est habituel de n’envisager la sportification que comme un processus dynamique, se déroulant dans le temps et débouchant sur une reconnaissance à grande échelle. Mais la sportification établie aussi une statique. Elle fige les règles des jeux, ou quasi-jeux, elle façonne les corps et les conduites motrices, non pas tant en entérinant ce qui était qu’en bâtissant du compromis. Sur un plan praxéologique, un jeu sportifié, c’est, le plus souvent, un jeu métissé, un jeu hybride, un jeu construit, produit composite de négociations entre acteurs. S’appuyant généralement sur une pratique originelle, le jeu sportifié est à la fois « même » et « différent ». Identique en ce qu’il conserve la logique interne de fonctionnement, mais autre dans la mesure où le code réglementaire qui le régit est venu modifier, parfois très sensiblement, un certain nombre de points relatifs aux rapports que le pratiquant entretien avec l’espace, le temps, le matériel ou autrui. En fait, la sportification qui ne fait que reconduire à l’identique les règles d’une pratique existante est un phénomène relativement rare (Tchoukball). Le plus souvent, des modifications sont apportées de plus ou moins faible importance. C’est le cas pour le Basket-ball ou le Volley-ball, qui, entre leur création en tant que jeu et leur accession au statut de sport, ont été l’objet de remaniements afin d’accorder les pratiquants de différents lieux d’exercice. Dans d’autres cas de figure, les résultats enregistrés font état de compromis qui éloignent assez sensiblement la pratique sportifiée des pratiques traditionnelles. Dans le cas de l’escalade sportive, par exemple, le premier règlement sportif édicté en 1987 par la fédération internationale, l’UIAA, emprunte à différentes traditions nationales et donne naissance à une pratique qui, aux dires des compétiteurs eux-mêmes, « n’a rien à voir avec la pratique quotidienne ». Aujourd’hui, vingt ans après cette première uniformisation, des compétitions de vitesse se déroulent en parallèle, sur des parcours identiques et normés, permettant ainsi d’établir des records de vitesse à l’égal de ce que l’on observe en athlétisme ou en natation. Mais il existe des situations encore plus remarquables. Des activités sont décrétées et promues en tant que sport, alors même que ce sont de pures inventions. Le processus de sportification est alors réduit à sa plus simple expression puisque c’est l’institution en charge de la pratique qui l’invente et l’impose. Le Double-mini Trampoline illustre ce processus. Associant deux mini-trampolines placés l’un à la suite de l’autre, il est inventé en 1974. Deux ans plus tard il est programmé aux championnats du monde des disciplines acrobatiques. La Plongée Apnée relève d’un cas presque similaire. Bien que cette activité s’inscrive dans une tradition à la fois utilitaire et ludique, sa sportification à donnée lieu à la naissance d’épreuves totalement inventées : épreuves dynamiques de distance, épreuve statique de durée et parcours d’un « cube » immergé de 15 mètres de côté ! A la fois historique, sociologique, économique et politique, le processus de sportification relève tout autant du praxéologique. De ce point de vue, de même quelle uniformise, déterritorialise et déréalise l’existant, la sportification crée, invente et produit de l’artefact. En un mot, elle « artificialise ».

4. Le processus de désportification : entre résignation et revendication. Si la sportification relève d’un volontarisme pugnace, la désportification offre, elle, deux visages opposés. Dans une première acception, par désportification l’on peut entendre le fait qu’un sport perde sa caractéristique institutionnelle parce que le nombre de pratiquants devient insuffisant pour que la pratique continue à fonctionner selon un mode fédéral. C’est ce qui s’est passé en France, il y a quelques années, pour le Tchoukball. Regroupant un trop faible nombre de pratiquants licenciés, la Fédération Française a disparu, alors même que subsistent, à travers le pays, des îlots de pratiquants dans le secteur associatif ou scolaire. Le second visage de la désportification consiste en la défédéralisation d’une pratique et son exercice hors des contraintes organisationnelles et réglementaires d’une fédération. Les pratiques « sauvages », ou « libres », du basket, du football ou du hockey-roller, par exemple, illustrent cette émancipation revendiquée du pouvoir sportif, qui consiste en l’exact mouvement inverse de la sportification. Adaptations des règles aux particularités locales ; spatiales, humaines, temporelles, matérielles, auto arbitrage, absence de compétition et de calendrier propre sont autant d’éléments qui participent d’une rébellion douce contre l’institution sportive et d’une reludisation des pratiques physiques. On constatera que, dans certains cas, ce mouvement n’échappe pas pour autant à des tentatives plus ou moins appuyées de récupération ; autrement dit de resportification.

Bibliographie : Bordes, P. (2008). « Que peut-on entendre par sportivisation de l’Education Physique ? In Eric Dugas (coord.), Jeu, sport, Education Physique. AFRAPS. Brohm, J.M. (1976). Sociologie politique du sport. Paris. J.P. Delarge. Denis, D., (1978). A l’heure du Mundial, ces footballeurs qui nous gouvernent... Politique Aujourd’hui, n°5. Durkheim, E. (1975). Textes, T. 3. Fonctions sociales et institutions ; Paris. Les éditions de Minuit. Douglas, M. (1999). Comment pensent les institutions. Paris. Elias, N., et Dunning, R. (1994). Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Paris. Fayard. Parlebas, P. (1993), « la mise en ordre sportive », in Sport, relations sociales et action collective. Bordeaux. Maison de sciences de l’homme d’Aquitaine, 39-46. Parlebas, P. (1999). Jeux, sports et sociétés. Lexique de praxéologie motrice. Paris. INSEP.