Avec 600 805 licenciés dont 20 % de compétiteurs, la Fédération Française d’Equitation (FFE) se positionne actuellement au troisième rang des fédérations sportives. Les sports équestres, à travers trois disciplines (Concours de Saut d’Obstacles, dressage et Concours Complet d’Equitation), font partie des sports olympiques. La FFE possède les critères institutionnels et sportifs d’une fédération olympique et compte, parmi ses licenciés, des sportifs de haut-niveau « jeunes » et « seniors » qui composent les équipes nationales. Ces cavaliers participent ainsi aux plus grandes compétitions internationales au même titre que d’autres sportifs de haut-niveau. Pourtant, l’étude de leurs conditions d’entraînement, mais plus largement de travail et de vie, ainsi que de la gestion de leur capital corporel fait apparaître des différences flagrantes au regard de celles d’autres sportifs. Alors que dans de nombreux sports, les « champions » placent la préparation, l’entretien et la préservation de leur corps au centre des priorités, affichant une ascèse corporelle rigoureuse, les cavaliers affichent des pratiques somatiques et une gestion de leur corps en net décalage avec celles attendues pour des sportifs de haut niveau. Leur corps est en effet mis à rude épreuve et leur condition physique apparaît comme une préoccupation secondaire. Ils se distinguent ainsi des représentations de la figure du « champion ». Cette singularité est à mettre en regard avec la présence du cheval « athlète » des sports équestres, mais aussi avec les conditions d’évolution du cavalier qui, s’il semble soumis à des pratiques corporelles moins rigoureuses, doit en revanche faire face à des conditions de vie et de travail souvent éprouvantes et contraignantes, bien plus que d’autres sportifs professionnels pour qui tout est mis en œuvre afin qu’ils se centrent quasi-exclusivement sur leur préparation sportive. Ainsi, à travers une enquête qualitative (trente entretiens et observation sur les terrains de concours et au sein d’écuries de compétition durant trois saisons sportives) réalisée auprès de (ex)compétiteurs et (ex)compétitrices d’âge, d’expérience, de statut et de niveaux différents, nous avons tenté d’analyser leurs conditions d’évolution singulières, de les comprendre, de les mettre en regard avec celles d’autres sportifs de haut-niveau afin de voir en quoi les cavaliers sont confrontés à des contraintes spécifiques qui les éloignent de l’image du « champion ».

1. Le cheval « athlète » et le cavalier « pilote ».

Contrairement aux autres disciplines où le sportif est l’athlète, dans le cas de l’équitation, le cavalier endosse le rôle de « pilote » et c’est le cheval qui constitue l’athlète du « couple ». Cette spécificité implique une moindre importance de la condition physique du compétiteur dans la production de la performance, au regard de sports plus énergétiques ou basés davantage sur les ressources physiques que les compétences techniques. Pour autant, les sports équestres, surtout à haut niveau, impliquent une mise en jeu du corps du cavalier (musculaire, énergétique, technique) pour assurer sa fonction de « pilote » lors de la pratique montée. Les activités « annexes », non directement liées à la pratique équestre et réalisées « à terre » (soins aux chevaux, entretien des écuries, etc.) nécessitent également un réel engagement physique, conséquence directe de la manipulation d’équipements et de matériel lourd, de gros animaux pas toujours très conciliants et d’une pratique en extérieur par tous les temps. Pourtant, au cours des entretiens, et à travers l’observation menée sur les terrain de concours, le corps du compétiteur apparaît totalement « dénié », « masqué », « occulté » par celui du cheval. En effet, alors que les compétiteurs « Pro » évoquent de manière récurrente et centrale le corps de leur(s) monture(s) et les pratiques associées pour le(s) maintenir dans un état de forme optimum en vue de la réalisation de performances remarquables, ils n’évoquent que très anecdotiquement la question de leurs pratiques somatiques, de la préservation de leur capital physique et des pratiques d’entretien, d’entraînement et de soins auxquelles on pourrait s’attendre dans le cas d’une pratique sportive de haut- niveau. Au-delà des discours, cette faible préoccupation des cavaliers pour leur corps est visible dans leurs pratiques au quotidien.

A. Le corps du cavalier compétiteur de haut niveau : une préoccupation secondaire. L’étude des pratiques corporelles des cavaliers envers eux-mêmes et leurs montures met en évidence de manière flagrante un net décalage : si le corps du cheval fait l’objet de toutes les attentions, il n’en va pas de même pour celui du cavalier. Alors que la recherche de la condition physique optimale des montures est un objectif central pour le cavalier afin d’atteindre les meilleures performances possibles, leur propre état de forme et leur préparation physique sont largement occultés et réduits au minimum.

Les chevaux bénéficient en effet de pratiques de soins (massages, balnéothérapie, solarium, ostéopathie, etc.), d’entraînement (tapis roulant, marcheur, trotting, échauffements, stretching, etc.) et alimentaires (compléments, vitamines, etc.) dignes de grands sportifs. Les cavaliers se font d’ailleurs aider dans cette quête de la meilleure forme physique des montures par différents spécialistes : vétérinaire, ostéopathe, masseur, experts en alimentation, maréchal-ferrant, soigneur, etc. Ils tentent également d’offrir à leurs chevaux des conditions d’évolution (entraînement, vie, confort, temps de repos) propices à la réalisation des meilleures performances. Ces pratiques de pointe envers les chevaux tranchent nettement avec celles des cavaliers, leurs conditions de vie et d’entraînement et surtout leurs pratiques corporelles.

En effet, au-delà du discours, les cavaliers affichent des pratiques somatiques, d’entraînement, de soins, de préparation physique et de récupération, mais aussi une hygiène de vie (sommeil, alimentation, consommation d’alcool et de tabac, etc.) plutôt inattendues pour des sportifs de haut niveau :

Tout d’abord, les pratiques de prévention et de préservation du capital corporel sont peu fréquentes voire inexistantes. Par exemple, même en cas de températures extrêmes (certains cavaliers évoquent des entraînements réguliers à des températures avoisinant les - 10°C), ils ne font pas d’échauffements, alors qu’ils sont particulièrement attentifs à en faire faire à leurs montures. Il en va de même pour les pratiques d’étirements post-efforts. Cela vaut d’ailleurs parfois aux cavaliers des claquages et autres accidents musculaires. Carole [cavalière de haut niveau et dirigeante d’écurie] reconnaît ainsi : « Je trouve qu’on ne fait pas assez attention à nous, à la limite qu’on s’axe vachement sur les chevaux mais pas du tout sur le physique du cavalier. [...] Je trouve qu’on bosse pas notre physique : ni notre endurance, on ne s’échauffe pas avant de monter alors que il y a quand même des efforts physiques...tu le payes après...oui, je trouve que par rapport à plein d’autres sports, on privilégie, enfin on s’occupe bien de l’animal mais le cavalier... ». Les cavaliers ne sont pas non plus sensibles au développement de leur condition physique notamment par l’association d’autres activités sportives de type énergétiques (natation, course à pied, etc.), limitant leur activité physique à leur seul pratique équestre. La condition physique apparaît ainsi comme une préoccupation secondaire pour les cavaliers qui affirment seulement essayer d’assurer une « condition physique minimum », qui semble juste correspondre à la possibilité de monter à cheval sans trop de souffrances, à l’image de ce qu’explique Thomas [cavalier de haut niveau et enseignant] : « Non, c’est pas du tout aussi intense que les autres sports...bon, il faut avoir une relative bonne condition physique mais c’est pas...c’est pas le primordial ». De même, alors que les cavaliers sont particulièrement vigilants aux soins post-blessures et au respect des délais de convalescence pour leurs montures, ils adoptent pour eux des pratiques totalement inverses : prise de risques, déni de la souffrance et des blessures, non-respect des périodes de convalescence, suivi partiel des soins et des indications médicales, etc.

Ensuite, les conditions de vie et de travail des cavaliers apparaissent en forte inadéquation avec celles attendues pour des sportifs de haut niveau. En effet, la majorité des cavaliers de haut niveau sont contraints de cumuler dans le monde des sports équestres des activités rémunératrices plus ou moins éloignées de leur pratique sportive (transport et commerce de chevaux, coaching, etc.), cette dernière ne leur permettant pas de vivre (hormis quelques rares exceptions, les cavaliers, même au haut niveau, ne peuvent pas vivre des seules retombées de leur pratique compétitive, les gains étant trop faibles au regard des frais d’investissement et de fonctionnement, notamment en raison de la présence des chevaux qui engendre de fortes dépenses). Ces activités, souvent très éprouvantes physiquement, sont indispensables à la prospérité économique de leur entreprise mais engendrent une charge de travail très conséquente, une usure physique et parfois morale ainsi qu’une fatigue extrême des cavaliers, donc des conditions de vie peu propices au maintien d’une bonne forme physique. Outre la fatigue musculaire et les éventuelles blessures et douleurs, ces activités chronophages sont à l’origine d’emplois du temps plus que chargés qui ne permettent pas aux cavaliers d’observer les temps de repos, sommeil et récupération pourtant indispensables lors d’une activité sportive intense. Ce cumul d’activités induit également des arbitrages temporaires récurrents entre carrière professionnelle et sportive, le plus souvent aux dépens de la seconde, nous y reviendrons dans la partie 2.

Enfin, l’hygiène de vie et les pratiques somatiques des cavaliers sont également en décalage avec les recommandations des spécialistes à l’intention des sportifs de haut niveau. Outre le manque de sommeil et de temps de récupération, les cavaliers affichent également de manière récurrente la consommation d’une alimentation très riche, peu équilibrée et la multiplication des repas « sautés » ou incomplets (sandwichs, gâteaux, etc.), et ce même les jours de compétition. Ils expliquent d’ailleurs « pouvoir manger n’importe quoi » ou « ne pas trop faire attention à leur alimentation », contrairement à d’autres sportifs, en faisant simplement attention de ne pas dépasser un « poids de forme » aux frontières très larges. La consommation d’alcool et le tabagisme apparaissent aussi très répandus dans la population des compétiteurs, et ce également les jours de compétition, parfois même juste avant les épreuves.

Les pratiques corporelles affichées par les cavaliers, même ceux des plus hauts niveaux, se singularisent ainsi des pratiques d’autres sportifs étudiées dans différents travaux sociologiques, notamment celles des boxeurs (Wacquant, 2002), gymnastes (Papin, 2007) ou encore des danseurs (Sorignet, 2004). Contrairement aux cavaliers, ceux-ci placent la préservation et l’entretien de leur capital corporel comme une priorité et affichent une ascèse sportive rigoureuse : hygiène corporelle drastique pour les danseurs classiques (entraînements rigoureux, régime alimentaire très strict, pesées mensuelles, etc.), pratiques de prévention et de gestion de leur « capital corps » pour les gymnastes (entraînements, massages, temps de repos et de récupération, évitement de toute activité physique susceptible de contrarier l’efficacité musculaire spécifique à la gymnastique, etc.). Ainsi, alors que le gymnaste « entretient un rapport au corps finalisé sur la performance sportive et ajusté à cette dernière. [...] La finalité poursuivie amène le gymnaste à adopter une ascèse sportive particulière qui devient un mode normal de vie, au point de ne plus être perçu comme contrainte » (Papin, 2007, p. 218), cela apparaît très différent pour les cavaliers.

Ces derniers apparaissent conscients de cette singularité, voire l’affichent, à l’image de Frédéric (cavalier de haut niveau et enseignant) : « Hormis qu’on s’use un peu le dos et les genoux, moi, je trouve que, par rapport à d’autres sports, c’est quand même un sport relax, hein, c’est quand même le cheval qui fait tout...indirectement... Moi, je connais des footballeurs, je connais des tennismen à un haut niveau : ils ont un sacré entraînement, les gars ! Les footballeurs, ils se font dix bornes de footing tous les matins, une heure de foot, technique, machin... Nous [les cavaliers] on monte nos chevaux mais par contre, la plupart boivent l’apéro, la plupart fument une clope, la plupart vont en java sans qu’un problème soit engendré au pire le lendemain ! » ou de Sandra : « Oui, on [les cavaliers] est les seuls à pouvoir fumer, boire, picoler !!! Franchement, c’est déjà une grande différence par rapport aux autres [sportifs], c’est plus cool ! ».

Si certains jeunes cavaliers, à l’image de Frédéric ou Sandra, voient en cette spécificité une chance, car une moindre contrainte à une hygiène de vie stricte, la majorité d’entre eux déplore leurs conditions d’évolution (sans toutefois, ou rarement, les modifier) et les attribue à une nécessaire accumulation des activités pour des raisons de survie économique, se plaignant de ne pas être assez soutenus matériellement et financièrement par le mouvement sportif, comme peuvent l’être d’autres sportifs de haut niveau.

Ainsi, si ces pratiques corporelles singulières au regard de celles des autres sportifs peuvent être mises en regard avec le statut (sportif non professionnel cumulant avec un statut de travailleur des sports équestres) et les conditions de travail et d’entraînement spécifiques des cavaliers qui sont contraints de cumuler nombre d’activités dans le monde équestre, ou encore avec les origines militaires et non sportives des sports équestres et la culture spécifique, fondée avant tout sur une logique professionnelle (Le Mancq, 2007) qui y réside, elles s’expliquent également par les modalités d’évolution et d’entraînement spécifiques des cavaliers, qui ne sont soumis à aucun contrôle social ni médical.

B. Des cavaliers très libres et isolés. En effet, contrairement à d’autres sportifs de haut niveau, notamment les gymnastes, les boxeurs ou encore les footballeurs qui exercent dans des structures de type Institut National (INSEP), « pôles France », « team » ou clubs professionnels, les cavaliers n’évoluent pas au sein de structures collectives ou lieux partagés (gymnases, salles de boxe, piscine, etc.) dédiés à la formation et à l’entraînement et ne sont pas encadrés par des spécialistes (entraîneur, équipes médicales, etc.). Ils évoluent la plupart du temps seuls au quotidien dans leurs propres installations ou éventuellement dans celles de leur employeur (éleveur, marchand de chevaux, etc.). Ils sont ainsi les seuls décisionnaires de la gestion de leur carrière, de leurs modalités d’entraînement, de l’organisation de leurs journées, etc. Même en cas de sélections en équipe de France, les cavaliers n’évoluent que très ponctuellement au sein d’une structure et avec un encadrement fédéral. Cela est lié à la structuration et aux modalités de fonctionnement des sports équestres, à la présence des chevaux, ainsi qu’au fait que les cavaliers cumulent les statuts de sportif et de travailleur des sports équestres (marchand de chevaux, éleveur, entraîneur-coach, cavalier salarié, formateur de chevaux, dirigeant d’écurie, etc.), ce qui les oblige à être présents dans leur entreprise équestre. Cet isolement singulier des cavaliers a plusieurs conséquences, dont une majeure réside dans le fait qu’ils ne jouissent pas ou peu d’aides mais pas non plus de contraintes ou autres contrôles sur la gestion de leur carrière et de leur pratique. Cette « liberté » s’exerce entre autre au niveau du contrôle médical : les cavaliers ne bénéficient d’aucun suivi médical particulier de médecins spécialisés mandatés par un club ou la FFE, ni d’encadrement dans ce domaine (conseils, prévention, etc.). Ils ne sont donc soumis à aucun contrôle social des institutions sportives, contrairement à beaucoup d’autres sportifs de haut niveau, tels les gymnastes ou encore les danseurs classiques qui évoluent au conservatoire, « institution totale » (Sorignet, 2004), ni même au contrôle des spécialistes de la santé. Cela a évidemment des conséquences sur leurs pratiques, notamment leurs pratiques corporelles, leurs modalités de vie, de travail ou d’entraînement. L’absence d’encadrement favorise des pratiques peu propices à une bonne hygiène de vie et une condition physique satisfaisante. Alors que dans le cas des gymnastes ou encore des boxeurs, on assiste à une construction collective de la performance avec un contrôle social qui entoure sa production, il n’en est rien pour les cavaliers de haut niveau.

Les cavaliers compétiteurs de haut niveau évoluent dans des conditions de pratique sportive, de travail voire même de vie souvent en contradiction totale avec les conditions attendues et nécessaires pour un sportif de haut niveau. Le cavalier affiche, à ce titre, un rapport au corps et aux pratiques corporelles d’entretien, de prévention, d’hygiène et de soins atypique dans le monde sportif. Les cavaliers apparaissent ainsi soumis à une moindre rigueur physique, assurant seulement une condition physique « minimum ». Mais l’étude de leurs conditions d’évolution met en évidence d’autres contraintes récurrentes auxquelles ils sont soumis, contraintes qui ne leur permet de toutes façons pas d’évoluer dans des conditions physiques optimales ni même de tenter de les approcher. Ainsi, si les sacrifices et les efforts physiques pour être parmi les plus performants semblent moins incontournables dans le cas des cavaliers que pour d’autres sportifs, ils sont en revanche confrontés à des conditions de vie et de travail particulièrement éprouvantes qui, là encore, les éloignent des autres sportifs de haut niveau.

2. Des conditions de pratique et de vie très éprouvantes. Nous l’avons vu, les cavaliers de haut niveau - pas salariés par des clubs professionnels ou pris en charge par la FFE - cumulent, pour la majorité d’entre eux, carrière sportive et carrière professionnelle dans le monde des sports équestres. Ils vivent notamment de la valorisation et du commerce de chevaux de sport mais aussi parfois du coaching, du transport des chevaux ou encore d’activités de pension pour chevaux de cavaliers amateurs. Ainsi, ils sont obligés de multiplier les activités professionnelles dans le monde du cheval, ne pouvant pas consacrer la majeure partie de leur temps à leur préparation sportive (technique et physique). Outre les difficultés que cette accumulation de tâches chronophages et épuisantes pose sur le plan de la préparation sportive, ce double statut de sportif et de travailleur des sports équestres (marchand de chevaux, transporteur, coach, dirigeant d’écurie, etc.) est également à l’origine d’une difficile construction identitaire (Le Mancq, 2008), de conditions de vie éprouvantes et d’arbitrages incessants aux dépens de la carrière sportive.

A. Des arbitrages temporels défavorables mais inévitables. Contraints de cumuler nombre d’activités rémunératrices souvent éloignées du strict cadre de leur pratique sportive, les cavaliers de haut niveau se trouvent confrontés à un planning des plus saturés et à une charge de travail très conséquente. Dans ce contexte, ils sont obligés de faire des arbitrages récurrents entre leur carrière professionnelle et leur carrière sportive, se trouvant parfois dans des conditions de pratique, et plus largement de vie, peu propices à la réalisation d’une carrière sportive remarquable.

Les compétiteurs de haut niveau, par ailleurs travailleurs des sports équestres, évoquent ainsi le manque de temps disponible pour leur pratique sportive (entraînement et compétitions) et les arbitrages temporels récurrents qu’ils sont contraints de faire aux dépens de cette dernière. Le récit de leurs journées laisse en effet apparaître les contraintes horaires draconiennes auxquelles ils sont soumis et le peu de temps libre qui leur reste pour leur entraînement mais aussi leur repos, à l’image de ce qu’explique Agathe [cavalière de haut niveau, 23 ans] : « Ce qui est dur c’est de tenir le coup...quand on enchaîne treize jours de concours d’affilée la route etc. Oui, physiquement, c’est très dur, et puis moralement parce que quand physiquement au bout d’un moment...quand on rentre à...ça m’est arrivé de rentrer à 2h du matin avec le camion et de repartir, le lendemain matin, avec les jeunes [chevaux], c’est vrai que physiquement, c’est pas facile à tenir » ou encore Alix [cavalière de haut niveau, 27 ans] : « Physiquement, ce n’est pas l’équitation en elle-même qui atteint plus, c’est le tout, les à-côtés. Le sportif, quand il va s’entraîner, il va faire son entraînement, il n’a pas à nourrir, à curer, à pailler, etc., etc... [Nous], il y a tout le boulot à côté [...] et ça, physiquement, c’est dur ». L’accumulation de ces activités chronophages et très épouvantes physiquement génère ainsi un manque de temps pour leur entraînement et celui de leurs montures. Les conditions de travail auxquelles ils sont soumis ne leur permettent ainsi pas d’être physiquement, techniquement et moralement dans les meilleures dispositions pour être performants dans leur pratique sportive. En cela, là encore, les cavaliers se distinguent d’autres sportifs de haut niveau pour qui la recherche de la meilleure performance est au centre des priorités et qui bénéficient de conditions de travail adéquates. Les cavaliers déplorent cette situation de manière récurrente mais, faute de moyens et souvent dans une situation économique précaire, ils ne peuvent que rarement déléguer à un tiers les tâches les plus éloignées de leur pratique sportive, les plus éprouvantes et les plus chronophages. Dans ce contexte, l’aide de proches, notamment dans le cadre d’une entreprise familiale, peut constituer un atout majeur pour la carrière sportive du cavalier. Ainsi - et ce malgré un déni constant du corps - face à des conditions de travail et de vie éprouvantes, les compétiteurs travailleurs des sports équestres évoquent la souffrance physique et morale, « l’usure », la « lassitude », auxquelles ils sont confrontés au quotidien.

B. Une carrière exclusive. Outre l’usure et la souffrance physique, une grande partie des compétiteurs travailleurs des sports équestres évoquent également une forme d’usure morale, notamment liée au caractère très exclusif des carrières équestres et aux conditions de vie qui en découlent. L’accumulation des tâches chronophages, la présence d’animaux vivants qui nécessitent une surveillance et un entretien quasi-permanent ainsi que l’organisation et le fonctionnement des compétitions (sur plusieurs jours, souvent éloignées géographiquement, etc.) laissent en effet peu de place à la réalisation d’autres activités ou à la fréquentation d’autres mondes sociaux, et ce dès le plus jeune âge des cavaliers et jusqu’à des âges avancés, les carrières équestres de compétition se caractérisant par leur longueur.

La pratique compétitive dans les meilleures catégories implique en effet un investissement temporel très conséquent, tant pour les soins et l’entraînement quotidien des chevaux que pour la pratique compétitive à proprement parler. Passant beaucoup de temps sur les routes ou sur les terrains de compétition, les compétiteurs engagés mènent une vie qui peut parfois s’apparenter à une vie de nomades. Les autres tâches rémunératrices aux horaires lourds et imprévisibles (blessure ou maladie des chevaux, poulinage, etc.) ajoutées à cela, la conciliation entre carrière sportive, carrière professionnelle et les autres carrières de la vie des cavalier-e-s n’est pas toujours aisée : au-delà des difficultés de cumul entre carrière sportive et carrière scolaire / professionnelle, les compétiteurs semblent également confrontés à des arbitrages récurrents entre carrière équestre et vie familiale, sociale et amoureuse. La vie familiale passe ainsi souvent au second plan et il apparaît périlleux de concilier les carrières, particulièrement pour les cavaliers et cavalières, et a fortiori pour les mères. Dans ce contexte, le fait d’être en situation d’homogamie semble faciliter la conciliation notamment parce que cela permet aux compétiteurs de passer plus de temps ensemble (sur leur lieu de travail) mais aussi de mieux comprendre et accepter les arbitrages. Dans le cas contraire, outre les difficultés d’organisation, les compétiteurs, et surtout les compétitrices, expriment un sentiment de culpabilité qui accompagne ces arbitrages. De même, l’engagement équestre des enfants semble limiter les difficultés de conciliation entre les carrières, surtout pour les mères compétitrices. Ces difficultés de conciliation semblent être à l’origine d’un sentiment (qui se traduit ou non dans le fait par une situation de célibat ou de divorce) « de ne pas avoir eu de vie de famille » et d’une forme d’amertume de certains cavaliers qui regrettent de ne pas pouvoir consacrer plus de temps à leur - ou à la fondation d’une - famille.

Un autre regret exprimé de manière constante par les compétiteurs est l’absence de vie sociale hors du monde du cheval, toujours en raison du caractère extrêmement chronophage de leur carrière sportive et professionnelle et de leur manque de temps libre. Très peu d’entre eux s’adonnent en effet à d’autres pratiques sportives, artistiques, de loisirs ou de sociabilité, car leur carrière équestre et les chevaux « ont pris toute la place ! ». Ceux qui, plus jeunes, pratiquaient d’autres sports ou activités, indiquent les avoir abandonnés au profit d’un investissement total dans leur carrière équestre. Les cavaliers évoquent ces arbitrages comme des « sacrifices » qui commencent souvent jeunes et peuvent se poursuivre à des âges avancés, contrairement à d’autres sports où les carrières au haut niveau sont courtes. Cela a notamment pour conséquence l’existence d’un réseau relationnel des compétiteurs circonscrit au seul monde du cheval, qui apparaît comme un monde social cloisonné et hermétique. Dans ce contexte, les cavaliers de haut niveau se retrouvent fréquemment face à une vie sociale réduite et dans une situation d’isolement.

Cet isolement, la faiblesse du réseau relationnel des compétiteurs et leur engagement total dans leur carrière équestre est également perceptible à travers la vie affective et amoureuse de ces derniers, chez qui on observe un fort taux de célibat, surtout dans les plus jeunes générations. Plusieurs d’entre eux évoquent d’ailleurs les difficultés de concilier vie amoureuse et carrière équestre, toujours du fait des arbitrages « pour les chevaux », à l’origine de ruptures, surtout dans les cas de relations avec des non-cavaliers.

Ainsi, à la souffrance physique et aux difficiles conditions d’entraînement, de travail et de vie peut s’ajouter, dans le cas des compétiteurs travailleurs des sports équestres, une souffrance morale et un sentiment d’isolement. Ces cavaliers évoquent d’ailleurs fréquemment cette souffrance et la nécessité d’avoir du « courage » pour pallier les difficultés et poursuivre sa carrière.

* * *

Le cavalier de haut niveau, tant par son statut hybride de sportif et de travailleur des sports équestres que par ses pratiques corporelles et d’entraînement, se distingue d’autres sportifs de haut niveau dont les conditions d’évolution et le statut leur permettent de se consacrer prioritairement et principalement à leur pratique sportive et d’adopter des conditions de vie et d’entraînement plus en adéquation avec les besoins d’un sportif de haut niveau. Si, parmi les cavaliers, certains vivent cette singularité quant à leur hygiène de vie et le non-respect des contraintes en termes de pratiques corporelles spécifiques aux sportifs de haut niveau comme un « avantage », la majorité d’entre eux regrettent de ne pouvoir évoluer dans des conditions de vie et d’entraînement plus conformes aux besoins des sportifs en raison de nombreux arbitrages en faveur des activités rémunératrices indispensables. En effet, alors qu’ils ont, pour la grande majorité, effectué une conversion professionnelle dans le monde des sports équestres afin de limiter les arbitrages avec une carrière professionnelle autre et évoluer dans des conditions favorables à la réalisation d’une carrière équestre prestigieuse, ils se retrouvent dans une situation parfois moins propice que les compétiteurs amateurs qui, certes doivent concilier carrière professionnelle hors du monde du cheval et carrière sportive engagée, mais évoluent dans des conditions de vie et d’entraînement souvent moins éprouvantes, notamment grâce à la délégation des tâches les plus chronophages et épuisantes (entretien et soins aux chevaux, formation des jeunes chevaux, transport, etc.) aux travailleurs des sports équestres. Conscients des arbitrages récurrents auxquels leurs homologues compétiteurs travailleurs des sports équestres doivent faire face, les compétiteurs amateurs performants ne semblent d’ailleurs pas associer au statut de cavalier de haut niveau tous les attributs (gloire, richesse, réussite, notoriété, prestige, etc.) traditionnellement conférés aux champions sportifs, voire en font parfois un anti-héros. Ainsi, au regard de leurs conditions de vie, de travail et d’entraînement mais aussi de leur difficile construction identitaire et du peu de reconnaissance dont ils jouissent malgré leurs performances sportives remarquables, les cavaliers apparaissent parfois bien éloignés de l’image du champion adulé et envié.

Une réflexion sur le statut du cavalier de haut niveau, notamment de la part des institutions sportives, apparaît indispensable pour permettre aux plus performants d’entre eux d’évoluer dans des conditions conformes à leurs besoins de sportifs d’excellence. Pourtant, alors que les équipes de France connaissent des déconvenues depuis plusieurs années, elle semble avoir du mal à se mettre en place.

BIBLIOGRAPHIE :

LE MANCQ, F. (2007). « Des carrières semées d’obstacles : l’exemple des cavalier-e-s de haut niveau », Sociétés Contemporaines, n°66, p. 127-150.

LE MANCQ, F. (2008). Les carrières de compétition des cavalières et des cavaliers. L’exemple du Concours de Saut d’Obstacles. Thèse de doctorat non publiée, EHESS, Paris

PAPIN, B. (2007). Conversion et reconversion des élites sportives. Approche socio-historique de la gymnastique artistique et sportive. Paris, L’Harmattan, coll. Sports en Société.

SORIGNET, P-E. (2004). « Etre danseuse contemporaine, une carrière « corps et âme » ». Travail, genre et sociétés, 12, p. 33-53.

WACQUANT, L. (2002). Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur. Marseille, Agone.