Quel point commun ont les footballeurs Bosman, Anelka, et Mexès ? Certes, ils sont tous les trois footballeurs mais plus précisément, à un moment de leur carrière, afin de changer de club, chacun des trois a fait l’objet d’une « affaire » pour avoir désobéi en faisant valoir ce qui leur semblait juste. Ainsi, nos recherches pointent sur des situations critiques où les acteurs du monde du football au nom de principes supérieurs (Boltanski, 1991), enclins à la déviance (Becker, 1985), manifestent le désir profond d’échapper à une injustice. Nous souhaitons ici aborder le thème de la désobéissance chez les footballeurs tout en nous intéressant pour la présente communication à la première partie de l’affaire dite « Mexès »(1) . L’objet de la présente étude consiste à montrer que les actions menées par le footballeur s’inscrivent dans ceux de la désobéissance civile (Thoreau, 1849).
Philippe Mexès est footballeur professionnel durant tout le conflit l'opposant à son club (AJ-Auxerre). L’objet de la dispute porte sur la validité de son nouveau contrat signé le 15 décembre 2002. Une fois signé les dirigeants se sont opposés à sa validation après s’être rendus compte que suivant l’interprétation qu’on pouvait faire d’un alinéa, ils perdaient ou non toute chance de négocier l’indemnité de rupture du contrat en cas de transfert. Les deux camps, Philippe Mexès et ses conseillers d’un côté, Dirigeants du club et représentants des autorités du football de l’autre se sont alors lancés dans des débats sur la validité du contrat.
Notre attention se porte sur le camp Mexès et sa façon d’agir tout au long de la dispute. L’étude consiste à regarder comment l’affaire peut s’illustrer et se nourrir du concept de « désobéissance civile »(2). Bien que plusieurs définitions existent, disons qu’elle prend naissance dans le refus de se plier à une autorité ou une règle établie. Cela demande donc de la définir et expliciter dans quelle mesure nous l’empruntons pour illustrer ou comprendre les caractéristiques de l’affaire Mexès. Nous faisons l’hypothèse que la désobéissance civile donne une nouvelle perspective pour analyser et décrire la nature de certaines controverses et leurs transformations (Chateauraynaud, 2011) dans le football.
Nous serons attentifs dans cette « affaire sportive » (Duret & Trabal, 2001) à la façon dont les acteurs vont justifier leurs actes, leurs accusations ou leurs défenses pour tenter de maximiser leurs chances d’obtenir gain de cause. Dans la perspective d’une sociologie pragmatique, nous considèrerons la désobéissance civile comme une épreuve dans la mesure où elle crée un changement d’état remettant en cause la grandeur des êtres et dont l’issue reste incertaine (Chateauraynaud, 1991). Nous faisons l’hypothèse que la désobéissance civile est une épreuve de force douée d’une légitimité. En cela, nous pourrons étudier le statut des arguments de la désobéissance et regarder dans quelle mesure l’emploi de ces arguments illustre que les acteurs agissent de façon juste.

Pour ce travail, nous avons suivi l’affaire Mexès depuis l’année 2002 jusqu’au premier dénouement survenu à l’intersaison 2003 où les dirigeants de l’AJA ont accepté de se plier à la volonté du footballeur en entérinant le contrat. Parmi les pièces constituant le matériau pour suivre et analyser l’affaire nous avons recueilli tous les articles de presse parus dans l’Equipe traitant de l’imbroglio sur cette période. Nous nous sommes entretenus plusieurs fois avec l’agent du footballeur, lui-même sanctionné à l’issue de l’affaire, et également le président de l’UNFP. Nous avons recueilli des documents juridiques constitués par les avocats des parties. Ces pièces ne figurent pas nécessairement dans le présent travail de façon tangible mais ont été nécessaires pour guider le raisonnement.
Notre ambition est d’apporter un nouveau regard sur le rapport à la contestation dans le monde du football. Enfin, signalons que nous ne prétendrons à l’exhaustivité de la démonstration à travers le cas étudié.

A.    La désobéissance civile
Pour rendre explicite au mieux la définition de la désobéissance civile, nous commencerons par une d’elles tirée de l’ouvrage de John Rawls (1997 : 422) qui en reprend les principaux traits. Selon l’auteur, dans une « [société presque juste] les principes de justice sont publiquement reconnus comme les fondements d’une coopération volontaire entre des personnes libres et égales. En recourant à la désobéissance civile, donc, nous voulons faire appel au sens de la justice de la majorité et indiquer de façon publique que, selon notre opinion sincère et bien réfléchie, les conditions de la libre coopération sont violées. Nous faisons appel aux autres pour qu’ils reconsidèrent la situation, se mettent à notre place et reconnaissent qu’ils ne peuvent plus compter sur notre consentement indéfini, face aux conditions qu’ils nous imposent. »
Cette définition reprend les principaux axes que nous souhaitons exploiter à travers l’étude de l’affaire Mexès. Tout d’abord, l’auteur considère que l’acteur de la désobéissance agit de manière responsable (« opinion sincère et bien réfléchie »). Quand il explicite les termes de l’accord social, il fait exister les principes de justice publiquement reconnus afin de (se) rendre justice. Il est alors amené à se justifier et argumenter, ce qui montre qu’il assume les conséquences de sa conduite. Pour cela, il en appelle au sens de la justice de la majorité en tentant de les convaincre. Nous verrons que la mobilisation des autres entraîne également la transformation de l’argumentation.
A partir de cette reformulation, en puisant dans l’œuvre de Rawls et d’autres auteurs, nous esquisserons explicitement cette définition qu’il s’agira d’articuler dans la perspective d’une sociologie pragmatique.

Un des principes de fond de la désobéissance civile est qu’elle n’est possible que dans une société « presque juste ». Cet état de fait donne à l’acteur la possibilité d’agir selon sa propre interprétation des principes supérieurs qui sont à la base de la constitution des dispositifs partagées tout en évaluant la concordance avec ce qu’il subit dans son milieu.
Rawls (1997 : 429) admet l’idée que « des êtres égaux acceptant et appliquant des principes raisonnables n’ont pas besoin d’autorité au-dessus d’eux. » Cela signifie un certain progrès théorique où chacun serait en mesure d’accepter et décider en l’absence d’une autorité qui trancherait d’une interprétation officielle. D’emblée, le principe de base que soumet le concept est celui de la possibilité d’agir de façon autonome selon un degré de rationalité calculée et intelligible. En ce sens, pour reprendre la formule célèbre de Thoreau, « le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout » (Thoreau, 2000 : 9). Dès lors, c’est parce que son milieu est attaché à des valeurs démocratiques qu’il a la possibilité de refuser l’ordre établi.
Sandra Laugier (2006 : 2) qui a travaillé sur la philosophie morale américaine du XIXe siècle, dans son exposé sur la désobéissance civile, explique le refus de l’ordre établi : « Je dois avoir une voix dans mon histoire, et me reconnaître dans ce qui est dit ou montré par ma société, et ainsi, en quelque sorte, lui donner ma voix, accepter qu’elle parle en mon nom. C’est cette possibilité de l’harmonie des voix, [...] qui définit l’accord social. La désobéissance est la solution qui s’impose lorsqu’il y a dissonance : je ne m’entends plus, dans un discours qui sonne faux. » Ainsi, dans la remise en cause de l’ordre social, il faut entendre le travail de perception de violations graves de la justice si bien que l’autorité ou les règles ne répondent plus aux attentes de l’acteur.
Pour Rawls, les injustices font publiquement partie de la pratique sociale (Rawls : 412) et il n’est pas besoin d’un examen solide des effets institutionnels pour établir la réalité des abus. De fait, un abus qui transforme la conception partagée d’une règle ou un dispositif qui sous-tend l’ordre politique peut donner lieu légitimement à la désobéissance civile. La desobeissance civile symbolise un acte politique, -un appel qui repose sur des principes de justice, c'est-à-dire sur « les termes fondamentaux de la coopération sociale entre des personnes libres et égales » (ibid. : 424).
En amont, dans une telle situation, ne pas rendre justice à quelqu’un invite à la soumission ou à la résistance. Pour Jacques Semelin, historien, résister, « c’est d’abord trouver la force de dire non, sans avoir toujours une idée très claire de ce à quoi on aspire. Comme pour l’homme révolté d’Albert Camus, la résistance commence par une volte-face, une manière d’affirmer son identité dans la rupture » (Semelin, 2011 : 27). Il propose alors de distinguer la résistance, la dissidence et la désobéissance. Selon lui, la désobéissance semble plus adéquate pour décrire des actions purement individuelles. « La désobéissance est une forme de dissidence qui franchit le tabou de l’illégalité. C’est une manière d’affirmer ouvertement son identité dans la rupture à travers le refus d’une loi perçue comme injuste. [...] toute désobéissance n’est pas forcément résistance » (ibid. : 28-29). La finalité de la désobéissance étant de rendre justice, les acteurs peuvent entrer dans une forme de résistance, en rejetant la forme passive qui consiste à vivre plus longtemps sous le joug d’une injustice. Il s’agit en quelque sorte de briser la relation d’emprise, de s’en défaire afin d’agir selon ses propres motivations. La thèse défendue par Sandra Laugier (2006) précise que la désobéissance est au fondement même de la démocratie, « elle n’est pas sa dégénérescence ou une faiblesse interne ». Elle ajoute, que « la résistance aux dérives d’un pouvoir démocratique et à la perte, précisément, de sa nature démocratique est essentielle à un certain mode d’opposition et de résistance civique. »
L’intérêt de parvenir à rendre justice par la désobéissance civile se note à sa particularité à rester dans le cadre de la fidélité à la loi. Néanmoins, comme le signale Rawls, « la désobéissance civile est un des moyens de stabiliser un système constitutionnel, même si c’est par définition un moyen illégal. » Pour cette raison, le sens attribué par les acteurs à ce type de désobéissance est pleinement assumé ce qui nécessite effectivement de prévoir les conséquences de ses actes. C’est une garantie pour être suivi par le public car il est nécessaire de noter l’importance de sa mobilisation pour perdurer dans l’épreuve. En ce sens, la désobéissance civile apparaît comme un appel public, l’expression d’une conviction politique profonde et sincère (ibid. : 406). Si pour Rawls il s’agit de faire face à l’épreuve de justification de ses actes, nous parlerons plus explicitement d’argumentation tout empruntant la démonstration de Francis Chateauraynaud lorsqu’il compare la justification à l’argumentation (Chateauraynaud, 2011 : 107-114). Il indique que la justification est un procédé rhétorique visant une légitimation. Or, l’opération est contenue dans l’argumentation même. Elle fait émerger des limites de la traduction des rapports dialogiques entre les acteurs car en se justifiant, « on donne prise, et qu’en donnant prise on accroît une asymétrie, dont se nourrit toute forme de pouvoir fondée sur une emprise par la justification » (ibid. : 108). La désobéissance vise à contrecarrer une acception du monde commun. Dès lors, les acteurs balisent leurs actes d’une argumentation afin de briser comme nous le disions plus haut, la relation d’emprise.
Notons dans le processus de désobéissance civile, l’importance du débat et de ses effets. C’est à travers le débat que les uns, en se basant sur le sentiment commun de justice, forcent les autres à se demander s’ils souhaitent reconnaître les revendications légitimes de la minorité. La minorité cherche à convaincre que leurs actions ont une base morale même si cela comporte un coût. Rawls soumet alors que le militantisme sort des limites du cadre de fidélité à la loi dans ce qu’il en représente une opposition plus profonde (ibid. : 408). Dans une perspective qui vise à évaluer l’évolution des arguments, la forme de la désobéissance civile peut elle-même être amenée à évoluer en fonction même des acteurs présents et des arguments débattus. En effet, si nous raisonnons en termes de processus, il subit nécessairement des transformations. De fait, si des actants entrent dans la désobéissance pour agir comme une autre minorité ils peuvent en dénaturer l’action politique. Il est donc probable de perdre l’intention première. Cela nous demande d’être attentif à la manière dont l’appel se transforme en une série de revendications et à la façon dont se traduisent les préoccupations compte tenu de ces transformations.

B.    La désobéissance civile comme autre concept pour décrire le monde du football : l’affaire Mexès
Dans la sociologie du sport en France, nous n’avons pas recensé d’étude prenant pour objet la désobéissance civile pour analyser les affaires du sport. La désobéissance en tant que telle a davantage été abordée à partir du concept de « déviance » développé dans une approche interactionniste par Howard Saul Becker dans Outsiders. Les travaux autour de la déviance sont multiples et se consacrent essentiellement à l’étude du dopage (Brissonneau, 2003) ; ou l’étude des phénomènes de violence dans les stades de football (Hourcade, 2002 : 85; 2010).
S’il s’agissait de replacer le modèle de la désobéissance civile dans le cadre de ce type d’étude, nous dirions en reprenant Becker que les déviants se heurtent au travail politique des entrepreneurs de morale – ceux qui « élaborent et font appliquer les normes » (Becker, 1985 : 187). C’est ainsi qu’il est traité dans L'épreuve du dopage, Sociologie du cyclisme professionnel (Brissonneau, Aubel, & Ohl, 2008 : 19) où les auteurs reprennent la figure de l’entrepreneur de morale et la définition de la déviance lorsque Becker (1985 : 105) suggère que « ceux qui participent à des activités considérées comme déviantes rencontrent ainsi un problème typique : leur conception de ce qu’ils font n’est pas partagée par les autres membres de la société » (Becker, 1985 : 104-105). La possibilité d’établir des liens avec la désobéissance est probante dans ce qu’elle suggère par rapport à l’écart à la norme. Or, du point de vue de la désobéissance civile stricto sensu, les acteurs s’appuient sur les dispositifs en place tout en les légitimant, de même qu’ils rendent leurs actions le plus intelligible possible afin d’être reconnus et entendus. Par ailleurs, les affaires du sport telles qu’elles surgissent publiquement ou celles qui rendent compte des tensions internes et externes montrent davantage que la déviance, -si nous continuons d’employer ce terme-, est passagère et l’ensemble se lit davantage comme une série de questionnements des ordres établis.
Comment esquisser à travers les études sur le football un point de vue qui nous laisserait entrevoir l’existence d’un climat de désobéissance ?

Des éléments de réponse apparaissent à partir de l’analyse que nous pouvons faire des travaux sociologiques sur le football. Nous en sélectionnons ici deux. En premier, pour Faure et Suaud (1999 : 236), « la question qui se pose aujourd’hui aux footballeurs, et qu’ils formulent dans les entretiens, est de savoir la position qu’ils doivent conquérir afin de ne pas subir totalement les forces atomisantes qui s’exercent sur eux. » Le trait caractéristique du contexte mis en avant est la présence de contraintes qui empêchent les footballeurs d’agir librement. Ce point de vue nous amène donc à considérer que les footballeurs prennent conscience que pour s’opposer à l’ordre établi, il est nécessaire de mesurer de façon autonome et réfléchie les conséquences de ses actes.
En second, pour Jean-Marie Brohm et Marc Perelman (2006 : 14) le monde du football est l’objet d’une série de « réalités censurées [...] qui constitue l’ordinaire de l’institution football : corruptions, affairismes, arrangements ; magouilles, tricheries mais aussi violences multiformes dopages, xénophobies, racismes et complicités avec les régimes totalitaires ou les Etats policiers ». C'est-à-dire que tel qu’il nous est donné à lire et à comprendre, le fait d’agir librement peut être soumis également à d’autres types de « forces atomisantes ». Nous intéressant aux footballeurs, le constat de tous ces auteurs interroge les manières dont un footballeur peut ou non dénoncer sa situation de victime potentielle. Et du même coup, il nous incite à nous demander comment un footballeur qui le souhaite s’engage dans la défense de ce qui lui paraît juste. L’affaire Mexès semble décrire un tel processus, nous proposons ici de l’analyser.

1)    L’affaire Mexès en quelques mots
L’affaire dite Mexès survenue dès la fin de l’année 2002, met en confrontation les dirigeants de l’AJ Auxerre et le footballeur Philippe Mexès. Elle porte principalement sur un désaccord quant à l’interprétation d’une clause sur le contrat liant le footballeur à son club. En effet, cette clause – selon l’interprétation qu’on en fait – donnerait la possibilité au footballeur de rompre son contrat de façon unilatérale, ce qui jusqu’à l’instauration du règlement FIFA de 2001 n’était pas possible. Selon certains experts, à une plus large échelle, cette possibilité remettrait en cause l’existence du système des transferts de telle sorte qu’il puisse disparaître et avec lui toutes ses transactions financières. La teneur de la question suscite l’attention des autorités du football français et international.
Pris dans l’affaire, Philippe Mexès, parce qu’il souhaite poursuivre sa carrière de footballeur doit répondre à une double contrainte. La première réside dans la nécessité de faire valoir ses droits. La seconde consiste à préserver son image tout en se tenant à l’écart d’un conflit qui tendrait à modifier l’ordre des choses qui dépasserait sa propre cause. Or, les relations entre les deux parties se traduisent par des tensions. L’attitude du footballeur est disqualifiée par les dirigeants qui portent sur lui une série d’atteintes. De l’autre côté, en dépit des tensions, Philippe Mexès revendique sa volonté de faire abstraction de l’imbroglio pour ne se consacrer qu’à son métier de footballeur tout en tentant de déléguer la polémique sur le volet contractuel à son avocat et son agent.

2)    Désobéissance et Mexès
L’événement clé qui engage l’acteur dans une démarche de désobéissance civile est son refus de se soumettre à la volonté de ses dirigeants lorsque, le 16 décembre 2002, ceux-ci lui demandent de renoncer à la prolongation de contrat (1999) qu’ils ont signée la veille. Pour être plus précis, cette prolongation est un document composé et imprimé depuis le logiciel Word par l’agent du footballeur. Or, la poursuite de la procédure d’officialisation nécessite de reporter les termes du contrat via une plateforme sécurisée sur Internet de la Ligue Professionnel de Football (LFP). Le président du club, Jean-Claude Hamel, ne sachant se servir de l’interface, propose d’entériner l’accord le lendemain. Or, le lendemain, Philippe Mexès et son agent s’aperçoivent que la version pour la LFP ne contient plus la référence à la nouvelle réglementation FIFA. Cette référence permettait au footballeur de bénéficier de la « période protégée » de trois ans après laquelle il pourrait rompre lui-même son contrat contre une indemnité. Ils refusent alors de la signer et s’en tiennent durant tout le conflit à la version du 15 décembre. Pour le camp Mexès, cette version doit être appliquée en dépit du désaccord étant donné que le président l’a signée. Le camp reste sur sa position et attend alors sa validation.
Nous entrons ici dans la désobéissance. Pour autant, elle ne répond pas encore au concept décrit car pour le moment, nous pouvons définir cet événement comme un refus qui n’est ni celui de l’ordre établi ou d’une injustice. Il s’agit simplement d’une opinion. Pour cela, il est nécessaire d’apporter d’autres éléments.
Parmi les éléments qui permettent de nous rapprocher de la désobéissance civile et de nous éloigner du simple refus, nous pouvons apporter tout d’abord qu’à ce moment, les rapports entre les parties se sont transformés. Par exemple, alors que dans les semaines de négociation du contrat, les dirigeants indiquaient au footballeur des placements financiers opportuns, à l’issue de la réunion du 16 décembre, le président du club aurait lancé au footballeur « qu’on peut vite se casser une jambe, y compris en sortant de cette salle » (France Football, 17/06/2003). Une telle allusion à la menace décrit une tension décisive visant la rupture compte tenu de la différence de point de vue. Ajoutons que Guy Roux qui entraînait quotidiennement Philippe Mexès lui aurait demandé régulièrement de revenir sur sa décision et d’oublier le contrat. Pourtant les deux camps font en sorte de cohabiter.
Selon notre point de vue, l’entrée véritable dans la désobéissance civile a lieu au moment où le footballeur constate que sa fiche de paie reste inchangée en dépit de l’accord signé.

Au bout d’un mois, on s’est rendu compte que la rémunération de Philippe n’était pas conforme à ce qui avait été signé. On est revenu vers Auxerre, on a envoyé une lettre recommandée.
(Entretien mené avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


L’envoi de la lettre recommandée préfigure comme le premier acte qui symbolise l’entrée dans la désobéissance civile. En effet, cet acte reste dans le cadre de la fidélité à la loi. Les suivants répondront à la même exigence. Le sens qu’ils donnent à leur désobéissance est pleinement assumé.


[Dans la lettre recommandée] On a demandé à Auxerre ce qu’il en était. Auxerre ne s’est pas manifesté et on a donc saisi la Commission juridique de la Ligue. C’est comme ça que la partie « judiciaire », les procédures, ont commencé.
(Entretien avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)

Olivier Jouanneaux, l’agent du footballeur, signale lui-même l’événement comme le premier d’une série d’engagements dans des procédures légitimes que lui et son client peuvent emprunter pour faire entendre leur cause.


On a été [...] des « empêcheurs de tourner en rond » parce qu’on a dit des choses que les gens ne voulaient pas entendre.
(Entretien mené avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


Voici, comment il définit sa cause :


Cette prolongation dans le sens d’Auxerre [...] : « Tu prolonges d’un an mais [...] c’est simplement pour qu’on ait une indemnité plus importante ». Donc, comme on dit, les paroles s’envolent et les écrits restent ; le fait de bénéficier de cette clause, ça donnait un certain équilibre à cet accord. Donc, c’est pour ça que Philippe ne pouvait pas renoncer à cela [...].
(Entretien mené avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


La cause du footballeur traduit la volonté d’être pleinement actif dans la négociation de la poursuite de sa carrière et d’éviter les fausses promesses. Au-delà, il s’agit de considérer son intégrité et celle de l’agent dans une moindre mesure –car effectivement pour ce dernier, le droit à la négociation du contrat est en jeu. Tant est si bien que nous préfèrerons dire que les deux défendent des intérêts différents dans une cause commune.
Durant l’année 2003, Olivier Jouanneaux participe à une demi douzaine d’auditions devant des Commissions afin de soutenir leurs causes. Chaque audition donne à la fois l’occasion de faire exister leur revendication en même temps qu’elle fait augmenter la série d’épreuves à surpasser. L’agent parle de pression à laquelle il s’agit de résister.


La pression était là. On avait le sentiment qu’on était seul contre tous.
On n’avait pas l’impression que c’était Philippe Mexès contre l’Aj Auxerre. On avait l’impression que c’était Philippe Mexès contre les instances du football Français.
(Entretien mené avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


La pression est également présente à travers les médias. Le camp Mexès sait que le public a un rôle, certains supporters insultent le footballeur quand il entre dans le stade sans connaître véritablement ce qui est en jeu. L’agent intervient :


La pression, on l’a quand on se fait « insulter » dans les médias, sur RTL, sur Europe1 et qu’on ne nous donne pas la parole. Elle est là la pression. On est boycotté, bâillonnés, c'est-à-dire qu’on vous tape sur les doigts sans raison et qu’on n’a pas le droit de se défendre.
(Entretien avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


Finalement, cette pression est vécue comme une injustice.


C’est presque la double peine : Auxerre n’assume pas ses engagements, nous on se défend, et en fait, on ne devrait rien dire et en plus on a le mauvais rôle. On nous fait porter un costume beaucoup trop grand pour nous.
(Entretien avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


En dépit de cette pression, il faut résister. L’agent du footballeur nous raconte :


Le type d’Europe1, j’ai appelé, puis j’ai envoyé une lettre recommandée. Il m’a alors rappelé en me disant : « oui, oui, on va vous donner la parole ». Et il ne m’a jamais rappelé. [...] Une fois, je l’ai croisé dans un stade et puis je lui ai dit. Après, il baisse les yeux et il ne dit rien. Tout ça, c’est un tout petit milieu, où tout le monde est copain [...].
(Entretien mené avec l’agent de Philippe Mexès, 2009)


Ainsi, en dépit de la difficulté à surmonter les épreuves, Olivier Jouanneaux manifeste sa révolte tout en restant dans le cadre de la loi. Il envoie un courrier pour dénoncer l’injustice plutôt que d’entrer dans une rébellion, mutinerie, ou une révolte classée illégale.
De son côté, Philippe Mexès résiste en restant « professionnel ».


Mexès : « J'ai été formé par ce club et quand il t'arrive un truc pareil, tu prends un coup derrière la tête. Je vais certainement les emmener devant la justice. Ce contrat, je ne l'ai pas demandé. Pour Guy Roux, je l'oublie et puis voilà. J'ai fermé ma bouche jusqu'à présent. J'ai été pro jusqu'au bout. Je n'ai rien dit dans les journaux. »
(L’Equipe, 15/06/2003)


Le footballeur participe sans relâche aux entraînements, il figure parmi les titulaires de l’équipe de France et remporte le championnat de France avec l’AJA. C’est d’ailleurs à la fin de la finale, en tenant le trophée que le footballeur craque et pleure en pensant aux épisodes qui se sont succédés depuis les six derniers mois.
La cause défendue peut s’élargir à tous les footballeurs, seulement, ils ont jusqu’alors résisté à sa transformation. Pour eux, il s’agit d’éviter de plaider pour tous les footballeurs, ou de rappeler à l’ordre les autorités du football.


Etes-vous prêt à aller jusqu'au clash ?
- Je suis pro. Je n'irai pas au conflit par respect pour les joueurs et pour Guy Roux. Je veux simplement être respecté moi aussi.
(L’Equipe, 15/06/2003)


Ainsi, la désobéissance civile n’est pas une seule façon d’agir. Il n’est pas nécessaire de faire un « appel » à la désobéissance ou d’élargir sa cause, le combat peut rester individuel comme c’est le cas dans cette affaire.
A la mi-juillet, dans le but de marquer un point d’arrêt à la série d’auditions, pour cesser de subir les épreuves incessantes, et à l’inverse contraindre les autorités du football à donner une décision, le camp Mexès décide de provoquer la saisine du Conseil des Prud’hommes. En repositionnant le contrat du footballeur dans une dimension du droit commun, ils changent d’arène et ne donne plus prise aux autorités sportives. La résolution du conflit tend à devenir alors irréversible. Après un revirement, le 17 juillet 2003, la commission (paritaire) en mesure de statuer sur le conflit homologue le contrat signé le 15 décembre 2002 et inflige aux deux parties une amende de 600 euros (il s’agit du montant minimum prévu par la Charte du football).
Finalement, le 4 août 2003, les protagonistes annoncent publiquement en commun par le biais d’un communiqué de presse à l’AFP qu’ils sont parvenus à un accord.

Rapportons enfin que la désobéissance civile est un mouvement dont la vocation est collective. Or, comme nous le présentions plus haut, Philippe Mexès ne souhaite pas que son mouvement s’élargisse à d’autres causes. C’est bien en cela qu’une approche de fond qui permet d’analyser comment un débat se transforme au gré des acteurs et des arguments qui entrent dans l’arène. Sa cause est étudiée par le syndicat des footballeurs qui l’utilise alors dans les débats pour précisément défendre la cause de l’ensemble des footballeurs.
Philippe Piat s’exprime sur la décision de la deuxième partie de l’affaire Mexès, -nous revenons sur la décision en 2005 du Tribunal Arbitral du Sport (TAS), dans une autre affaire prolongeant celle décrite dans cette étude lorsque le footballeur rompt son contrat de façon unilatérale avec l’AJA en 2004 pour l’AS Roma.


HR : « Quelque part, le texte de loi donnait raison au footballeur ».
PP : Oui, disons que l’application normale du texte lui donnait raison. Il a fallu qu’on l’interprète pour donner tort à Mexès. Il a fallut l’interpréter.
C’est d’autant plus vrai que l’année d’après on a ajouté quelque chose à ce texte. On a ajouté quelque chose. Depuis, dans l’accord que j’ai signé en 2006 avec Blatter [Président de la FIFA] à Barcelone, on a introduit que maintenant on avait un droit de veto. [...] Aujourd’hui, s’ils veulent changer le règlement, il faut qu’on soit d’accord.
HR : C’est intéressant, le droit de veto est donc lié à cette affaire Mexès ?
PP : Oui, ce sont ces éléments qui nous ont amené à réclamer à la FIFA pour qu’il ne change pas.
(Entretien mené avec le président de l’UNFP, 2009)


Dans l’extrait ci-dessus, le président de l’UNFP et vice président de la FIFPro montre que la décision de l’affaire Mexès a eu des répercussions sur l’évolution du football. Le footballeur n’est pas nécessairement le moteur de l’élargissement de sa cause, plus enclin à agir de façon individualiste. Toutefois, en tenant compte du fait que la multiplication des acteurs dans l’arène entraîne un changement de focale, nous pouvons rendre compte des effets du combat du footballeur. Si agir dans la désobéissance civile a pour but de modifier la règle, nous pouvons voir ici que le footballeur ne semble s’intéresser au fait que la FIFA modifie son règlement mais davantage qu’il soit appliqué. Le travail politique lié à cette cause est récupéré par le syndicat des footballeurs. L’UNFP agit dans le but de modifier à nouveau la loi en proposant le droit de veto dans toutes les modifications réglementaires de la FIFA concernant le statut des footballeurs.
Dans cette partie, nous avons montré que Philippe Mexès, tout au long de la dispute, a mobilisé les instances à sa disposition tout en refusant les pratiques établies qui le gouvernent. Un des moyens de plaider sa cause a consisté à rompre avec un certain nombre de conceptions partagées ou qui se sont plus ou moins durablement laissées accepter.

C.    Conclusion

Au terme de cet étude, nous avons montré qu’il y avait dans la défense de la cause du footballeur la présence de liens avec la désobéissance civile. Certes les éléments évoqués ici pourront ne jamais assez nous satisfaire mais nous sommes néanmoins convaincus d’avoir mené suffisamment de correspondances entre le concept et les actions menées par le camp du footballeur.
Les modes de contestation sont variés et souvent, lors des polémiques, les footballeurs sont les victimes de leurs propres actions quand elles sont déviantes. L’exemple de Jean-Marc Bosman est sans doute le plus probant. C’est également le cas des « mutins de la coupe du monde de football 2010 » pour qualifier les footballeurs de l’équipe de France pour avoir fait grève ; José Touré qui, à la fin de sa carrière, réclame autant d’attention affective qu’un retour sur investissement à son agent ; Jean-Jacques Eydélie ou Jacques Glassmann qui publient des ouvrages pour revenir sur l’injustice subie pour avoir dénoncé ou fait la lumière sur un match truqué. Ces cas, et d’autres, nécessitent de prendre en compte que la contestation dans un tel milieu est difficile à mener. L’affaire Mexès reste un exemple qui montre que des transformations peuvent avoir lieu dans un esprit démocratique.



(1)  Nous dirons qu’il y a deux affaires qui se suivent chronologiquement dans l’affaire Mexès. Durant la première année, l’imbroglio porte sur le fond et la forme du contrat qu’il s’agit de valider. Lors de la seconde année et les suivantes, l’imbroglio porte sur l’interprétation du règlement FIFA compte tenu du fait que le footballeur rompt unilatéralement son contrat avec l’AJ-Auxerre pour rejoindre l’AS Roma.

(2)  «Resistance to Civil Government » publié en 1849 devient à titre posthume « Civil Desobedience » selon le choix de l'éditeur en 1966. L’ouvrage est écrit à la suite de son refus de se soumettre au paiement d’un impôt destiné à financer la guerre contre le Mexique.



Becker, H. S. (1985). Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance. Paris: Métailié.
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