Introduction

Cette contribution porte sur le processus de mise en débat, au sein des forums spécialisés sur internet, de connaissances scientifiques controversées relatives à une méthode d’entraînement en musculation, la « série unique », promue par certains chercheurs en physiologie du sport. Ceux-ci préconisent une réduction drastique du volume d’entraînement, chaque exercice de renforcement musculaire ne devant être exécuté qu’une seule fois par séance, alors que dans la plupart des méthodes, le sportif exécute plusieurs séries par exercice. Je vais ici défendre l’idée selon laquelle les prises de position des pratiquants dans les débats et les arguments qu’ils mobilisent dépassent largement la seule question de l’efficacité de cette méthode. Je montrerai d'abord que l'accès aux connaissances sur la série unique est à la fois indirect et asymétrique, ce qui contribue à polariser les débats autour de la question de l’utilité de la science pour l’entraînement sportif. Dans un second temps, je m’intéresserai au forum en tant qu’espace permettant de rapprocher et de comparer des expériences vécues. Ce rapprochement permet de totaliser des données relatives aux performances des internautes, ce qui aboutit à la réalisation d’une expertise collective et contradictoire sur l’intérêt de la série unique. Les récits d'expériences font également ressortir des motifs d'engagement et des rapports différenciés à la pratique de la musculation, qui sont plus ou moins compatibles avec l’application des principes de la série unique, puisque cette méthode suppose une réduction importante du temps de pratique.

Méthode

Cette étude s’appuie sur l’analyse qualitative de cinquante et un fils de discussion répartis sur huit sites internet consacrés à la musculation. Après une première lecture de l’ensemble de ce corpus, j’ai réalisé une analyse thématique afin d’identifier et de catégoriser les différents procédés argumentatifs utilisés par les internautes pour convaincre ou justifier leur position à propos de la série unique. Je me suis particulièrement attardé sur les justifications mobilisées par les individus pour appuyer leurs assertions : recours à la science, à l’expérience vécue, aux savoirs diffusés par des entraîneurs, à l’exemple de grands champions, etc. En outre, les individus opèrent régulièrement des retours sur ces différents types de justifications, en les disqualifiant ou au contraire en les légitimant. Nous avons donc également porté le regard sur ce métadiscours, par lequel les acteurs hiérarchisent la force de différents types d’arguments au cours des discussions.

Des conceptions antagonistes des rapports entre science et entraînement

Un accès indirect aux connaissances scientifiques

L’accès aux recherches sur la série unique semble être le plus souvent indirect. Beaucoup de messages pointent vers un site internet, sur lequel Pascal Prévost, chercheur spécialiste en physiologie et biomécanique et préparateur physique, a diffusé et promu en France les études prônant l’utilisation de la série unique en musculation. D’autres sources sont citées, mais elles renvoient toujours, directement ou indirectement, sur le site internet de ce chercheur. Ces intermédiaires donnent accès à une importante littérature scientifique, en fournissant des bibliographies et des extraits d’articles. Bien que la controverse ait donné lieu à la publication de nombreux articles scientifiques visant à réfuter la thèse de l’efficacité de cette méthode, ceux-ci ne sont que très peu cités sur les forums et sur les sites auxquels renvoient les internautes.

Conception scientiste VS pragmatique

La réception, par les pratiquants de musculation, des travaux affirmant l'efficacité des protocoles de musculation à série unique a orienté les discussions vers la question de la validité de ces travaux. Les débats laissent apparaître, de façon plus ou moins tranchée en fonction des intervenants, une position que l’on pourrait qualifier de scientiste, tenue par ceux qui croient en l’efficacité de la série unique et qui accordent du crédit aux travaux scientifiques allant dans ce sens, et une position plus pragmatique, au sens commun du terme, qui relativise ou nie, chez les plus virulents, la possibilité de déduire de ces travaux des procédés d’entraînement efficaces. Pour les partisans les plus convaincus de la série unique, les travaux scientifiques cités font office de preuve.

« Je n'arrive pas a comprendre comment on peut refuser de prendre en compte ces études. 
Moi aussi j'ai toujours cru au series multiples mais il faut se rendre à l'évidence. 

En 2001, 5 études seulement démontraient la supériorité de la série multiple sur la série unique, contre 56 qui montraient que cela n'était pas le cas (Carpinelli, 2001) […].

Les experiences sont là, les résultats aussi et on ne peut pas les ingorer sous pretexte qu'elles vont a l'encontre de ce que l'on pensait.

Si l'augmentation du nombre de série d'un exercice donné n'apporte rien de plus significatif au niveau de l'entraînement alors il est inutile de le précauniser aux sportifs. » (Message édité par Lanvin le 24 mai 20031).

Le fait même que ces études soient « scientifiques » garantit pour l’auteur de ce message le sérieux des conclusions avancées. Ce procédé consistant à citer des sources scientifiques, extrêmement fréquents chez les partisans de la série unique, n’est quasiment pas utilisé chez ses opposants. Bien que des articles scientifiques affirmant la supériorité des séries multiples aient été publiés, nous n’avons relevé que deux messages se référençant à de telles publications. La plupart du temps, on observe chez les détracteurs de la série unique une contre argumentation consistant à relativiser la pertinence des recherches citées. Cette posture peut s’accompagner d’une appropriation du registre de l’expertise, ce qui va de pair avec une disqualification des chercheurs en sciences du sport.

« l etude sur de l impact sur le systeme hormonal du one set comparé au multi set est completement debile
on sais que l acide lactique entraine des hausses enormes de GH2
or si tu fais qu une série de 10 rep il est evident que l acide lactique sera moins present qu avec + de séries
donc l etude tombe parfaitement a l eau ! » (Message édité par Rudy le 23 mai 20043).

Si l’auteur du message précédent reste ciblé sur la critique d’une étude, contestant la science sur son terrain, c’est-à-dire en mobilisant lui-même ses propres connaissances scientifiques, c’est parfois la recherche dans son ensemble qui est dépréciée. Le caractère tangible des connaissances issues de l’expérience des pratiquants et des entraîneurs est alors opposé au caractère incertain et douteux des recherches, comme dans le message ci-dessous.

« Toutes ces études me font bien marrer, elles sont faites par des scientifiques qui n'ont jamais poussé un gramme de fonte sérieusement de leur vie! […]Au lieu de lire des études écrites par des sportifs de bureaux, lisez par exemple Fred Hatfield, Brooks Kubik, Pavel Tastsouline,...ces gars ont une expérience réelle de l'entrainement, et font beaucoup de séries, s'entrainent dur!! » (Message édité par Fred le 24 mai 20034).

L'accès asymétrique aux recherches scientifiques : un facteur pesant sur les débats

Les arguments avancés contre la série unique relèvent souvent d’une connaissance profane des recherches scientifiques. Ils se caractérisent par une réduction et une réinterprétation de ces travaux. En outre, des arguments disqualifiant la science sont fréquemment employés. On peut formuler l’hypothèse selon laquelle les caractéristiques du contexte de discussion que constitue le forum sur internet donnent de « bonnes raisons » (Boudon, 1995) aux acteurs d’adopter une position scientiste ou anti-scientifique, en fonction de leur avis au sujet de la série unique. En effet, le fait que les sources scientifiques facilement disponibles sur internet renvoient toujours à des travaux favorables à la série unique, en dépit de l’existence de nombreuses recherches qui la remettent en cause, constitue sans doute un élément expliquant le fait que les attitudes anti-scientifiques se repèrent exclusivement du côté des opposants à cette méthode. Ce mécanisme de filtrage sélectif contribue ainsi à renforcer la polarisation des débats autour de conceptions plus générales des relations entre science et entraînement.

Le forum : un lieu de rapprochement des expériences vécues, un espace de totalisation de données

Le forum constitue un lieu dans lequel peuvent être rapprochées et comparées des informations qui ne le sont pas en dehors de cet espace virtuel. C’est ainsi que les données consignées dans les cahiers d’entraînement des membres peuvent être partagées, analysées, soumises à la critique afin que chacun puisse améliorer sa propre pratique. À ces données chiffrées s'ajoutent parfois des photographies attestant de la progression des pratiquants. L’exposé de cas, vécus personnellement ou parfois par d’autres, alimente ainsi largement les discussions sur un pôle « expérientiel ». Une lecture attentive des fils de discussion montre que nombreux sont ceux qui affirment avoir testé la série unique après avoir parcouru les forums et les sites internet auxquels ils renvoient.

« apres avoir lu cet article vers le mois de septembre je me suis prete a essayer, malheureusement cela ma fait regresser tant en volume musculaire ( je descendis a 70 kg de pdc avec 33.2 de bras alors que j'avais pese qq mois avt 73 kg avec 34.5 de bras ), j'ai enormement perdu de force , moi qui avait passe 10x60 kg au DC vers le mois de mars 2002 et je ne les faisais plus ! » (Message édité par Rudy le 24 mai 20035).

« Les résultats sont très bon avec cette méthode, j'ai très bien progressé l'hiver dernier en prise de masse en utilisant cette technique.

En revanche, t'as intérêt à avoir un nerveux à toute épreuve, moi ça m'a mis sur la carreau au bout de 4 mois.

Je pense que c'est à utiliser avec parcimoni pour relancer une éventuelle stagnation.
Mais oui, 1 série est autant productif que 3 ou 4 ou N séries » (Message édité par Sébastien le 5 mars 20076).

La fréquentation des forums a motivé des pratiquants à tester la série unique. Les interactions en ligne les amènent parfois à faire évoluer leurs pratiques, mais, à l’instar de ce que l’on peut observer dans la littérature scientifique sur le sujet (Delalandre, sous presse), il semble difficile, voire impossible, de dégager un consensus sur les effets de la méthode.

Les performances et les photographies des internautes font l’objet d’un travail d’interprétation visant à déterminer dans quelle mesure elles sont liées à la (ou les) méthode(s) de musculation qu’ils utilisent. Ainsi, lorsque les partisans de la série unique mettent en avant leur propre réussite ou celle d’autres pratiquants, les détracteurs attribuent cette réussite à d’autres facteurs. Par exemple, un argument parfois utilisé consiste à présenter l’individu comme un pratiquant avancé qui, avant d'utiliser la série unique, s’est entraîné pendant longtemps en utilisant des méthodes classiques à séries multiples. L’un des internautes affirme par exemple que « Pour l instant a part qq un avec 20 ans d entrainement on a aucune reussite en LV7 » (Message édité par Rudy le 17 mai 20048). Inversement, ceux qui affirment que la série unique est inefficace se voient reprocher de s’être mal entraînés (notamment en ne poursuivant pas chaque série jusqu’à l’échec musculaire, condition, pour beaucoup, de l’efficacité de cette méthode). Entre les positions extrêmes, des avis nuancés se manifestent également (le message d’olivier coëzy ci-dessus).

Les membres des forums se livrent ainsi à une véritable expertise contradictoire. Ils testent ces connaissances nouvelles, les confrontent à leur expérience et à celle de dizaines d’autres pratiquants. Les expériences de chacun sont passées au crible et la dispute porte alors sur les facteurs permettant d’expliquer les résultats exposés. Des interprétations divergentes des faits sont toujours susceptibles d’alimenter l’argumentation des uns et des autres.

L'expérience vécue en musculation : rapport instrumental ou hédonique à l'entraînement

La série unique n’est pas seulement jugée en termes d’efficacité, et la mise en parallèle des différentes méthodes met en jeu d'autres considérations. L’analyse des discours dévoile des rapports différenciés entretenus par les pratiquants à leur activité en salle de musculation. Certains affirment rechercher le meilleur rapport entre le temps dépensé pour l’entraînement et les effets obtenus. D’autres, tout en cherchant à progresser, ne voient pas dans cette activité qu’un moyen pour se muscler ou être plus performant. Ces pratiquants, qui affirment aimer « pousser de la fonte », se disent soucieux des sensations liées à leurs entraînements. Ainsi, alors que les premiers veulent avant tout maximiser les bénéfices de leur pratique, les seconds sont aussi en quête de « sensations » liées au plaisir de l’effort musculaire et recherchent la « congestion »9 consécutive à l’exercice. « Comment peut-on être satisfait en ne vivant sa passion que 30min./semaine ? » (Message édité par JMPower le 14 novembre 200310) demande un internaute, rappelant la faible durée d'une séance de type « série unique ». Deux types de rapport à la pratique de la musculation peuvent ainsi être mis en lumière. Le premier peut être qualifié d’utilitaire puisque la musculation est essentiellement un moyen pour entraîner son corps et améliorer ses qualités physiques, qu’il s’agisse de progresser dans un sport sollicitant la force musculaire, de se forger un corps plus beau parce que plus musclé, ou encore simplement de s’entretenir en faisant de l’exercice. Qu’ils soient ou non convaincus par l’efficacité de la série unique, ceux qui entretiennent ce type de rapport à leur pratique de la musculation sont à la recherche des méthodes dont le rapport coût/effets obtenus est le plus intéressant. D’autres pratiquants au contraire affirment voir dans cette activité sa propre finalité. Même quand s’y mêlent des motivations d’ordre plus utilitaire (devenir plus fort), ce deuxième type de rapport à la pratique de la musculation laisse peu de prise aux arguments en faveur de la série unique. L’entraînement implique chez eux une dimension hédonique, l’effort musculaire devenant source de plaisir. La mise en œuvre de la série unique paraît dès lors contradictoire avec cette dimension hédonique de la pratique. Ce constat mériterait d’être mis à l’épreuve d’autres cas de mise en débat d’innovations techno-scientifiques dans le sport.

Conclusion

J’ai cherché ici à questionner les formes de réception et de mise en débat, sur les forums, de connaissances scientifiques controversées, en m’intéressant au cas de la musculation. L’analyse montre que les pratiquants développent une véritable expertise « profane ». Cette expertise se rapproche de celle observée sur les forums médicaux en ce qu’elle discute les connaissances scientifiques, en les confrontant à des expériences vécues et à des savoirs pratiques (Broca et Koster, 2011). L’observation d’une telle scission dans le rapport que les pratiquants entretiennent à la science vient appuyer et enrichir les thèses développées dans d’autres travaux, qui avait mis en évidence un clivage entre une conception pragmatique de la construction des savoirs sur l’entraînement sportif et une conception plus scientiste et académique au sein des formations des intervenants en sport et en éducation physique (Terral, 2003), ainsi que dans le domaine de la recherche appliquée à l’entraînement sportif (Collinet et Terral, 2006). Cette étude m’a permis de mettre en lumière l’une des causes de ce clivage sur un terrain spécifique. Il en effet lié au fait que les résultats scientifiques sur la série unique ont été réceptionnés de façon asymétrique par les pratiquants de musculation. Il faut toutefois souligner que la position des individus dans les débats n’est pas figée a priori. La mise à l’épreuve de la série unique (à la fois sur un plan théorique et expérientiel) peut amener des transformations de leurs conceptions et de leurs pratiques.

Par ailleurs, les discussions engagent des connaissances théoriques, des savoirs expérientiels, mais aussi des motifs de pratique différenciés. Ainsi, une pratique uniquement instrumentale de la musculation est compatible avec la mise en application de la série unique, qui vise à réduire la durée des entraînements pour une efficacité comparable. Au contraire une pratique plus hédonique de la musculation s’accommode mal de cette méthode puisque le fait de passer du temps à s’entraîner est alors en soi une source de plaisir pour les pratiquants. Dans les discussions électroniques, les individus construisent ainsi un espace de variation dans lequel les travaux scientifiques en faveur de la série unique sont mis à l’épreuve et discutés collectivement à travers différents registres d’argumentation.

Pour conclure, ce travail initie un projet plus vaste, relatif à la diffusion des connaissances scientifique dans le monde sportif. J’envisage d’explorer deux voies : la première vise à analyser les formes de perception et de mise en discussion de la science, de façon plus générale, sur les forums et la seconde à prendre comme objet les formes de circulation des savoirs scientifiques dans le monde sportif, en mobilisant et en enrichissant des proposions théoriques antérieures.

Références

Boudon R. 1995. Le Juste et le Vrai. Études sur l’Objectivité des Valeurs et de la Connaissance. Paris : Fayard.

Broca S. et Koster R. 2011. Les réseaux sociaux de santé. Communauté et co-construction de savoirs profanes. Les Cahiers du Numérique, 7(2), 103-116.

Collinet C. et Terral P. 2006. Une controverse scientifico-technique dans le monde du sport : le cas de l’électrostimulation. Sociétés Contemporaines, 64, 67-93.

Delalandre M. (sous presse). La musculation en question. Série unique ou séries multiples pour l'augmentation de la force des sportifs ?. In Collinet C., Terral P., Sport et controverses, Edition des Archives Contemporaines.

Terral P. 2003. La question de la construction des savoirs au sein de la « communauté éducation physique et sportive ». STAPS, 62, 75-88.

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