Les rapports sociaux entre filles et garçons semblent particulièrement difficiles dans les quartiers populaires urbains (Mucchielli, 2005 ; Bourgois, 2001 ; Beaud, Pialoux, 2003). Dans le cadre d’une thèse portant sur la socialisation sportive des jeunes habitant une cité HLM, l’observation des lieux de pratique mixtes témoigne de rapports sociaux de sexe structurés autour du principe de séparation, résumé par la formule « ensemble-séparé » (Goffman, 2002). En effet, les différences de rapport au corps comme la tendance des jeunes à se regrouper par groupe de sexe limitent les situations de réelle mixité. Afin de comprendre l’articulation entre les modes de socialisation proposés dans les dispositifs sportifs des quartiers populaires et leurs modes d’appropriation par les adolescents, la recherche combine l’approche interactionniste de Goffman et la sociologie des dispositions de Bourdieu et Lahire, deux cadres conceptuels sensiblement différents mais complémentaires. En ce sens, l’analyse du caractère structurant des situations de face à face, définissant « l’ordre de l’interaction », ainsi que celle des critères de jugement pratique auxquels se réfèrent les individus pour définir et orienter leurs actions s’articule avec celle des caractéristiques sociales des enquêtés et des spécificités des contextes institutionnels. Cette communication s’intéresse de manière spécifique à la construction de l’espace des pratiques au sein d’un dispositif municipal. Elle s’appuie sur un travail de terrain mené durant quatre étés en tant qu’éducatrice sportive au sein de la structure proposant durant les vacances scolaires des stages sportifs gratuits aux jeunes des quartiers prioritaires d’une grande agglomération française. Des entretiens avec des éducateurs et des adolescents complètent les données issues de l’observation participante, retranscrites dans un journal de terrain. L’analyse de la répartition des pratiquants dans les diverses activités sportives proposées au sein du dispositif révèle l’existence d’un espace des sports sexué et hiérarchisé. La construction de ce système des sports genré, s’inspirant largement des travaux de Christian Pociello (1981), se constitue en combinant les modèles de genre, diffusés par les éducateurs, aux représentations sociales et sexuées des jeunes sur les pratiques et leurs caractéristiques techniques et symboliques. Mais comme le précise l’auteur, « on considérera cet « espace des sports » comme une formalisation très provisoire et une visualisation imparfaite » (Pociello, 1981, p. 233). De fait, l’étude met en évidence l’aspect situé et changeant de l’espace sexué des sports au sein du dispositif municipal, les positions de chaque pratique se modifiant d’une année sur l’autre en fonction des caractéristiques sexuées des éducateurs qui les encadrent. Les résultats montre l’appropriation sexuée des pratiques. Après une brève présentation du dispositif, nous verrons que les pratiques peuvent se positionner sur un continuum allant de l’activité dominante exclusivement masculine à l’activité dominée strictement féminine.

Le dispositif sportif municipal : sortir le jeune du quartier

Dans le cadre de la politique du service des sports et en collaboration avec le Conseil Communal de Prévention de la délinquance, le dispositif « Sports et Insertion » propose à des jeunes âgés de 8 à 18 ans, habitant les quartiers prioritaires de la ville, des stages sportifs gratuits tous les après-midi durant les grandes vacances scolaires. Ces stages se déroulent sur une base sportive située à l’extérieur de la ZUP, un système de transport permettant aux jeunes de se rendre sur les lieux de pratique. Le nombre de participants est limité à 180. Une équipe d’éducateurs et d’éducatrices (entre 13 et 19 intervenants selon les années avec en moyenne 60% d’hommes et 40% de femmes) encadrent une douzaine d’activités (piscine, VTT, sports collectifs, sports de raquette, hip-hop, tir à l’arc, équitation, gymnastique, roller, skate) en respectant la norme d’encadrement de 1 éducateur pour 12 jeunes (ou 10 en VTT, piscine et équitation). L’après-midi se divise en cinq temps : l’arrivée des jeunes au gymnase et leur répartition dans l’espace en fonction de leur tranche d’âge (les 8-10 ; les 10-12 et les plus de 13 ans) ; une première activité qu’ils choisissent dans un panel de pratiques proposées selon l’âge (chaque semaine les activités diffèrent en fonction des groupes pour que l’ensemble des pratiquants puissent s’initier à toutes les activités proposées sur la base) de 14h à 16h ; le gouter que chacun s’amène, un temps qui reste sous la surveillance des éducateurs ; la deuxième activité de 16h30 à 18h15 ; le retour en bus. Les jeunes pratiquent les deux activités choisies en début de semaine durant cinq jours, sous la forme d’un stage d’initiation ou de perfectionnement. Ce dispositif s’inscrit dans les programmes mis en place suite aux évènements violents de l’été 1981 dans les banlieues françaises. Les pouvoirs publics cherchent alors à occuper les jeunes durant les vacances scolaires afin de contrôler les comportements délictueux, de limiter leur visibilité dans l’espace public urbain et ainsi de préserver l’ordre public. Cependant, cette logique occupationnelle doit s’accompagner, selon le projet pédagogique du dispositif municipal, d’une entreprise de transformation des dispositions sociales liées à la culture de rue des jeunes des cités. Les jeunes sont tenus de respecter un certain nombre de règles de conduite. Ceux qui ne les acceptent pas sont immédiatement sanctionnés : les familles sont prévenues et les jeunes exclus pendant quelques jours ou définitivement. Les adolescents les plus démunis (souvent des jeunes déscolarisés) fréquentent le centre de manière irrégulière ou ne viennent pas s’inscrire. En effet, « Plus ils sont en « galère » et moins ils éprouvent l’envie d’aller au club » (Masclet, 2003). De fait, le dispositif accueille majoritairement des filles et des garçons relativement peu sportifs qui se conforment plus ou moins aux règles de la structure. Sa gratuité, sa mixité et ses bases sportives d’accueil implantées à l’extérieur du quartier contribuent à l’originalité de ce contexte de pratique. Un espace des sports sexué hiérarchisé

Le contexte sportif de la base de loisirs municipale constitue un régime de genre (Connell, 1987) produisant des formes de socialisation sexuée particulières, qui façonnent les comportements de genre des jeunes qui fréquentent le lieu. Les directeurs du dispositif, issus du mouvement sportif, recrutent les éducateurs sur la base de compétences spécifiques dans les activités à encadrer, validées par des diplômes universitaires et/ou sportifs. De fait, le monde sportif, investi par des hommes aux dispositions sexuées conformes à la masculinité hégémonique, construit un espace social sexué et hiérarchisé dans lequel les postes de direction restent du côté du masculin et où la plupart des femmes et des hommes doivent respecter les normes sexuées dominantes. Ainsi, si le régime de genre de « Sports et Insertion » met en présence des hommes et des femmes au niveau de l’équipe d’éducateurs, la mixité semble raviver les rapports de séduction comme le montre également Christine Mennesson (2007) dans le contexte de la boxe poings pieds. Néanmoins, face à des jeunes qui considèrent la compétence sportive comme une caractéristique plutôt masculine et essentielle dans la démonstration de leur virilité, la co-présence des deux groupes de sexes au niveau institutionnel permet de questionner leurs représentations : les filles comme les garçons du centre côtoient des femmes sportives et performantes, recrutées et rémunérées par le monde du sport. Pour autant l’analyse de l’espace des sports du dispositif révèle la division sexuée prégnante dans le choix des activités en lien avec les modèles de genre promus par les éducateurs. Ainsi, certaines activités sportives, gérées par des hommes, restent exclusivement masculines quand d’autres, encadrées par des éducatrices, ne sont investies que par des filles. Cette homosociabilité, construite sur la base de stéréotypes sexués de manière plus ou moins consciente par l’encadrant et les pratiquants, renforce le caractère masculin des pratiques caractérisées par la force et l’énergie et le caractère féminin de celles relatives à la grâce. Les pratiques peuvent alors se positionner sur un continuum allant de l’activité dominante exclusivement masculine à l’activité dominée strictement féminine. Les positions de chaque pratique se modifient en fonction des caractéristiques sexuées des éducateurs qui les encadrent.

L’activité la plus prisée par les garçons du centre correspond au VTT sportif. Les caractéristiques techniques et symboliques de cette activité corrélées aux modalités d’organisation mises en place par Fred, l’éducateur référent, la positionne comme une pratique élitiste : seuls les jeunes les plus performants, les plus sportifs s’y inscrivent. Tout d’abord, cette activité est exclusivement réservée aux garçons les plus âgés du centre. L’activité n’ouvre que pour la tranche d’âge « plus de 13 ans » contrairement aux autres stages qui alternent des publics appartenant à la catégorie des « 8-9 ans », des « 10-12 ans » et des « plus de 13 ans » selon les semaines. De plus, Fred n’accepte aucune fille dans le groupe de jeunes et explique son choix par la pénibilité physique de l’activité. Fred à une fille attendant pour s’inscrire sur la liste du VTT sportif : « C’est trop physique pour toi, choisis autre chose. Moi je ne te prends pas, tu ne vas pas t’en sortir. J’ai pas envie que tout le groupe soit pénalisé à cause d’une seule personne ».

Il refuse également d’encadrer l’activité avec une éducatrice. En quatre ans, il n’aura qu’une seule après-midi une femme comme partenaire. Un été, Amélie demande à pouvoir suppléer Fred dans l’activité VTT sportif. Ce dernier proteste et explique : « C’est trop dur, tu vas pas suivre, tu vas nous ralentir ». Elle insiste et finit par obtenir gain de cause. Á leur retour sur la base, exténuée, Amélie reconnaît que l’activité « est trop dure » et elle demande à arrêter. Fred rappelle alors aux directeurs qu’il les avait prévenus et qu’il ne veut plus d’éducatrice comme binôme. Dans le bus, je discute avec Petcko, un adolescent qui ne vient au centre que pour cette activité. Il choisit le VTT sportif toutes les semaines et cela durant deux mois. Il parait particulièrement fatigué ce jour là. Je lui demande quelles en sont les raisons. Il m’explique alors : « C’était trop dur aujourd’hui ! Il a fait un parcours que d’habitude on fait en fin de semaine et encore ! Dès fois, il veut bien qu’on monte la dernière pente à pied. Mais là non ! On pouvait pas. Fallait pédaler et pédaler ! Je suis cassé ! ». Finalement, Fred adopte une stratégie qui oblige Amélie à reconnaître son infériorité physique et ainsi valider la position de Fred sur l’incompatibilité entre les femmes et le sport. Par ailleurs, les caractéristiques techniques et symboliques de l’activité renforcent sa position au sommet de l’échelle des pratiques. En effet, le VTT sportif nécessite l’usage d’un instrument, le vélo. Á l’inverse du VTT loisir également proposé l’été par la structure, les engins sont neufs, plus élaborés d’un point de vue technologique et donc plus performants. La pratique exige également une gestuelle énergétique mais surtout une maîtrise et un contrôle informationnel du corps quand l’adolescent affronte l’imprévisibilité du milieu environnant. Ainsi, en plus d’une grande dépense physique, la pratique requiert une activité décisionnelle essentielle. En effet, si le groupe VTT loisir suit le chemin balisé et relativement plat qui longe le canal, Fred propose à son groupe des parcours diversifiés à l’extérieur de la base : des montées et des descentes abruptes de pentes, de routes, de chemins en forêts etc. Les garçons doivent alors faire la démonstration de la maîtrise technique de l’engin, le risque de chute ou l’impossibilité de se maintenir sur le vélo dans une côte les mettant souvent en danger physique mais surtout symbolique : la mise en jeu de leur face devant le groupe constitue le prix à payer pour la reconnaissance de leur courage et de leur force auprès des pairs de la base. Les plus forts sont complimentés par les propos admiratifs de ceux qui peinent dans les montées : « C’est une machine ce mec, il souffre jamais, vas-y il monte et il monte et il monte ! La vie de ma mère, il était jamais fatigué ! ». Toujours dans une logique de distinction, le VTT permet aussi d’opposer à la solidarité populaire des sports collectifs, l’individualisme du VTT sportif associé à la petite bourgeoisie (Pociello, 1981). Le fait de sortir du dispositif, contrairement à la majorité des autres activités, donne un sentiment de liberté et de supériorité aux garçons de ce groupe : ils peuvent s’arrêter pour cueillir des fruits (des prunes souvent) sur un arbre et les ramener le soir chez eux, rendant les autres jeunes jaloux de leur butin ; ils doublent parfois le groupe des « vttistes » loisir sur le bord du canal en faisant des dérapages à toute vitesse (« doubler », « déraper » ou « aller trop vite » étant interdit en VTT loisir) ; ils s’arrêtent certains après-midi à la piscine et rejoignent les éducateurs et les adolescents du stage piscine. Ainsi, les stratégies mises en place par Fred pour éloigner les filles de la pratique du VTT sportif ainsi que les modalités d’encadrement choisies lui permettent de positionner cette activité comme une pratique dominante exclusivement masculine. La majorité des garçons investis dans cette activité sont considérés par l’ensemble des jeunes comme les plus performants et les plus forts physiquement. En ce sens, ils jouent souvent le rôle de leaders dans le groupe des jeunes fréquentant le centre.

Á l’opposé du continuum, se situe la gymnastique. Cette activité, encadrée par une éducatrice, n’attire que les filles et, pour la plupart d’entre elles, les plus jeunes du centre. Quand l’activité est proposée aux adolescents, elle n’ouvre pas en raison du faible taux d’inscriptions. La gymnastique, une pratique caractérisée par la production de formes esthétisées où domine la grâce, s’organise dans un milieu fermé, le gymnase. Evitée par les garçons et les adolescentes, l’activité gymnastique, assimilée à une pratique de petites filles, se positionne comme la pratique dominée au sein du dispositif.

Si l’activité VTT sportif regroupe les garçons situés en haut de la hiérarchie sexuée, quand l’activité football est encadrée par un homme, elle demeure celle qui attire la grande majorité des garçons du centre. Le nombre de participants s’élève souvent à quarante et nécessite la fermeture d’un stage pour libérer un éducateur qui va suppléer le responsable football. Les filles qui choisissent football ne sont pas nombreuses mais lorsqu’elles participent, elles restent souvent sur les bancs à regarder leurs camarades jouer. Il s’agit essentiellement de jeunes filles qui s’inscrivent au centre dans une logique affinitaire. Les garçons qui s’investissent l’année dans des clubs de football se démarquent des autres et deviennent rapidement les plus respectés du groupe. Lors de la constitution des équipes, ils sont appelés les premiers, quand ils n’ont pas la responsabilité de les faire, ce qui arrive fréquemment. Les moins performants, en revanche, sont choisis les derniers et font l’objet d’insultes ou de gestes violents en cas de contre-performance ou de revendications. Certaines semaines, les directeurs du centre préfèrent ne pas ouvrir l’activité et proposent à la place un autre sport collectif, notamment le basket-ball. Lorsque c’est le cas, le nombre de participantes augmente. Elles jouent plus longtemps même si plusieurs d’entre elles ne pratiquent pas habituellement le basket. Une année, les responsables de « Sports et Insertion » demandent à Diane, une jeune fille ancienne joueuse de football d’encadrer le stage « sport collectif ». Comme à leur habitude, les garçons choisissent cette activité la première journée de la semaine. Le lendemain, plus de la moitié d’entre eux demandent déjà à changer d’activité. Au bout de trois jours, Diane se retrouve avec un groupe exclusivement féminin. Les garçons justifient leur requête en annulant les compétences footballistiques de l’éducatrice : « Elle est nulle », « Elle sait pas ce que c’est le foot », « Moi j’arrête, je veux pas être avec elle ». Alors que les éducateurs organisent les stages football sous la forme de tournois opposant différentes équipes, Diane propose des ateliers éducatifs et des exercices, gardant la situation de match pour la dernière demi-heure des deux heures de stage quotidien. Si les garçons remettent en cause les compétences footballistiques de Diane, il semble plus judicieux de traduire leur mécontentement comme un décalage entre leurs attentes, leurs habitudes et les modalités d’organisation des séances proposées par l’éducatrice. Par ailleurs, l’encadrement féminin de la pratique tend à attirer plus de pratiquantes que lors des autres stages de football dirigé par un homme. Cette participation féminine importante participe également à la déstabilisation de l’entre soi masculin construit de manière privilégiée par la pratique du football, à l’inverse des autres activités souvent mixtes. Enfin, les dispositions de genre de Diane, une jeune femme à l’hexis corporelle hyperféminisée qui s’engage dans des rapports de séduction de manière explicite avec certains éducateurs du centre, se heurtent sans doute aux représentations des garçons pour qui la distance avec les filles et la discrétion des rapports amoureux s’imposent comme une norme d’interaction à respecter (Clair, 2008). Ainsi, le cas du football met en évidence la variabilité de la position des pratiques dans l’espace des sports local. Une pratique dite masculine peut, sous certaines conditions, se déplacer du côté du féminin. Par ailleurs, cet exemple révèle l’importance de la prise en compte de l’encadrement dans l’analyse de l’engagement des jeunes. Au-delà des caractéristiques techniques et des représentations associées à la pratique, les modalités d’apprentissage mises en place par l’encadrant ainsi que le modèle de genre qu’il donne à voir au cours des interactions avec les pratiquants influencent la répartition des jeunes sur les stages. De fait, quand une année les stages de football sont relégués en position de dominée car réservés aux filles, les autres étés, cette pratique rassemble le plus grand nombre de joueurs et se positionne juste derrière le VTT sportif au regard de la légitimité qu’elle confère à ceux qui s’y adonnent.

Les filles les plus « populaires » du dispositif se répartissent en deux groupes : les sportives qui choisissent en général la pratique du hip-hop ou l’équitation et les non sportives qui s’inscrivent sur les stages en fonction des garçons qu’elles convoitent : bien souvent, on les retrouve alors en sports collectifs ou en tennis de table.

Les activités que les jeunes n’ont pas pour habitude de pratiquer au sein du quartier ou dans le cadre de l’EPS font également l’objet d’un engouement certain. Il s’agit surtout de pratiques leur permettant de sortir de la base comme l’équitation, la natation, le canoë-kayak, le tir à l’arc ou le VTT loisir. La plupart de ces activités sont mixtes car les éducateurs essaient de prendre autant de filles que de garçons quand les deux groupes de sexe demandent l’activité de manière massive. Néanmoins, tous ces sports ne se superposent pas dans l’espace sexué des sports.

De nombreux adolescents évitent l’équitation, encadrée par Nathalie, par peur de l’animal et de la chute, bref pour éviter de perdre la face. Elle renvoie parfois certains jeunes durant la semaine car elle estime qu’ils ont manqué de respect au cheval en le frappant violemment. Cette activité, prise en charge par une femme qui exclut dans certains cas des garçons, reste une pratique plutôt féminine dans la catégorie des « 13 ans et plus ». Seuls Yanis et Bouchra, deux adolescents que Nathalie oriente vers un centre équestre pour leur « sérieux » et leur « motivation » participent à tous les stages. Les journées se construisent sur un schéma récurrent : une heure d’entretien du cheval (brossage, récurer les fers, les faire boire), le goûter, puis une balade ou des tours de cirque et enfin la douche des animaux aux jets d’eau. Le rapport à l’animal et la maîtrise technique du guidage du cheval prévalent à la dépense énergétique ou à la performance sportive (pas de galop, pas de course, pas de saut d’obstacle). De fait, l’activité s’éloigne des goûts sportifs des garçons issus des quartiers populaires urbains. L’activité, rejetée par ceux qui maîtrisent le mieux la culture de rue et qualifiée de « féminine », n’atteint donc pas le prestige du VTT sportif ou du football.

Le tir à l’arc n’intéresse pas non plus beaucoup les adolescents. L’activité qui nécessite précision, concentration et maîtrise technique limite les efforts physiques et demande aux jeunes de rester quasi statiques et sur une zone limitée durant les deux heures de pratique. L’éducateur, Magid, un homme de nationalité française et algérienne, âgé de 45 ans, encadre les adolescents de manière très stricte en écartant du groupe ceux qui ne respectent par les règles de sécurité de base et une attitude sérieuse prônée par l’activité. "Un soir, dans le bus du retour dans le quartier, Idris, âgé de 14 ans, raconte qu’il trouve les joueurs de football algériens meilleurs que les Français et il en conclut : « Je préfère être Algérien, c’est mieux, ils sont meilleurs ! ». Magid qui surprend la conversation, s’énerve contre lui en le traitant « de petit con qui n’a rien compris ! ». Il lui explique alors qu’il est Français avant tout sur sa carte d’identité : « Moi je suis Français avant tout et j’en suis fier ! Je me suis battu pour être français et toi petit con, toi et tous les autres vous êtes en train de tout gâcher ! ». Idris se vexe et insulte alors Magid. Il sera alors exclu deux jours de la base." L’altercation avec Magid révèle les différences de trajectoire entre l’éducateur émigré ayant obtenu difficilement la nationalité française et Idris, né en France et socialisé au sein d’un quartier populaire urbain stigmatisé. Ce type d’interaction explique également la distance mise par les garçons du dispositif dotés en "capital guerrier" (Sauvadet, 2006) avec cet éducateur et de fait avec l’activité tir à l’arc.

Le VTT loisir, très apprécié chez les jeunes du centre, regroupe tous les garçons qui espèrent acquérir un niveau suffisant pour intégrer le groupe du VTT sportif. Ils apprécient par-dessus tout la promenade qui les amène jusqu’à un cross où les éducateurs les laissent se divertir à leur guise sans contrainte particulière, si ce n’est celle de partir les uns après les autres avec un espace de sécurité. Les adolescentes choisissent rarement cette activité qu’elles trouvent contraignante : elle demande une certaine dépense énergétique et limite les conversations puisque les jeunes doivent rester le temps de la promenade en file indienne.

Elles choisissent en revanche la natation en groupe (elles sont au moins cinq à six copines) en s’assurant que les garçons de leur âge préfèrent un autre stage. Dans le cas contraire, elles évitent la pratique à l’exception de Manel, une nageuse de club, et de Delphine, inscrite à l’AS natation de son collège, qui sont alors les deux seules filles du groupe.

Pour pouvoir partir en canoë-kayak, il faut avoir réussi le test du 50 mètres à la piscine lors d’un stage dans la structure. En général, les deux responsables du stage natation (une femme et un homme, obligatoire pour la présence dans les deux vestiaires d’un éducateur) choisissent parmi les nageurs des stages précédents les plus « motivés et sympas », « les moins casse-couilles » (selon les propos de Sonia, une éducatrice natation). Les activités sur le centre comme le badminton, la pétanque, le volley-ball ou le tennis de table sont mixtes même si les filles du centre les choisissent préférentiellement. Peu légitimes, elles attirent les filles et les garçons les moins sportifs et sont encadrés par les éducateurs considérés comme polyvalents, ne possédant aucun Brevet d’État (BE) spécifique.

Conclusion

Ainsi, l’appropriation sexuée des pratiques construit un espace sexué et hiérarchisé des sports du dispositif. Les pratiques considérées comme les plus prestigieuses sont essentiellement masculines et prises en charge par des hommes quand celles reléguées au bas de l’échelle sont investies par les filles les plus jeunes du centre et encadrées par des femmes, la variable âge se combinant avec la variable sexe. Le sexe de l’encadrant, les modalités d’apprentissage qu’il met en place ainsi que ses dispositions de genre influencent de manière spécifique la répartition des jeunes sur les activités : les garçons choisissent préférentiellement des activités encadrées par un homme aux compétences avérées qui propose des modes d’engagement basés sur la compétition, la dépense physique et l’exploit ; les filles sportives recherchent avant tout des activités dans lesquelles elles excellent comme le hip-hop, la natation, l’équitation ou le basket tandis que les non sportives s’inscrivent et participent aux stages dans lesquels s’investissent des garçons qu’elles affectionnent, sans tenir compte de l’activité et de l’encadrant. Néanmoins, si les caractéristiques de certains stages organisent et renforcent une ségrégation sexuée évidente, le dispositif municipal amène également les adolescents à pratiquer ensemble. Même, si les pratiquants et les pratiquantes tentent alors souvent de réduire au maximum les situations de face à face corporel, loin de leur quartier, de ses normes et de sa surveillance, ils se livrent parfois à des jeux de séduction propres à leur classe d’âge ou travaillent leur apparence.