Quelle place prend la dimension de l’engagement écologique chez les sportifs de nature ? La question que nous allons poser est celle de la construction de la cohérence identitaire à partir des pratiques sportives. Est-ce que et comment les sportifs peuvent ils adopter une identité durable et cohérente en matière environnementale. Poser la question de la cohérence identitaire d’ensemble de l’individu ça veut dire que pour nous quel’objet d’étude ne se définit pas uniquement à l’intérieur de la petite partie du réel qui nous est institutionnellement attribuée, (ici le sport, ailleurs la famille), et dont il ne faudrait pas sortir. La limitation de l’objet à un champ institutionnel c’est bien sur une des difficultés que rencontre chaque sous domaine de la sociologie. On étudie des sportifs mais hop dès qu’ils rentrent en famille, les sociologues de la famille ou du couple nous disent « hé mais c’est plus à vous là, c’est nous les experts de la sociologie de la famille ».

Au départ, notre curiosité a été aiguisée par les conduites des participants au « grand raid » de La Réunion, course de 125 kilomètres dans la montagne avec 8000 mètres de dénivelé. Cette course est présentée par les organisateurs comme  une course écologique. Mais dès qu’on en fait un bilan, même sommaire, on s’aperçoit que les gens viennent des quatre coins du monde en avion, sur place les sentiers où se déroule la course doivent être nettoyés pendant quinze jours après le passage des coureurs. Donc ce n’est pas une course qui laisse une faible empreinte carbone. Ce qui nous a mis la puce à l’oreille c’est donc la contradiction manifeste entre les déclarations des organisateurs et même des participants qui vénèrent la nature et leurs conduites qui la souillent et la salissent.  A côté de cet événement, il y a une compétition alternative qui s’est mis en place. C’est un eko-marathon » avec un K comme eco en créole, là les coureurs viennent principalement pour faire une action militante pour la défense de la nature, il y a un engagement environnemental qui est exigée d’eux, il ya des stands de sensibilisation à la protection de l’environnement, ils doivent ramener leur déchet dans leur sac à dos, venir en transport en commun. Donc là on pouvait supposer par hypothèse que des participants très sensibilisés auraient des conduites plus cohérentes. Pour le vérifier nous avons  fait passer 49 entretiens biographiques avec des participants en leur tendant en outre des sortes de pièges pour tester leur cohérence. En fait on a imaginé trois tests de cohérence.

 

Premier test : les entretiens se passaient dans mon bureau et je faisais exprès de laisser la climatisation allumée et en même temps la porte ouverte ce qui représente un gaspillage important d’énergie, sur 49 personnes 4 seulement m’en ont fait la remarque. Pour savoir si la retenue des autres était due à  de la politesse ou à de l’indifférence, vers la fin de l’entretien je leur demandais directement si ça, la climatisation porte ouverte, ne les gênait pas 5 nouvelles personnes m’on dit que si, soit au total 9 personnes sur 49, sur les 40 restantes26 disent que ça les gène d’autant moins qu’ils ont une climatisation chez eux et qu’ils ne font pas très attention. Par contre quelques minutes au paravent durant l’entretien ils se définissaient comme sensibles ou très sensibles à l’écologie

 

Deuxième test : à la fin de l’entretien on leur offrait à choisir pour les remercier entre soit une petite boite de foie gras de canard soit un poster sur les oiseaux de la Réunion. Bien qu’ils se disent tous écologiques 46 sur 49 on opter pour le foie gras et pourtant on sait bien que ces pauvres canards sont gavés et que c’est pour eux de la torture en un sens, mais ça ne pose aucun problème aux sportifs auto-proclamés « écolo ». Et bien que la proposition soit quelque peu indécente, elle n’a suscité aucune indignation, « aboule le foie gras ! » 

 

Troisième test : On a proposé aux individus de l’enquête de remettre la retranscription de leur entretien à leur domicile ce qui nous permettait par la même occasion de leur rendre une petite visite. En rentrant dans leur habitat on s’aperçoit que leur équipement ménager, leur voiture, leur installation électrique n’est pas uniformément pensée en termes d’écologie ou d’économie d’énergie. A la réunion plus d’une maison sur cinq est équipée en chauffe eau solaire et une sur 12 en photovoltaïque. Pour les besoins de l’enquête, on a visité 42 maisons, on a dénombré uniquement 6 chauffe-eau solaire et 2 installations photovoltaïques. On est en dessous des normes d’équipement des ménages, explication invoquée par les individus, cet équipement lourd à un coût important malgré les promesses du grenelle, mais plus surprenant les individus n’utilisentpas toujours des ampoules basses conso, ils peuvent avoir des ampoules basses consommation dans la cuisine et des halogènes dans le salon, on a dénombré que deux récupérateurs parmi les 35 maisons situées dans les hauts où il ya une forte pluviométrie, sur leur boîte aux lettres on a repéré que 7 fois la formule « pas de publicité merci ». En définitive, le propre de la cohérence identitaire en matière d’environnement est qu’elle est très difficile à tenir de bout en bout. Les individus accumulent les contradictions, ils peuvent par exemple dire qu’ils font attention à économiser l’eau mais ne pas mettre des ampoules basses consommations. Par contre l’adoption des comportements écologiques mêmes si ils ne sont pas continus, même si l’individu est bien moins unifié et d’un seul bloc qu’il ne veut le montrer, est une ressource importante pour l’identité narrative. La cohérence identitaire est reconstruite après coup à travers une identité narrative et la mise en place de « petits films » sur soi-même en tant que militant environnemental.

Ces petits films sont d’autant plus faciles à tourner qu’ils ne demandent que quelques petits gestes.

On peut se construire facilement une identité narrative d’écolo en mettant bout à bout ces petits gestes servant  le récit que l’on fait de soi.  Je peux dire « oui regardez-moi comme je suis écolo ! je fais du compost, du tri et du co-voiturage, c’est pas comme mon voisin qui lui n’en fait pas ». Mais mon voisin peut dire dans son coin « regardez moi, je mets des ampoules basses consommations et je récupère l’eau pas comme mes voisins qui eux ne le font pas », tout le monde peut se raconter plus écolo qu’il ne l’est.

 

Aujourd’hui il y a une sorte de consensus en sociologie pour dire que l’homme est pluriel qu’il a une identité ou des identités multiples. Les situations, qu’il traverse, sont données comme les cabines d’essayage de ses différentes facettes identitaires. Dans telle situation telle identité me va mieux, dans telle autre je préfère celle là. Si je résume : il ya, à mon sens, trois limites à ce « main stream » théorique.

Premièrement :  il ne faut pas confondre identité et rôle.

Au travail, si je suis boucher il faut bien que je vende des steaks, si je suis plombier il faut bien que je répare des fuites et si je suis prof il faut bien que j’enseigne ou que je fasse des exposés, ma fonction m’assigne à certains rôles sociaux. Mais mon identité par contre c’est comment je vais personnaliser les standards de ma fonction. Exemple : là je suis en conférence il faut bien que je parle, mais je peux personnaliser cette tache, en empruntant à plusieurs répertoires;  je peux choisir les ingrédients que je vais utiliser pour faire la conférence : une bonne dose de conteur, et une petite dose de savant fou, j’y ajoute une pointe de Bozo le clown, et donc mon identité, c’est cette recette de cuisine qui consiste à me définir à travers ce dosage qui se construit dans le temps. Ça veut dire par exemple que si on fait une randonnée je peux choisir un rôle parmi un ensemble de rôles, et individualiser ma pratique. Les divers rôles qui me sont offerts : celui qui lit toujours la carte mieux que les autres (rôle  du prof de topographie), après il ya le rôle de « l’homme pressé » celui qui trouve qu’on marche pas assez vite, après il ya le rôle de l’amuseur celui qui raconte des blagues, et puis il ya le rôle de l’écologiste qui connaît la faune et la flore, toutes les plantes quand on lui demande « et ça c’est quoi comme arbre ? » il répond toujours le nom en latin. Il fait des sermons sur la nature. Mais ça ne veut pas dire que quand il rentre chez lui il ne change pas de registre. Auquel cas cette passion pour la nature n’est pas une identité globale mais juste un rôle.

 

Deuxième limite : pour pourvoir changer d’identité ou de rôle en fonction des situations, il faut que les situations soient cloisonnées comme autant de mondes clos. Chaque fois qu’on entre dans une nouvelle situation, on n’aurait aucun compte à rendre sur ce qu’on a fait dans la précédente. Ça existe mais dans des cas extrêmes, le cadre, qui devient hooligan, puis bon père de famille en rentrant chez lui. La plupart du temps les situations qu’on vit ne sont pas étanches entre elles. Le soir quand je rentre du boulot je ne suis jamais à 100% dans une stricte identité familiale je peux raconter ce qui m’est arrivé au travail ; inversement quand je fais cours, je ne suis jamais à 100% dans mon identité statutaire, je peux me servir d’exemples de ce qui m’est arrivé à la maison.  Donc les situations ne sont pas assez hermétiques pour autoriser l’individu à se contredire en toute sérénité de l’une à l’autre ? Même DSK à un moment il est confronté à la continuité du soi. Et Quand l’individu change de valeurs de l’une à l’autre il prend le risque de se montrer incohérent. Je ne deviens pas un autre par dédoublement.

 

Troisième limite : qui pose une question. Réfléchir à la cohérence identitaire c’est forcément en même temps se poser la question du changement identitaire. Si il n’y a pas de changement identitaire possible la question de la cohérence est réglée d’un seul coup. La cohérence dans ce cas là est apportée par la reproduction du semblable de génération en génération. Donc pour que cela devienne une vrai question, c'est-à-dire une question dont on n’a pas la réponse au moment où on la pose, il faut postuler que la socialisation primaire ne fait pas tout et qu’on puisse devenir soi-même, en opérant un tri dans l’héritage d’habitudes que nous lègue nos parents. Ce n’est pas toujours aussi simple qu’il n’y parait, Exemple, moi mes parents m’ont légué l’habitude de manger le soir à 19 heures, pas 19 heures cinq ou 19 heures dix, neuf heures ! et ma femme inversement ses parents lui ont légué l’habitude de manger sans qu’il y ait d’heures fixes mais il faut qu’il y ait toujours un long apéritif. Chacun, de notre côté, on a souffert de cela quand on était petit et on s’est dit quand on s’est mis en couple on jette ces vieilles habitudes. Mais aujourd’hui qui est-ce qui se plaint et qui ronchonne quand on ne mange pas à 7 heures ? C’est moi et qui est-ce qui râle si on saute l’apéritif ? c’est elle. Donc vous voyez c’est quand même étrange les habitudes ! Même celles dont on veut se débarrasser ne sont pas si faciles à chasser.

 

Mais en même temps, si l’individu libéré des amarres de la socialisation primaire  ne part pas à la dérive, c’est qu’il est stabilisé par des valeurs durables qu’il construit dans le temps. Toute transformation identitaire est un processus. Le temps est nécessaire au changement même quand celui-ci est décrit en termes de rupture. Dans les entretiens, les individus racontent la plupart du temps qu’ils ont eu un « déclic », plusieurs sorte de déclics : le contact avec des gourous-écolos, l’arrivée d’un enfant qui fait réfléchir sur le monde dans lequel on vit, une maladie environnementale d’un proche causée par la pollution qui amène là aussi réfléchir,  et bien tout ces déclics n’entrainent pas immédiatement une révolutions des conduites. C’est assez dur à expliquer mais il y a un décalage, une latence entre ce qui est identifié par le sujet comme le déclencheur de la rupture biographique et la transformation globale des conduites, cette transformation n’a rien d’immédiat ni d’automatique. Le déclencheur a besoin de renforcement même après le déclic pour que le changement se prolonge. Dans les récits ce n’est jamais, « j’ai le déclic et quinze jours après je vis dans une Yourte en faisant mes yaourts ». Ce que le déclic permet de changer immédiatement  c’est la sensibilité, l’ouverture d’esprit, le point de vue mais cette nouvelle orientation a besoin d’être stimulée.