1/ Normes sociales, violence et distanciation

Si les valeurs de la société varient suivant les cultures et les époques, leur lisibilité peut donc trouver ancrage dans les règles de jeux sportifs. A cet égard, la courte paume, ou jeu de paume en salle, constitue un exemple particulièrement intéressant. Ce « jeu des rois et roi des jeux » a connu son essor à l’époque transitoire entre le Moyen Âge et la Renaissance, c’est-à-dire la période à laquelle la société de cour s’est orientée vers un goût prononcé pour l’élégance, la délicatesse et la retenue, et dont N. Elias (1974) a clairement énoncé le phénomène. Au sein du jeu lui-même, l’apparition de la corde, puis plus tard du filet, pour séparer les deux camps adverses est sans nul doute l’une des grandes caractéristiques de la transformation de cette pratique, marquant ainsi une rupture avec le principe de la paume médiévale dont les camps n’étaient pas divisés de manière matérielle. L’évolution des règles ne s’est donc pas seulement portée sur le passage d’un jeu à main nue à un jeu avec battoir ou raquette, ni sur celui d’un jeu de plein air à un jeu fermé. Le fait d’être passé d’un espace autorisant l’interpénétration des camps par les adversaires à un espace aux camps inviolables dévoile un trait majeur dans l’évolution des règles sociales. Comme le rappelle l’historien J.-M. Mehl (1990), cette nouvelle configuration du terrain a en effet constitué une mesure préventive permettant d’éviter les accidents mortels dus à la violence des coups et à la dureté des balles utilisées, et qui s’avéraient très fréquents au Moyen Âge. Le filet, frontière matérielle qui impose une distance d’affrontement moteur supérieure à celle qui était en œuvre auparavant, participe donc bien de cette tendance de la Renaissance vers une diminution de la violence, vers un contrôle des débordements ludiques par la règle (P. Parlebas, 1986). Aujourd’hui, nombre de pratiques de la famille des jeux de paume et de raquette, comme le tennis, le badminton, le tennis de table ou le volley-ball, fonctionnent sur ce même principe de camps impénétrables et de franchissement de filet par un projectile. Apparues dans la seconde moitié du XIXème siècle, période d’institutionnalisation sportive par excellence, elles portent la marque de cette volonté de la part des instances officielles.

2/ Logique interne, égalitarisme et impact médiatique

Une autre empreinte sociale et culturelle réside dans l’importance accordée à l’égalité des chances, que ce soit par le biais de sa configuration spatiale ou de sa structure caractéristique du duel sportif. En ce qui concerne l’espace de jeu, un regard ciblé sur le tennis permet d’aboutir à un constat prégnant. Née dans l’Angleterre victorienne, cette activité a acquis une configuration tout à fait comparable à celle des débats parlementaires anglais : deux camps égaux et opposés se faisant face, sous le contrôle d’un arbitre. Cet aspect relève d’une double nouveauté par rapport aux propriétés de la courte paume, dont le tennis est directement issu. En premier lieu, dans un souci de simplification des règles de la paume jugées trop complexes - et au terme de plusieurs étapes de tâtonnement où l’on vu apparaître l’éphémère sphairistikè du major Wingfield -, l’invention du tennis s’est faite notamment sur le mode de la symétrie spatiale, alors qu’il y avait dans une salle de courte paume un camp pour servir et un camp pour recevoir. Ensuite, la présence d’un garant de la loi dans l’espace de jeu s’est révélée là aussi une nouveauté, car dans les parties de courte paume, il n’y avait pas d’agent officiel pour surveiller le respect de la règle par les joueurs (en cas de litige, les spectateurs eux-mêmes intervenaient pour donner leur avis). Outre l’aspect lié à la configuration spatiale du jeu, la structure de duel propre aux jeux de paume et de raquette correspond nettement aux propriétés relatives aux réseaux d’interactions de l’ensemble des sports. P. Parlebas (1986, p. 235) note ainsi que l’institution retient particulièrement ces types de structures ludosportives, au nom de la spectacularité. Ces réseaux permettent de « maintenir l’équilibre des forces en présence afin que le match ne soit jamais joué d’avance : l’affrontement est un drame dont l’issue, incertaine jusqu’au bout, doit maintenir le spectateur en haleine » précise l’auteur. La notion d’égalitarisme est clairement mise en avant dans ces duels, en étroite relation avec une conception méritocratique. « Une fois tout le monde mis sur le même pied, on fait l’hypothèse que les gagnants ne peuvent être que les “meilleurs” » pour reprendre les propos de R. Boudon et F. Bourricaud (1982, p. 215). Ce principe, fortement valorisé par l’agon (la compétition) crée artificiellement une égalité des chances « pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur » énonce R. Caillois (1958, p. 50). Ces considérations témoignent bien d’un lien étroit entre les règles d’un jeu sportif et leur contexte social, culturel et politique. Elles suggèrent également la forte empreinte des médias, et plus particulièrement de la télévision. Les normes et valeurs médiatiques en terme de sport se conjuguent en effet avec une recherche de gain de temps, à la fois dans une optique de spectacularité et de cadrage dans les grilles de programmes. Les chaînes de télévision ont tout intérêt, pour leur taux d’audience, à ce que les pratiques qu’elles diffusent soient spectaculaires ; et les instances fédérales cherchent à faire en sorte que leurs disciplines soient diffusées à l’antenne pour accroître leur popularité. C’est pourquoi, nombre de fédérations n’hésitent pas à modifier certains éléments de leurs règles du jeu. C’est dans cette logique que d’importants changements ont été opérés dans les sports de raquette et au volley-ball ces dernières années. L’abandon de la « marque au serveur » au volley, au badminton et au squash (désormais, que l’on soit serveur ou receveur, tous les points comptent), la possibilité de faire entrer un libéro au volley, l’augmentation du diamètre de la balle de tennis de table, diverses modifications liées au nombre de points par sets dans ces quatre sports, sans oublier l’instauration du tie-break et divers tests expérimentés au tennis, sont autant de mesures ayant pour objectif de dynamiser le jeu et qui portent l’empreinte d’une logique commerciale basée sur des intérêts réciproques entre médias et fédérations.

3/ Pratiques régionales, culture matérielle et identité

L’empreinte culturelle dans le système de règles passe en outre par une identité matérielle propre à la pratique ludosportive considérée. C’est sans doute parmi les activités ancrées dans la tradition régionale que nous trouverons les exemples les plus patents. En effet, les accessoires employés pour ces types de jeux sportifs ont très souvent été empruntés au monde rural en général, et agricole en particulier. Il est donc important de prendre en compte les us et coutumes relatifs au type de matériel utilisé dans les campagnes pour l’appréhension du rapport qui existe entre le joueur et ses instruments. Retenons ici deux exemples : la balle au tamis picarde et la pelote basque. Dans le premier cas de figure, les joueurs utilisent pour mettre la balle en jeu un tamis pour la faire rebondir avant de la frapper en direction du camp adverse. Or l’origine de ce tamis a une forte connotation culturelle puisqu’il puise son origine dans le monde agraire : en l’occurrence celui des cultures céréalières du blé qui nécessite l’usage du tamis pour le triage des graines. Sur le plan de l’action motrice, le tamis favorise un lancer de balle lointain en direction des fonciers (joueurs de fond) de l’équipe opposée ; ce qui empêche ainsi les adversaires d’avancer dans le terrain. Il y a manifestement un avantage qui se crée au niveau spatial. En ce qui concerne la pelote basque, l’évolution des diverses spécialités est étroitement liée à l’apport de nouveaux matériaux, pour de nouveaux matériels. Ainsi en va-t-il du chistera, ce gant d’osier incurvé servant à envoyer la pelote. L’histoire retient que c’est un certain Jean Dithurbide, dit Gaintxiki, qui inventa cet instrument. Mais ce qui compte surtout, c’est le contexte de cette création : le jeune homme eut en effet l’idée de remplacer le petit gant de cuir dont se servaient jusqu’alors les pelotaris par un « txistera », c’est-à-dire un panier tressé utilisé pour ramasser les fruits. Après quelques améliorations pour substituer la fonction sportive à la fonction agricole d’origine, le panier incurvé fut définitivement adopté en 1857. L’intérêt d’un tel instrument est qu’il était dès lors plus aisé de rattraper les pelotes dont la vitesse au rebond s’avérait de plus en plus vive du fait de la prolifération d’un matériau nouvellement en usage en Europe : le latex. L’ancrage de telles pratiques dans la tradition régionale, et sa répercussion dans leur logique interne, incline à parler d’une identité culturelle de ces pratiques liée à l’action motrice des joueurs sous l’angle du rapport à l’objet. Qu’il s’agisse du « tireur » (serveur) de la balle au tamis faisant rebondir la pelote sur le tamis d’engagement, ou du pelotari cueillant la pelote dans son chistera avant de l’y faire rouler pour la propulser, leurs gestuelles sont propres à la « communauté » de leurs pratiques sportives respectives. Il y a bien une identité liée à la culture matérielle, par une incorporation de la dynamique des objets dans les conduites motrices, pour faire référence à la théorie de J.-P. Warnier (1999).

4/ Des « acculturations ludomotrices »

Nous pouvons enfin souligner ce que nous pourrions appeler une « acculturation ludomotrice » au sein de certains jeux de paume et de raquette. A titre d’exemples, plongeons-nous dans l’histoire de l’Europe, et plus particulièrement de la présence espagnole dans la région franco-flamande. Entre les XVIème et XVIIIème siècles, les joueurs de balle au tamis du nord de la France et de Belgique effectuaient la mise en jeu en envoyant la balle sans mettre le relanceur en difficulté : il s’agissait d’une livrée passive. Au contraire, la technique espagnole misait sur l’efficacité d’entrée de jeu : l’objectif était de gêner les adversaires grâce à une livrée active. C’est dans ce sens que s’est opéré un changement d’attitude dans la manière d’engager les échanges. Les joueurs de la péninsule, appelés « caracos », prenaient de l’élan pour servir ; ce qui, ajouté à la puissance autorisée par le butoir d’engagement, permettait un jeu beaucoup plus athlétique que celui des Flamands, des Wallons ou encore des Picards. En outre, la technique gestuelle de la livrée dite « au long bras », effectuée à bras horizontal et typiquement espagnole, a incontestablement marqué le jeu au début du XIXème siècle, notamment dans le Tournaisis (région de Tournai) et dans les alentours de la commune d’Ath. L’admiration suscitée par le style et la réussite des Espagnols a ainsi entraîné une interpénétration entre les différents jeux picards, belges et hispano-belges. D’ailleurs, l’appellation « balle pelote », qui désigne la variante la plus populaire de Belgique encore aujourd’hui, serait ainsi la trace de ce mixage entre les jeux de balle locaux et les techniques d’engagement dynamiques des jeux de pelote importés d’Espagne ; et ce, même si l’activité contemporaine se joue sans tamis depuis plus d’un siècle. Cet exemple de l’influence des Espagnols sur le jeu de balle de la Belgique et du nord de la France au cours de l’histoire apparaît comme une bonne illustration de transmissions culturelles réalisées entre populations via les règles de leurs jeux sportifs. Un tel phénomène d’acculturation ludomotrice, dévoile en l’occurrence une subtile articulation entre empreinte et emprunt culturels. D’autres jeux de pelote, pratiqués actuellement au Mexique et considérées comme des survivances des jeux de balle précolombiens, possèdent en réalité des règles empruntées aux jeux de paume européens. Le principe des chasses (un système complexe de gagne-terrain) ou encore le système des scores basé sur les jeux de quatre « quinze » en témoignent, au sein de pratiques comme l’ulama, la pelota mixteca et la pelota tarasca. Un tel mixage, sur lequel se sont notamment penchés H. Gillmeister (1987) et E. Taladoire (1995), peut sans doute s’expliquer par l’absence de traces réglementaires concernant les anciens jeux des Aztèques ou des Mayas.

Conclusion

Les jeux de paume et de raquette semblent donc bien se prêter à l’illustration d’empreintes sociales et culturelles au sein des règles sportives. Recherche du contrôle de la violence, égalité des chances, impact médiatique, culture matérielle ou encore idée d’acculturation ludomotrice témoignent manifestement de ce lien entre logique externe et logique interne. C’est dans ce sens que P. Parlebas a introduit le concept d’ « ethnoludisme », qu’il définit par « la conception et le constat selon lesquels les jeux sont en consonance avec leur culture d’appartenance, notamment dans leurs caractéristiques de logique interne qui illustrent les valeurs et la symbolique sous-jacentes de cette culture : rapports de pouvoir, rôle de la violence, images de l’homme et de la femme, formes de sociabilité, contact avec l’environnement... » (1999, p. 140). Et c’est un regard comparable qu’adopte M. Cégarra (1998) dans son étude sur les jeux de balle picards. L’ethnologue perçoit en effet une corrélation entre les variations spatiales propres au principe du gagne-terrain de ces pratiques (appelé système des « chasses ») et les variations culturelles dans l’espace régional, en s’appuyant sur la véritable pratique de la chasse (celles du lièvre et du perdreau sont fortement ancrées dans la tradition picarde). Il y aurait donc, selon l’auteure, un rapprochement entre la mise en réserve territoriale qu’elle évoque et le point en suspens des jeux de balle lorsqu’une chasse est à jouer ; et ce rapprochement aurait trait à une prise de pouvoir par l’espace. Cet ethnoludisme, auquel nous pouvons bien sûr associer le concept d’ « ethnomotricité » (P. Parlebas, 1999), suppose une approche à la fois contextuelle - pour l’environnement social et culturel - et structurale (C. Lévi-Strauss, 1958) - pour la logique interne. Une telle perspective peut permettre au chercheur de rendre plus pointue la détermination de l’origine et les transformations de certains jeux sportifs ou de mieux comprendre les transmissions réglementaires entre pratiques.

Bibliographie

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