La norme américaine dans le basket français

 

 

            Les Etats-Unis, depuis des décennies, rayonnent et diffusent leur culture sur le monde entier. Le milieu du basket a été touché par cette relative américanisation et semble de plus en plus copier le modèle étatsunien. Face à cette émergence de la culture américaine au sein du basket hexagonal, il apparaît intéressant d’analyser ses effets sur les manières qu’ont les jeunes pratiquants français de jouer et de se représenter le basket.

            L’étude qui va suivre est le résultat d’un travail de thèse mené depuis plus de cinq ans sur les terrains de basket où j’ai pu observer différentes manifestations de cette influence de la culture du basket américain sur les jeunes joueurs de région parisienne. En pratiquant surtout la méthode par observations et celle par entretiens, j’ai analysé les répercussions de l’hégémonie de cette culture américaine sur les manières de faire, d’agir et de penser des ces jeunes pratiquants. Placé au cœur de l’analyse, j’ai pu me concentrer sur les évolutions du basket français et cerner au mieux les conséquences d’ordres culturel et identitaire qui ont découlé de ce choc des cultures entre celle du basket hexagonal et celle du basket américain. En observant de longues heures les pratiquants franciliens dans leur élément (dans le basket de club et dans le basket de rue), mais aussi en réalisant des entretiens personnalisés avec certains d’entre eux, j’ai donc entrepris de rendre compte de l’impact que peut avoir sur eux la culture du basket américain.

            Mais cette étude sur l’américanisation des basketteurs français (principalement les jeunes joueurs de la banlieue parisienne auprès de qui j’ai réalisé mon enquête) m’a permis aussi de me pencher sur les enjeux sociaux qui ont pu naître de la rencontre de cette culture dominante du basket américain, le hip-hop ball, avec la culture plus formelle du basket français, à savoir celle du basket de club. Effectivement, c’est autour de ce choc des cultures entre le hip-hop ball et le basket institutionnel que cette communication sera orientée. Cette analyse aura pour objectif de rendre compte à quel point les normes dictées par le hip-hop ball influencent les jeunes joueurs franciliens et à quel point les plus « américanisés » d’entre eux se retrouvent parfois en marge du cadre institutionnel, devenant, pour les entraîneurs du basket institutionnel, des déviants. 

 

Le hip-hop ball en France

 

Traversant les océans, par l’intermédiaire de flux culturels qui circulent dans le monde (Appadurai, 2005), la culture véhiculée par le basket américain a posé ses valises en France, où elle a particulièrement bien réussi son intégration. Observable de tout pays du globe terrestre, cette culture du basket américain se caractérise  principalement par le Basket NBA et les joueurs qui y évoluent. Les principales stars américaines de la NBA, celles qui jouissent d’une forte notoriété et d’une aura sur les jeunes joueurs du monde entier (français en particulier) sont, pour la plupart d’entre elles, d’origine afro-américaine (Lapchick 2004) et issues des quartiers défavorisés américains, que l’on nomme les « ghettos ».

Dans une société aussi communautariste que la société américaine, chargée de l'histoire et des choix politiques qu'on lui connaît[1], les appartenances sociales et ethniques de  ces stars renvoient nécessairement à des pratiques culturelles qui leur sont propres et qui s’incarnent dans des attitudes et des manières d’être particulières. Le basket professionnel américain est à l’heure actuelle caractérisé par ces joueurs au profil sociologique si spécifique. Ses icônes noires sont des modèles qui, par le biais de leur médiatisation, diffusent des manières de se comporter que nos jeunes basketteurs français vont imiter. Le basket américain, si diversifié qu’il puisse être, s’associe, dans la représentation collective des jeunes de banlieue parisienne, à cette image d’un basket noir issu des « ghettos » ; un basket dont les pratiques particulières se reflètent de façon saillante chez les jeunes franciliens.

Les basketteurs afro-américains ont dans un premier temps une façon de jouer au basket qui leur est propre. La mentalité, la valorisation de l’individualisme, leur utilisation du corps pendant le jeu sont des résultantes de cette culture noire ghettoïsée du basket américain.  Mais la culture de ces joueurs noirs américains se définit aussi principalement par un style vestimentaire et musical. Effectivement l’image que les jeunes français retiennent de ces stars américaines est bien souvent leur accoutrement, en relation étroite avec le monde du hip-hop.

Les stars professionnelles de la NBA, à l’image d’Allen Iverson, ont baigné dans cet univers culturel et n’hésitent pas à le rappeler au grand public. Plusieurs joueurs revêtent des tenues propres à cet univers, et certains d’entre eux sont aussi, dans leurs temps de loisirs, des rappeurs amateurs, voire professionnels. Indubitablement, le basket NBA est marqué de son empreinte par le mouvement hip-hop.

C’est donc tout cet ensemble culturel qui va se diffuser au travers des joueurs professionnels américains et que de nombreux fans de cette ligue vont recevoir et s’approprier. En plus du basket NBA, la culture hip-hop et la culture basket vont aussi se retrouver au sein du mouvement AND1[2]. Effectivement les basketteurs AND1, évoluant sur les playgrounds (terrains de rue) américains, montrent un fort attachement à la culture hip-hop dans la mesure où, d’une part, ils jouent avec un fond sonore qui est le rap et, d’autre part, ils adoptent un style vestimentaire proche de celui des membres du hip-hop (vêtements très larges). Autrement dit, la culture du basket américain, surmédiatisée, que les jeunes français s’approprient, va se distinguer par son style de jeu particulier, celui pratiqué dans le basket NBA et dans le basket de rue avec le mouvement AND1, et aussi par son lien étroit avec la culture hip-hop qui offre une entité sociale et culturelle à ces joueurs afro-américains. L’union de ces deux univers propres à la culture populaire des Noirs américains a contribué à l’émergence de ce mouvement sportif et culturel que Todd Boyd a nommé : le « hip-hop ball » (Boyd 2003).

Le Basket est donc aux Etats-Unis un élément social et culturel, investi par le hip-hop. C’est un mouvement sportif et culturel américain qui puise ses forces dans les origines de la culture urbaine des milieux populaires. L’origine sociale et culturelle des Afro-Américains originaires des quartiers populaires a contribué à développer le hip-hop au sein du basket américain, de sa pratique informelle (le basket de rue) à sa forme la plus professionnelle (la NBA) (Martin, 2007). Cette culture spécifique du basket américain est donc fortement représentée par des joueurs NBA mais aussi par ceux qui incarnent ce mouvement sportif issu de la rue : les basketteurs AND1.

Néanmoins, même si le basket AND1 jouit d’une forte notoriété auprès des jeunes basketteurs français, la ligue professionnelle de basket américain reste encore le vecteur le plus efficace pour faire connaître cette culture du hip-hop ball américain auprès du monde entier. C’est par son intermédiaire, notamment, que ce phénomène va pouvoir se diffuser mondialement et, de fait, arriver en France et toucher de nombreux jeunes basketteurs français. Ce succès s’explique particulièrement par la globalisation qui favorise les échanges à travers le monde et dont la NBA, qui possède une forte puissance médiatique, a bien saisi les avantages et les enjeux.

 

L’acculturation du basket français

 

Au sein du basket français, un phénomène d’acculturation se produit et le hip-hop ball devient donc la culture-basket légitime chez la majorité des jeunes joueurs de région parisienne. Le style hip-hop ball va se ressentir principalement dans les manières de se vêtir, de parler et de se comporter, mais aussi dans les manières de jouer de ces jeunes basketteurs français ; ce qui nous intéressera tout particulièrement pour cette communication.

A première vue, le style vestimentaire des jeunes basketteurs franciliens démontre bien l’hégémonie de la culture du basket américain. Les jeunes s’approprient les manières de se vêtir des joueurs américains en portant des shorts et des maillots « XXL », le tout accompagné d’accessoires comme des chaussettes (hautes ou baissées, noires ou blanches) ou des bandeaux et des coudières. Le langage aussi se modifie au contact de la culture du hip-hop ball. Certains mots ou expressions sont devenus monnaie courante dans le vocabulaire de ces jeunes joueurs. Le « cross » pour désigner un dribble est le terme le plus employé, à tel point qu’il soit devenu un verbe du premier groupe (je crosse, tu crosses…) par la réinterprétation qu’en font ces jeunes basketteurs français. D’autres exemples pourraient être donnés pour illustrer ces modifications vestimentaires et langagières mais dans le cadre de cette étude, il serait préférable de se concentrer sur les changements opérés dans le style de jeu. C’est en effet à travers les façons de jouer et de concevoir le basket que nous pourrons analyser les différents types de relation qui existent entre les passionnés du hip-hop ball et les garants du basket institutionnel (les entraîneurs).  

            Les manières de jouer des jeunes basketteurs franciliens sont donc aussi influencées directement par le modèle étatsunien. En effet, à la différence du basket européen, on retrouve dans le basket NBA et AND1 un jeu plus individualiste, basé sur le « un contre un », les dribbles, la vitesse et la percussion. C’est alors dès le plus jeune âge, à partir de 11-12 ans, et surtout quand ils sont en minimes et cadets (13-14 et 15-17 ans), que les jeunes basketteurs franciliens commencent à reproduire le jeu nord-américain. La montée de l’individualisme va particulièrement  s’observer dans l’utilisation massive que les joueurs font du dribble. Ce dernier est la hantise des coachs et l’un des aspects les plus appréciés par les jeunes pratiquants sous influence américaine. Dans le basket moderne, et qui plus est dans le basket américain médiatisé, l’usage du dribble a été mis en avant par les grandes stars du basket NBA et du mouvement AND1. Le « cross»[3], par exemple, est une forme d’expression individuelle qui met en valeur les qualités du joueur. En utilisant excessivement le dribble, comme ils peuvent le voir sur les parquets NBA ou playgrounds américains, les jeunes pratiquants de région parisienne deviennent de plus en plus individualistes. En ayant recours massivement aux dribbles, le joueur concentre alors le jeu sur lui et de ce fait empêche le développement du jeu collectif.

En passant du temps à explorer différents terrains (gymnases et playgrounds) ou à rencontrer diverses équipes (de club ou de rue), j’ai pu observer qu’une valeur essentielle se distinguait très nettement chez ces jeunes et mettait en avant l’influence de la culture du basket américain sur celle du basket français. Il s’agit en effet de la valorisation de l’exploit individuel. Désormais, aux yeux des jeunes joueurs, l’important, pour être un « bon » basketteur, c’est d’être en mesure de réaliser tout un ensemble de gestes techniques (dribbles, smashs, contres) et d’être capable de les reproduire en situation de match. La lecture du jeu, la passe au bon au moment, le placement défensif, l’aide défensive, bref tout ce qui peut se rattacher au jeu en équipe n’a que peu d’importance.

Ce sont donc les valeurs du jeu collectif qui souffrent avec l’arrivée de la culture du hip-hop ball américain. Les jeunes ne recherchent plus la même efficacité, un glissement s’est opéré dans les objectifs à atteindre. Gagner le match est un objectif toujours prisé, mais briller aux yeux des autres va être aussi essentiel pour tous ces jeunes en phase d’acculturation. Le poids du regard des autres, l’évaluation qu’ils font de lui, contraignent le joueur à se surpasser indépendamment du reste de l’équipe. Les dérives individuelles prennent le dessus sur la notion de collectif et (inévitablement) la valorisation de soi passe en premier.

L’humiliation de l’adversaire devient aussi un véritable enjeu, bien plus important que celui qui définit ce sport collectif, à savoir marquer plus de paniers que l’adversaire pour remporter la victoire. A ce titre, l’analyse d’Erving Goffman est directement applicable aux types d’interaction que l’on rencontre dans la culture-basket propre au hip-hop ball américain. Au travers d’une des valeurs essentielles de ce style de jeu qui est l’humiliation de l’adversaire, les protagonistes vont devoir défendre leur face sociale (Goffman, 1974), ou devrais-je, dire leur face de « hip-hop balleur ». L’objectif des joueurs va être de ridiculiser et d’humilier leur concurrent direct. Au cours de ces duels, que le joueur soit attaquant ou défenseur, il va tout faire pour mener la vie dure à son adversaire et lui faire perdre la face devant les autres joueurs, avec encore peut-être plus de détermination, devant un public s’il y en a un. Afin d’arriver à leur fin, avec beaucoup d’humour souvent ou, selon Goffman, en utilisant les plaisanteries et la farce, les basketteurs vont réaliser des dribbles les plus fantaisistes possibles (passer la balle sous les jambes du défenseur, lui mettre la balle sur la tête sans que le défenseur puisse l’intercepter, ou bien danser avec le ballon pour provoquer son vis-à-vis), aller « dunker sur la tête » d’un adversaire (écraser le ballon violemment dans le panier malgré la présence d’un défenseur)  ou encore « blocker » (contrer) le shooteur «ennemi ».

Préserver sa face et faire bonne figure deviennent donc de véritables objectifs qui dépassent largement l’enjeu du match en lui-même. Le mélange entre le caractère individualiste du basket / hip-hop américain et l’importance accordée à l’idée d’humilier son rival fait que le basket pratiqué par ces jeunes évolue et change de finalité. L’objectif de gagner n’est plus forcément l’élément essentiel du jeu, il est peu à peu remplacé par la satisfaction individuelle de réussir à faire bonne figure sur le terrain.

 

Hip-hop ball et basket institutionnel : une cohabitation difficile

 

Comme nous pouvons le constater, l’appropriation des valeurs et des codes du hip-hop ball par les jeunes joueurs français ont profondément modifié leurs manières de jouer et de concevoir la pratique du basket. Ces évolutions des attitudes et du style de jeu sont intéressantes à analyser de plus près pour saisir les enjeux sociaux qui peuvent en découler au sein de cet univers sportif. En effet, il semble pertinent de s’interroger sur les effets que ce choc des cultures peut produire dans la rencontre du basket hip-hop ball et celui du basket institutionnel, c'est-à-dire celui pratiqué en club et prisé par les entraîneurs fédéraux. Autrement dit, dans le cadre du basket institutionnel, nous pouvons nous demander quelles relations peuvent se créer entre ces entraîneurs et ces joueurs fortement acculturés, pour ne pas dire américanisés. 

Avant tout, il est important d’avoir en tête que le hip-hop ball se traduit non pas par une pratique institutionnelle et organisée mais par un état d’esprit qui gagne à la fois les pratiquants de rue comme ceux évoluant en club. En effet, le hip-hop ball doit être perçu comme un esprit, une tendance et non pas comme une manière de jouer définie strictement par une aire de jeu et des règles précises. Le hip-hop ball est avant tout un mouvement culturel et sportif qui s’incarne chez les jeunes basketteurs français, davantage chez ceux qui évoluent dans la rue. Leur américanité s’exprime plus simplement dans le jeu de street que dans le basket de club où l’entraîneur régule les comportements de ces jeunes en les forçant à ne pas trop tomber dans cette culture du hip-hop ball, souvent mal interprétée et mal perçue par ces garants des valeurs du basket institutionnel (club). Ces jeunes joueurs de région parisienne sont aussi, pour un certain nombre d’entre eux, friands du basket pratiqué hors du cadre institutionnel, c'est-à-dire celui que l’on appelle plus communément le basket de rue ou le « street basket ».

Le basket de rue se pratique le plus souvent dans des espaces sportifs de proximité, tels que les terrains de sport aménagés au sein des quartiers résidentiels ou les terrains en libre accès que l’on retrouve à proximité des grands ensembles sportifs, comme celui de la Halle Carpentier où j’ai pu observer facilement ces basketteurs de rue. Pratiquants de loisir avant tout, les joueurs de « street » se retrouvent principalement pour jouer au basket sans la pression du cadre institutionnel et compétitif. En effet, la compétition, d’un point de vue institutionnel, est peu présente chez les basketteurs de rue, en tout cas chez ceux que j’ai pu étudier.

 Le basket de rue est davantage un espace privilégié où les jeunes peuvent laisser exprimer, avec beaucoup de liberté, leur américanité dans leurs manières de s’habiller et de jouer. Contrairement au basket de club où les règles (à la fois celles codifiées par le règlement et celles du contrat social instaurées par le coach), le basket de rue est reconnu comme le terrain de basket où les contraintes pesant sur le jeu et les joueurs sont les moins présentes. Ce fait résulte principalement de l’absence d’entraîneur dans le « street basket ». Jouant souvent sur un demi-terrain (sur un seul panier), très souvent à trois pratiquants contre trois (contrairement au cinq contre cinq dans le basket institutionnel), les joueurs s’auto-organisent, et s’auto-arbitrent. Effectivement, jouant avec des règles davantage négociées au cours de l’action et avec un rapport à la transgression plus flexible à la norme, ces jeunes peuvent donc plus librement exprimer dans le street (autrement dit, dans un cadre de jeu où l’entraîneur est absent) leur passion pour le hip-hop ball et leur américanité (mise en avant du style vestimentaire mais aussi du style de jeu basé sur les techniques individuelles). 

            Néanmoins, cette culture du hip-hop ball et l’influence qu’elle en a sur le jeu est percevable aussi dans le cadre institutionnel du basket. Effectivement, il faut tout d’abord noter que les joueurs de street, pour nombre d’entre eux, sont aussi des joueurs de club ; ce qui laisse entrer dans le monde institutionnel des formes de jeu qui peuvent être produites dans le street basket. Ensuite l’hégémonie du hip-hop ball en France est telle que le basket de club est lui aussi fortement marqué par cette culture du basket américain. En l’occurrence ces deux facteurs créent un climat dans lequel les joueurs de club ont intériorisé aussi, à l’image du jeu pratiqué davantage dans le basket de rue, les valeurs et l’esprit du hip-hop ball, c'est-à-dire une culture-basket éloignée de celle défendue par les coachs (entraîneurs). 

Effectivement, les entraîneurs construisent leur travail pédagogique autour des valeurs qui les caractérisent. La majeure partie des coachs souhaitent voir leurs joueurs évoluer dans la plus grande tradition du jeu d’équipe, c'est-à-dire en mettant en avant les valeurs collectives.

En défense, comme en attaque, les coachs essayent de construire des schémas de jeu dans lesquels le collectif l’emporte sur l’individualisme.

Les coachs ont donc un « esprit de jeu[4]» influencé par leurs propres valeurs, qu’ils tentent de transmettre à leurs joueurs. Parmi ces valeurs qui les habitent, nous pourrions citer les plus caractéristiques : penser à l’équipe avant soi-même, être efficace avant de faire le « show », etc. Comme le précise Howard Becker (1985), ces valeurs vont constituer le socle des futures normes sociales que le groupe va créer.

Nous pourrions expliquer le choix des normes, d’une part, par un souci d’efficacité, faire la passe au joueur démarqué, dribbler le moins possible (la balle se déplace plus vite par une passe que lors d’une progression en dribble),  tirer au panier quand le jeu le permet et, d’autre part, par un enjeu de pouvoir, c'est-à-dire que plus le jeu est collectif et plus le coach est important (réussir dans la simplicité, défendre sans rechercher l’exploit individuel, etc.).

Ces normes sont donc dictées par les coachs, et les joueurs, petit à petit, doivent se familiariser avec. Durant les entraînements ou matchs, où ces règles sont répétées maintes et maintes fois, les joueurs les intériorisent et ils ont tous connaissance du sens qu’elles peuvent avoir à un moment « t » et des risques à encourir lorsqu’elles sont transgressées dans certaines situations. La diminution du temps de jeu et la baisse de confiance accordée par le coach aux joueurs déviants en sont les principales sanctions.

 

L’imposition des normes : le rôle joué par les coachs

 

            Nous pouvons donc observer, au sein du basket institutionnel, un phénomène de déviance où les entraîneurs ont une double fonction : imposer les normes et les faire appliquer. Ces derniers ont la volonté de diffuser un basket structuré, collectif, efficace ; un basket de référence selon eux. Ils remplissent donc, comme dirait Becker (1985), leur rôle d’entrepreneurs de morale car ils essayent, par divers procédés, d’imposer leur propre loi. Dans une certaine mesure, nous assistons à une « lutte sans merci » entre les coachs et les joueurs « américains », autrement dit, entre les entrepreneurs de morale et les déviants. Les coachs voient d’un mauvais œil l’intrusion du hip-hop ball qu’ils jugent inférieur à leur basket. Pascal Duret avait déjà observé ce phénomène de sous-valorisation des coachs à l’égard des sports de rue (rappelons encore une fois que le basket de rue est caractéristique du hip-hop ball) : « les entraîneurs ont souvent une perception valorisant le sport de club fédéral (à leurs yeux seul légitime) et dévalorisant le sport de rue, relégué au second rang du défoulement peu formateur. Dans cette conception, on aura compris que ce sont prioritairement les contraintes que l’adulte impose au plus jeune qui servent à l’édifier. Il va également sans dire que les adolescents ne se reconnaissent pas dans cette perspective où seuls les adultes seraient porteurs de contraintes (2008) ».

Ces jeunes basketteurs très imprégnés du hip-hop ball américain, où l’individualisme et l’humiliation de l’adversaire, sont de mise représentent donc une menace pour ce basket de référence. Pour se protéger de ce « danger permanent », les coachs vont alors prendre la décision de blâmer ces déviants. D’autant plus qu’ayant la main mise sur les entraînements, ils vont pouvoir profiter de leur position sociale élevée, supérieure à celle des joueurs. Leur autorité est plus forte et peu souvent contestée. Cela devient donc plus facile pour eux de pouvoir porter un jugement et de punir l’individu déviant.

Les jeunes basketteurs qui « ne rentrent pas dans le moule », c'est-à-dire ceux qui ont des pratiques trop éloignées de celles attendues par les coachs, vont être catalogués, montrés du doigt et mal vus par ces derniers. Nous pouvons parfois entendre de la part des entraîneurs que certains joueurs ne peuvent évoluer en club ou qu’ils vont nuire à l’équipe car ils n’ont pas la culture du jeu institutionnel.

Effectivement, un basketteur qui va trop dribbler, ne pas être collectif, qui va donner trop d’importance au spectacle plutôt qu’à l’efficacité, va être jugé comme déviant. Un joueur qui ne respecte pas les valeurs du jeu en club signifie qu’il ne respecte pas non plus les consignes données par l’entraîneur. Le basketteur se retrouve donc immédiatement en porte-à-faux avec le garant (le coach) des valeurs du groupe social (le basket de club).

            Une fois le basketteur jugé déviant, les entrepreneurs de morale vont, comme le dit Becker (1985), rendre publique cette transgression des valeurs de jeu. Dès lors, les coachs n’hésitent pas à hausser le ton vis-à-vis de ces déviants. Au bord du terrain, nous pouvons distinguer diverses manières de réprimander le joueur : « Ce n’est pas du basket, lâche ta balle ! », « Si tu continues, je te mets sur le banc ! », « La prochaine fois, tu sors ! », « Tu te crois seul sur le terrain ! ». Toutes ces exclamations nous montrent bien que ces coachs n’adhèrent pas au style de jeu de ces déviants, jugés la plupart du temps comme des basketteurs trop individualistes, ce qui va à l’encontre des valeurs du jeu d’équipe.

En « hurlant » leur désapprobation sur ces déviants, les entraîneurs montrent par la même occasion la voie à suivre pour les autres joueurs. Ils les réprimandent fortement pour faire intérioriser à l’ensemble du groupe les règles de conduite à respecter. Aux yeux des coachs, « c’est un mal pour un bien ». En blâmant le déviant, on diffuse au public les normes à ne pas transgresser. Une fois rendues publiques, ces normes ne peuvent être négligées. Les joueurs connaissent désormais les règles du jeu. S’ils transgressent les « lois », la sanction tombe. Au risque d’être déviants, les basketteurs peuvent à tout moment se retrouver à « cirer le banc » ou à « faire des pompes ».

L’expression « cirer le banc » renvoie d’ailleurs à un sentiment de dévalorisation sociale pour la plupart des joueurs. En reprenant l’étude menée par Erving Goffman dans Les rites d'interaction (1974), le joueur qui se voit rappelé sur le banc par son coach perd la face. Vis-à-vis du public, de ses adversaires, de ses coéquipiers et de son entraîneur, le joueur déviant se sent dévalorisé. Sa face sociale est donc endommagée, il ne peut plus faire bonne figure. Le terrain de basket (lieu où l’individu-basketteur  essaye de montrer une face sociale positive de lui-même) est intraitable ; il donne une chance aux joueurs d’exprimer leur talent et de faire bonne figure, mais en contre-partie il peut à tout moment les dévaluer, mettant en péril leur réputation. Selon Goffman, prendre conscience qu’on est capable de garder la face permet d’acquérir une certaine confiance, une certaine assurance. Au contraire, faire mauvaise figure ou piètre figure engendre des sentiments de honte liés à la perception d’une certaine humiliation. Dans ce cadre, l’image qu’on souhaite présenter de soi n’a pas été confirmée par l’altérité.

 

La défense d’une culture

 

            Les coachs occupent, comme nous l’avons observé précédemment, une place particulière dans l’échiquier social du basket de club. Ils se considèrent et sont considérés par la plupart des joueurs comme les garants du basket traditionnel et institutionnel. Avec ce statut, les entraîneurs se sentent responsables de l’évolution de la pratique du basket en France. Leur objectif, nous l’avons vu, est de sauvegarder et de diffuser leurs valeurs en impliquant des normes. Pour atteindre ce but, les coachs veulent à tout prix préserver leurs intérêts et les défendre face à la « menace » du hip-hop ball américain.

Finalement, si nous reprenons le paradigme de Pierre Bourdieu, le basket français est un champ où les groupes sociaux luttent pour des enjeux culturels. La théorie des champs illustre bien l’atmosphère qui peut régner dans ce milieu sportif et culturel où apparaît une lutte de pouvoir entre les « anciens » (les coachs) et les « nouveaux » (les « hip-hop balleurs »). Tous souhaitent bien évidemment la survie de cet univers sportif et de la culture qui l’accompagne, mais chaque groupe lutte plus ou moins pour faire reconnaître ses valeurs et les imposer. Il est évident qu’aucun des membres de ce champ ne souhaiterait la fin du basket français. Malgré les différences existantes entre les coachs et les joueurs acculturés, la survie du champ basketballistique est primordiale, bien que celui-ci se caractérise par des enjeux de pouvoir émanant des différents groupes sociaux qui le composent.

En effet, les deux groupes sociaux, auxquels nous faisons référence depuis le début de l’analyse, s’affrontent pour imposer leur vision du basket. Les joueurs « américanisés » ont pour objectif d’évoluer à leur guise et de pratiquer leur style de basket ; un basket plus « libre » (en opposition au basket structuré propre au club) et plus « freestyle » (une forme de pratique qui met en avant le talent individuel du joueur). Cette volonté n’est pas nécessairement une obsession, mais à travers des entretiens réalisés avec différents basketteurs en phase d’acculturation, nous ressentons dans leur discours une certaine envie de pouvoir évoluer en club comme ils le feraient en street. En reprenant la théorie des champs développée par Bourdieu, nous remarquons justement que les deux groupes sociaux en question ont pour finalité l’appropriation d’un capital spécifique et peuvent avoir pour objet la redéfinition de ce capital. Rappelons que, selon Bourdieu, la redéfinition du capital peut modifier profondément la configuration du champ.

Dans notre cas particulier, le capital spécifique pourrait se traduire par la domination des valeurs, des normes, de la culture d’un groupe sur l’autre. Les deux groupes chercheraient à détenir le capital spécifique en essayant d’imposer leur « culture » respective à l’autre. Du point de vue des coachs, cette lutte représente un enjeu majeur. L’appropriation du capital spécifique renvoie directement au fondement de leur identité d’entraîneur. Ces derniers prennent plus à cœur cette compétition qui se déroule au sein du champ. Il est impensable pour ce groupe de voir le champ basketballistique redéfini et modifié.

Pour éviter cela, les coachs doivent parer la menace exercée par le hip-hop ball, et s’approprier, pour reprendre le vocabulaire de Pierre Bourdieu, ce capital spécifique. En restant les maîtres du champ, les coachs peuvent imposer leurs normes, leurs idées, leur conception d’une culture basket en France et exercer sur les basketteurs influencés par la culture du hip-hop ball américain une domination totale. En se retrouvant dans le rôle des dominants, les entraîneurs assurent l’hégémonie du champ et sauvegardent par la même occasion leurs intérêts culturels : la pratique d’un basket structuré et collectif, ou comme certains pourraient le dire, un « basket plus européen » ou plus institutionnel. 

La position préférentielle (ce terme, dans le langage indigène des basketteurs, signifie l’occupation sur le terrain d’une position stratégique, favorable face à l’adversaire) des coachs au sein du champ basketballistique français leur permet d’imposer leur culture-basket.

 

La violence symbolique exercée par les entraîneurs

 

Les coachs représentent finalement le groupe des « dominants » qui exerce une certaine violence symbolique sur le groupe des « dominés », en l’occurrence, les basketteurs les plus imprégnés des valeurs de la culture du hip-hop ball américain. Pour rappel, Bourdieu et Passeron considèrent que la violence symbolique s'exerce avec le consentement implicite des dominés, car ceux-ci ne disposent pour penser cette domination, que du système de pensée des dominants (Bourdieu et Passeron, 1970). Cette observation peut s’inscrire dans le cadre de notre étude, dans la mesure où les basketteurs les plus américanisés vont s’approprier, malgré eux, les représentations et les discours des coachs sur la pratique légitime du basket. Pour ainsi  dire, ces jeunes basketteurs favorisent la mise en place de ce processus de violence symbolique, en mettant en avant la vision du basket institutionnel formatée par les entraîneurs.

Ces jeunes joueurs, bien que fervents pratiquants du hip-hop ball, et prenant beaucoup de plaisir dans la pratique, vont néanmoins mettre en valeur le basket de club. Au cours des entretiens, à plusieurs reprises, ces derniers survalorisent la pratique du basket en club, ou d’une certaine manière la placent « sous les projecteurs », a contrario du street basket, par exemple. De ce fait, implicitement, les jeunes basketteurs les plus influencés par ce modèle américain renforcent malgré tout la conception du basket que peuvent avoir les coachs. Ils consolident les discours des entraîneurs et dévalorisent donc par la même occasion leur pratique du basket liée au hip-hop ball. La violence symbolique peut donc opérer plus facilement.

            J’ai d’ailleurs nommé cette situation particulière où nos jeunes « Cain-ris » sont pris, d’une part par leur passion du hip-hop ball américain au point de recopier sur le terrain des schémas de jeu propre à ce basket américain et, d’autre part par leur reconnaissance du basket institutionnel comme étant la pratique de référence : « le paradoxe de l’acculturé ».

Ces basketteurs vont dans un premier temps apprécier le style de basket influencé par le hip-hop ball américain et intérioriser les valeurs et styles de jeu propres à cette culture sportive. Néanmoins si nous regardons de plus près les entretiens effectués avec ces derniers, nous pouvons remarquer qu’ils vont valoriser le jeu en club, le basket institutionnel. Finalement, certains en viennent même à dire qu’ils préféreraient jouer de manière plus structurée, c'est-à-dire, comme ils le stipulent eux-mêmes, « à l’européenne ».

Nous sommes donc face à une situation paradoxale dans laquelle se trouvent être plongés ces basketteurs influencés par la culture du hip-hop ball américain. Bien qu’ils puissent apprécier à tout point de vue le basket issu de ce mouvement sportif et culturel américain, ils vont cependant mettre en avant aussi les qualités d’un basket plus institutionnel. Nous pouvons parler de paradoxe dans la mesure où ils incorporent des manières de jouer propres au hip-hop ball américain et d’un autre côté valorisent, au travers des représentations qu’ils ont de la pratique en elle-même, le basket de club et la vision des coachs, c'est-à-dire celle qui prône le jeu structuré et rationnel, soit un jeu qualifié de plus européen.

Le « paradoxe de l’acculturé » est donc à l’image des propos tenus précédemment, à savoir que ces jeunes ont intériorisé en eux une certaine vision du basket qui est celle de la « culture savante » propre au groupe dominant.

Pour revenir plus directement au cadre du basket français et à la dialectique hip-hop ball  / basket de club, nous pouvons observer qu’au cours des entraînements, les basketteurs sont systématiquement pris dans ce rapport de force qui s’instaure entre la hiérarchie sociale qu’incarnent les coachs et la « base » qu’ils représentent eux-mêmes.

Les basketteurs les plus acculturés n’ont pas nécessairement conscience qu’ils subissent cette violence symbolique, et ce rapport de domination se fait d’une position sociale sur l’autre.

Nous assistons donc bien à une domination des coachs qui imposent la voie à suivre à des joueurs en phase d’acculturation et d’identification. Ceux-ci acceptent, petit à petit, dans un premier temps, la nature de cette relation et, dans un second temps, la considèrent comme étant la seule et unique vérité sociale (et sportive).

 

En définitive, l’enjeu est de taille. L’intégration du basketteur « américanisé » au sein du basket institutionnel passe nécessairement par l’acceptation des valeurs dominantes, c'est-à-dire celle défendues par les entraîneurs et mettant en avant la culture du jeu européen. Au sein de cet univers sportif, les questions d’intégration et d’exclusion mais aussi de domination sont, à l’image de la société, bien présentes et enfouies au sein des comportements humains les plus primaires. La mixité n’est pas encore au rendez-vous, ou alors au prix de voir l’un des deux groupes perdre son identité culturelle. Il semble tout de même que les dominants aient encore le dernier mot…

S’intéresser à la norme dans le basket français actuel est donc un objet d’étude riche d’enseignements. Le rapport à la norme permet en effet de mieux comprendre la complexité de cet univers sportif. En analysant les phénomènes de déviance qui peuvent notamment en découler, nous pouvons davantage cerner les différents enjeux sociaux, culturels et identitaires qui existent aujourd'hui dans le basket français. L’entrecroisement des valeurs et des normes du hip-hop ball américain avec celles d’un basket plus européen et plus institutionnel conduisent parfois à des réactions sociales telles que les conflits, l’intolérance et l’exclusion. A n’en pas douter, mettre au centre de l’étude le poids des normes peut s’avérer être un atout majeur pour interpréter les disfonctionnements du basket français et s’interroger légitiment sur l’actuelle quête identitaire de ce basket hexagonal pris à la fois entre sa culture locale et celle de son « grand-frère » américain.   

 

Bibliographie :

 

Appadurai, Arjun. 2005. .Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation. Paris, Editions Payot et Rivages.

 

Becker,  Howard S., 1985. Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé.

 

Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude. 1970. La Reproduction : éléments d'une théorie du système d'enseignement, Paris, Les Editions de Minuit.  

 

Boyd, Todd. 2003. Young, Black, Rich and Famous: the rise of the NBA, the hip-hop invasion and the transformation of American culture. New York, Ed Doubleday.

 

Duret, Pascal. 2008. « Les sports et le processus d’autonomisation des adolescents », in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes, Entre Turbulence et construction de soi, Paris, Editions Autrement : 75-96.

 

Goffman, Erving. 1974. Les rites d’interaction. Paris, Les Editions de Minuit.

 

Lapchick, Richard. 2005. 2004 Racial and Gender Reprot Card. University of Central Florida, The Institute for Diversity and Ethics in sport with the DeVos Sport Business Management Program. 

 

Martin, Nicolas. 2007. « Basketball Politics : éléments pour une socio-histoire du basket-ball africain-américain (1950-1980) », in Fabien Archambault, Loïc Artiaga et Gérard Bosc (dir.), Double Jeu, Histoire du basket-ball entre France et Amériques. Paris, Vuibert : 197-212.



Notes :

[1]  L’histoire de l’immigration américaine démontre bien que la communauté afro-américaine a souvent été mise au ban de la société et a dû se faire entendre par divers moyens d’expression, créant ainsi un contre-pouvoir. Certaines formes culturelles ont contribué à cet essor de la culture afro-américaine. Nous retiendrons principalement le sport, mais surtout la musique avec le courant « be-bop » et l’arrivée ensuite de la « soul musique » et de son label de production la « Motown ».

[2]  La marque vestimentaire « AND1 » a lancé l’organisation de grands tournois de rue afin de promouvoir ses produits dans tous les Etats-Unis. Les responsables de la franchise commerciale ont réalisé à partir des images récoltées lors de ces matchs de rue des cassettes vidéo (« mixtape AND1 ») montées avec des fonds sonores provenant de la musique hip-hop.

[3]  Le « cross » est un dribble croisé exercé à toute vitesse.

[4]  L’« esprit de jeu » des entraîneurs évoque l’idée d’un jeu collectif « huilé », où les joueurs sont en mouvement, et au sein duquel la création offensive se réalise davantage par le jeu de passe que par le jeu de dribble.