1- Pourquoi construire une enquête de sociologie comparative internationale ? En sociologie, l’approche comparative internationale est régulièrement débattue pour les écueils heuristiques qu’elle pose. L’une des discussions théoriques qui revient avec le plus d’insistance dans ce domaine est la place du contexte national dans l’exercice de la comparaison entre deux ou plusieurs pays. Dans les études de sociologie comparative la question classique du traitement de « l’écart culturel » a pu être réduite à deux postures. La première est désignée sous le nom de « cross-national studies ». Elle consiste à ne pas tenir compte du contexte national de chaque pays. Cette démarche d’inspiration fonctionnaliste suppose une universalité des phénomènes sociaux que l’on retrouve d’un pays à l’autre. Dans ce cadre l’analyse consiste à repérer les régularités et à les comparer terme à terme afin de valider un modèle théorique préalable, de vérifier une hypothèse ou de mesurer le degré de généralité d’un concept. Dans cette approche, les différences contextuelles qui échappent au modèle ne sont pas considérées. Elles sont traitées comme des « résidus » négligeables et de fait passées sous silence. Or la même activité peut prendre des significations opposées pour ceux qui s’y adonnent. En fonction du contexte faire du football pourra, par exemple, être considéré comme aliénant si la pratique est obligatoire, ou au contraire émancipateur si elle est interdite. Dans un cas on se soumet, dans l’autre on s’insurge. Les « cross-national studies » soulèvent globalement deux critiques. D’abord celle d’un comparatisme ethnocentrique où l’analyse des faits est coupée de leur contexte local. Les analogies repérées n’ont qu’une validité limitée puisqu’elles ne sont jamais reliées au système d’intelligibilité qui leur donne leur sens. L’autre critique au sujet des « cross-national studies » est qu’elles renoncent à l’exercice de la comparaison dès lors que la discontinuité entre les indicateurs est trop grande. Le parti pris de ne pas considérer les différences culturelles prive cette posture du relevé de faits importants qui pourraient expliquer les écarts observés entre deux pays et enrichir la compréhension des modèles. Le second courant classique est issu des « cross-cultural studies ». Il adopte une perspective inverse à la première : celle de privilégier les différences imputées aux effets des contextes nationaux. Pour cette approche, la comparaison consiste à faire apparaître l’existence de discontinuités et non de souligner l’universalité d’un même schéma d’ensemble. Elle met en évidence le lien entre les spécificités des contextes nationaux et les phénomènes étudiés. L’apport heuristique de cette démarche est « d’externaliser » le regard que l’on porte sur un objet familier. Le dépaysement libère des présupposés et des représentations qui font habituellement obstacle à la compréhension des faits dans sa propre société. Dans ce cadre, le rôle de la comparaison n’est pas de tester un modèle généralisable mais de repérer et collecter des ruptures afin de participer à la cumulativité critique en vu d’un renouvellement théorique. Le principal reproche adressé à ce type de démarche est son faible pouvoir de généralisation. Elle permet toutefois de mettre en place des concepts intermédiaires qui, articulés aux contextes nationaux, enrichissent le modèle général de nouvelles figures. Cependant, comme le fait remarquer Taboada-Leonetti (1998), on constate que dans les études de sociologie comparative internationale les chercheurs ne se situent jamais complètement dans l’une ou l’autre approche. L’objectif de l’étude comparative qui suit n’est de transposer un modèle théorique (celui des trois domaines de l’autonomisation). L’approche de type « cross-cultural studies » propose au sociologue d’améliorer sa connaissance du processus d’autonomisation des jeunes, non à partir d’un « tout social » constitué de la somme des deux sociétés et de leurs valeurs respectives, mais par l’élaboration de définitions singulières de ce processus qui s’appuie sur les particularités de chaque contexte national. La thèse centrale défendue est que « l’écart culturel » que propose l’Afrique du Sud permet de mettre sur pied un modèle intermédiaire du processus d’autonomie des jeunes avantageux à double titre. D’une part, le dépaysement du regard libère des stéréotypes d’une société où l’individualisation fait figure d’idéal éducatif, d’autre part, il met en avant corrélativement d’autres modèles possibles d’autonomie (Piron ; 2002), et autorise à discuter des dynamiques qui d’un pays à l’autre influencent ce processus. Ces objectifs comparatifs fixe à la démarche ses contraintes méthodologiques. Ainsi, la définition que nous avons adoptée de l’autonomie chez les jeunes sud-africains a tenté d’être la moins prescriptive possible, pour que, par exemple, cette définition ne soit pas orientée par présupposés. Pour cela nous avons favorisé une définition du processus d’autonomisation très ouverte. Nous sommes parti des dimensions de la vie des jeunes, que nous avons considérées comme des traits façonnés par le contexte national. Cette construction vise à faciliter l’émergence des différences entre les jeunes réunionnais et les jeunes sud-africains. Une telle démarche nous conduit à sérier les dimensions de la vie quotidienne qui sont liées chez les jeunes sud-africains à un processus d’autonomisation. Ce sont ces inventaires qui nous permettent de mieux comprendre comment et à partir de quelles logiques sociales s’organise leur émancipation. Afin de repérer ces discontinuités nous avons mené une investigation préliminaire en établissant un corpus d’enquêtes sud-africaines en relation avec la population concernée. Dans ces travaux nous nous sommes intéressé à la description des habitudes de vie de jeunes dont l’âge s’approchait de celui de notre enquête réunionnaise. Dans les pages qui suivent c’est ce travail d’investigation exploratoire et le schéma intermédiaire du processus d’autonomisation des jeunes sud-africains qui en découle que nous proposons de restituer.

Quelles connaissances apportent les enquêtes sur la vie des adolescents en Afrique du Sud ? Sur une population totale d’environ 45 millions de Sud-Africains, 2 millions sont des jeunes âgés de 12 et 13 ans (Census 2001 : 44). La même enquête estime que les enfants âgés de 5 à 13 ans qui forment la catégorie children représentent 20% de la population sud-africaine et que les jeunes âgés de 14 à 24 ans qui forment la catégorie youth représentent 23% de la population du pays, c’est à dire 10 millions d’individus. À l’intérieur de ce premier découpage le recensement intitulé Stages in the life cycle of South Africans (2001) propose une ventilation de la population juvénile d’Afrique du Sud par groupes de population, entendons par communauté ethnique. Bien que l’apartheid ait pris fin en 1994 avec les premières élections libres et démocratiques du pays, les recensements nationaux en Afrique du Sud s’opèrent toujours selon les groupes ethniques mis en place durant la longue histoire ségrégationniste locale et le Registration Act de 1951 (Archer, Bouillon ; ) . Dans cette enquête la population de jeunes est répartie suivant quatre origines ethniques : Black African ; Coloured ; Indian or Asian ; White. Dans un tableau détaillé par âge, la distribution par communauté des jeunes de 12 et 13 ans est répartie comme il suit : Black African 1,6 million ce qui représente 83% des jeunes de cette tranche d’âge ; Coloured 166 000 ce qui représente 8% des jeunes de cette tranche d’âge ; Indian or Asian 39 000 ce qui représente 2% des jeunes de cette tranche d’âge ; White 125 000 ce qui représente 6,4% des jeunes de cette tranche d’âge. En Afrique du Sud, la très grande majorité des jeunes de 12-13 ans sont d’origine africaine. Par leur poids démographique ils représentent le groupe référent à partir duquel nous allons construire un modèle intermédiaire du processus d’autonomisation des jeunes.

L’environnement familial et le foyer. Parmi les indicateurs que nous avons relevés dans les enquêtes sud-africaines qui traitent des jeunes, certains ont paru plus aptes que d’autres rendre compte de l’autonomie, définie comme « se gouverner par ses propres lois ». Le premier ensemble d’indicateurs présenté est issu de l’enquête Stages in the life cycle of South Africans (2001). Une partie des tableaux statistiques de ce recensement donne une idée de l’environnement humain qui organise la vie du jeune dans un foyer de communauté africaine. Les variables retenues comme la parenté, les figures de tutelle, le nombre d’occupants d’une maison, le taux d’enfants qui désertent du foyer ne traitent pas de l’autonomie en soi, mais elles offrent une succession de traits en mesure de décrire les particurités de la structure familiale du groupe étudié. Le premier indicateur est le nombre de parents en vie. Dans la communauté africaine, dans la catégorie des 13 ans, 79,5% des enfants ont leurs deux parents ; 15% ont leur père décédé ; 3,3% ont leur mère décédée ; et 2,2% n’ont plus leurs deux parents. Le second indicateur est la présence des deux parents dans le même foyer avec le jeune, quand ceux-ci sont en vie. Dans la communauté africaine, dans la catégorie des 5-13 ans, 36,4% vivent avec leur père et leur mère ; 31% vivent avec leur mère uniquement, le père étant absent du foyer ; 6,4% vivent avec leur père uniquement, leur mère étant absente du foyer ; et 25,7% vivent sans leur père ni leur mère dans le foyer. Le troisième indicateur est le lien filial entretenu avec le chef de foyer. Dans la communauté africaine, dans la catégorie des 5-13 ans, 54,6% des enfants vivent dans un foyer où leurs parents sont les chefs de famille ; 31,1% des enfants vivent dans un foyer où leurs grands-parents où leurs beaux grands-parents sont les chefs de famille ; 12,2% vivent dans un foyer où un parent proche est le chef de famille ; 1,6% vivent dans un foyer où ils ont été adoptés ; 0,1% vivent dans un foyer où ils sont le chef de famille. Le quatrième indicateur est le nombre de personnes présentes dans la maison et le chef de foyer. Le tableau montre que plus il y a de personnes dans le foyer plus il est probable qu’un aïeul soit le chef de famille, et moins il y a de chance que le jeune soit le chef de famille. Ainsi, parmi les jeunes habitant avec 2 personnes à la maison, 58,4% ont leur père ou leur mère comme chef de foyer ; 20,1% ont leurs grands-parents ou beaux grands-parents comme chef de foyer ; 17,7% on un parent proche chef de foyer ; et 1,7% sont chef de foyer. Parmi les jeunes habitant avec 4 personnes, 73,5% on leur père ou leur mère comme chef de foyer ; 15% ont leurs grands-parents ou beaux grands-parents comme chef de foyer ; 13% on un parent proche chef de foyer ; 0,3% sont chef de foyer. Parmi les jeunes habitant avec 7 personne ou plus, 42,7% on leur père ou leur mère comme chef de foyer ; 42,8% ont leurs grands-parents ou beaux grands-parents comme chef de foyer ; 12,8% ont un parent proche chef de foyer ; et 0% sont chef de foyer. Le cinquième indicateur est le taux d’enfants qui désertent le foyer. Le recensement intitulé General Household Survey de juillet 2007 mesure que 6,4% des jeunes entre 5 et 17 ans, tous groupes confondus, ont déserté leur foyer pour aller vivre dans la rue ou à un autre domicile. Les cinq indicateurs exposés mettent en avant des spécificités de la structure familiale du groupe africain : une forte mortalité parentale due, entre autres facteurs, à la pandémie du SIDA ( Unicef ; 2007 ) ; une cellule familiale souvent déséquilibrée par l’absence d’un ou des deux parents bien qu’ils soient encore en vie ; des figures d’autorité qui varient selon l’âge ; des structures familiales complexes qui regroupent un grand nombre de personnes et dont les figures d’autorité ne sont pas le parent direct du jeune ; et une tendance à déserter le foyer. Ces données montrent que l’environnement familial du jeune sud-africain est éloigné du modèle nucléaire qui en France fait référence dans l’analyse des rapports familiaux et le processus d’autonomisation des jeunes.

Conditions de vie De même que pour l’environnement familial et le foyer, les conditions de vie participent à rendre compte des spécificités du quotidien des jeunes en Afrique du Sud. Dans ce pays, on peut estimer que 40,2% de la population, tous groupes confondus, vit avec un revenu mensuel compris entre 1 et 1 399 rand (en dessous de 116 euro mensuel ) ; 43,5% de la population vit avec un revenu mensuel compris entre 1 400 et 6 999 rand (entre 116 euro et 583 euro) ; et 16,3% de la population vit avec un revenu mensuel supérieur à 7 000 rand (583 euro) . La communauté africaine qui durant le régime d’apartheid a été maintenue dans des conditions de vie précaires est la plus touchée aujourd’hui par la pauvreté. C’est elle que l’on retrouve en grande majorité dans les tranches de revenus les plus faibles. La difficulté économique de ce groupe se répercute sur les jeunes et affecte à plus d’un titre leur existence. Nous présentons quatre indicateurs qui à nos yeux rendent compte de ce quotidien et des problèmes que les jeunes rencontrent : les violences sur les jeunes de moins de 18 ans ; la malnutrition des jeunes de moins de 18 ans ; le nombre de personnes par foyer chez les enfants de 5-13 ans, le travail salarié. Nous aurions pu y ajouter la santé, mais cet indicateur fera l’objet d’un traitement particulier dans la sous partie : les types de relations entre les pairs et les parents. Le premier indicateur est le type de violences commises sur les jeunes de moins de 18 ans. De 2003 à 2004, 13,1% des crimes commis en Afrique du Sud ont été perpétrés sur des jeunes de moins de 18 ans. Les taux de crimes les plus forts sont le nombre de voie de fait simple : 21 430 ; puis les viols : 15 857 ; et enfin les agressions dans l’intention de blesser grièvement : 14 607 . Le second indicateur est la malnutrition. Dans le recensement General Household Survey de juillet 2007, 15% des enfants sud-africains, tous groupes confondus, déclarent avoir eu faim durant les 12 derniers mois avant l’enquête. 2% de ces enfants déclarent avoir souvent faim ou toujours faim, ce qui est une baisse en comparaison de 2002 où leur nombre était évalué à 6,7% (p : 46). Le troisième indicateur est le nombre de personnes par foyer chez les enfants de 5-13 ans. Dans l’enquête Stages in the life cycle of South Africans (2001), pour le groupe africain, 43,9% des enfants de cette tranche d’âge vivent avec 6 personnes ou plus à leur domicile ; 17,8% des enfants de 5-13 ans vivent avec 4 personnes à leur domicile ; et 7,7% des enfants de 5-13 ans vivent avec 2 personnes (p : 59). Le quatrième indicateur est le travail salarié des enfants de 10-13 ans, tous groupes confondus. En Afrique du Sud il est estimé que 5 000 jeunes de 13 ans travaillent, dont 81,1% plus de 40 heures par semaine (Census 2001 : 55).

Le temps libre L’occupation du temps libre nous a paru être un indicateur évident pour rendre compte des particularités du quotidien des jeunes en Afrique du Sud. Pour cette partie nous utilisons les résultats d’une enquête intitulée A day in the life of a South African teenager (Chobokoane and Budlender ; 2000). Parmi les résultats présentés nous avons sélectionné les tableaux qui exposent : le temps passé à effectuer un travail pouvant être ou étant rémunéré ; les 5 activités parmi une liste de 10 auxquelles le jeune passe le plus de temps dans une journée ; la moyenne de temps consacré par jour pour les loisirs selon le lieu de résidence ; le détail de temps consacré à des activités sociales ou culturelles comme le sport, socialiser avec des ami(e)s, s’adonner à une autre activité socialisante. Parmi les jeunes sud-africains âgés entre 10 et 14 ans, tous groupes confondus, le temps passé à un travail rémunéré est de 30 minutes par jour. Comme le soulignent les auteurs de l’enquête, ces travaux peuvent être : collecter de l’essence, aller chercher de l’eau au robinet public, troquer ou vendre des objets, bref toute activité informelle qui est payée (p : 5). Pour la même tranche d’âge, tous groupes confondus, le temps passé à travailler pour le foyer est de 77 minutes. Les activités non rémunérées consistent généralement à l’entretien du foyer comme : faire le ménage, faire le jardinage ou s’occuper d’une personne de grand âge (p. 5). Les cinq activités auxquelles les jeunes sud-africains, tous groupes confondus, consacrent le plus de temps dans la journée sont : soins personnels 737 minutes ; faire ses devoirs 265 minutes ; activités culturelles et sociales 236 minutes ; média 93 minutes ; tâches domestiques 71 minutes (p : 5). Les enquêteurs donnent un premier détail du temps consacré aux loisirs pour des jeunes entre 10 et 14 ans, tous groupes confondus, en le présentant selon leur lieu de résidence. D’une manière générale les chiffres montrent que, tous groupes confondus, les jeunes qui habitent en zone urbaine non délabrée ont un temps de loisir supérieur. Ainsi, les jeunes qui résident dans un secteur considéré comme formal urban consacrent 382 minutes aux loisirs ; les jeunes qui résident dans un secteur considéré comme informal urban consacrent 333 minutes aux loisirs ; les jeunes qui résident dans un secteur considéré comme ex-homelands consacrent 288 minutes aux loisirs ; et enfin les jeunes qui résident dans un secteur considéré comme commercial farms consacrent 339 minutes aux loisirs. À la suite de ce décompte les enquêteurs proposent un tableau qui détaille l’utilisation du temps consacré aux activités culturelles et sociales. Le détail se fait selon le genre ; le pourcentage d’engagement ; et le temps passé pour trois activités : discuter avec des ami(e)s/la famille, activités sportives, autres activités sociales. Parmi les jeunes de 10-14 ans, tous groupes confondus, 50% des garçons font du sport pendant 87 minutes chaque jour et 23% des filles font du sport pendant 93 minutes. Passer du temps à discuter avec ses ami(e)s ou sa famille concerne 45% des garçons qui y consacrent 56 minutes par jour et 33% des filles s’y consacrent pendant 55 minutes dans la journée. Enfin s’impliquer dans une autre activité sociale mobilise 28% des garçons pendant 52 minutes de leur journée et 17% des filles pour 51 minutes par jour. Les types de relations avec les pairs et les parents Le mode de relations avec les pairs et les parents est une dimension importante à prendre en compte lorsque l’on veut se faire une idée du processus d’autonomie en vigueur chez les jeunes sud-africains de la communauté africaine. Les enquêtes quantitatives que nous avons consultées n’abordent pas ce sujet. En revanche il est possible de percevoir la nature des relations que le jeune entretient avec ses parents ou avec ses pairs à travers les enquêtes qualitatives faites sur la santé et notamment sur la sexualité. En Afrique du Sud la sexualité des jeunes de la communauté africaine est un sujet abondamment traité à plusieurs titres. D’abord parce que évoluant dans des conditions de vie difficiles cette population est la plus exposée à la pandémie du SIDA. Tous groupes confondus, le nombre d’enfants de 0-14 ans atteints de la maladie est de 205 000, il passe à 1,2 million pour les jeunes âgés de 14 à 24 ans (2002) . Les enquêtes menées dans les townships, au sein de la communauté africaine, confirment que cette communauté est la plus touchée par le virus. À Khutsong, un township situé aux alentours de Johannesburg, la maladie affecte : 1,2% des garçons entre 13 et 16 ans et 7,6% des filles du même âge ; 18,6% des jeunes entre 16 et 18 ans ; et 43,1% des jeunes entre 18 et 24 ans (MacPhail, Campbelle ; 2006) . Les enquêtes effectuées sur le SIDA attachent une grande importance aux normes qui régissent les relations sexuelles entre jeunes garçons et filles des townships de la communauté africaine. Les rapports amoureux durant la période adolescente sont considérés comme un facteur majeur de propagation de l’épidémie et font courir le risque d’une sexually transmitted infections (STIs) . À ce titre les enquêtes fournissent un travail d’analyse important à la fois des relations de genre chez les jeunes, mais aussi des relations avec les parents. L’autre aspect qui fait de la sexualité des jeunes de la communauté africaine un point de recherche particulièrement traité est la forte natalité chez les filles de ce groupe. Les premières naissances sont relevées à partir de 14 ans et leur taux de fécondité est estimé à 17.8 (Manzini ; 2001) . De même que pour la pandémie du SIDA, ces grossesses précoces ont aussi comme cause principale une sexualité non contrôlée qui obéit à des normes culturelles locales. Ce sont ces résultats que nous allons exposer pour comprendre d’une part les règles qui organisent l’émancipation sexuelle du jeune et d’autre part le rôle du foyer ainsi que celui des pairs dans ce processus. À travers les enquêtes menées sur la sexualité des jeunes du groupe africain, le premier trait qui apparaît est une dissymétrie des relations garçons/filles. Dans le domaine, il s’exerce une forte domination masculine. Les normes en vigueur valorisent les comportements machistes appuyés pour les garçons et les comportements de soumission et de passivité pour les filles (Campbell, MacPhail ; 2002 : 332) . Cette distribution des rôles s’articule avec une image de la féminité principalement orientée sur la fécondité. Comme le souligne Wood et Jewkes (2006 : 111) « beaucoup de jeunes filles insistent sur l’importance de prouver leur fertilité - décrite comme ayant ‘ a strong snake in the womb’- dans l’intention d’acquérir un statut et une reconnaissance en tant que femme ». Dans ce contexte culturel avoir un petit ami permet d’accéder à un autre rang au sein du township, ce qui se manifeste par un éventail d’avantages symboliques et matériels comme des cadeaux, de la nourritures ou de l’argent pour soi et pour sa famille ; aller à l’école en voiture ; ne pas être seule (MacPhail, Campbell ; 2006 :1623 ; Wood et al., 1998 : 238) . Ce système d’allégeance occasionne cependant des contraintes. Les enquêtes montrent que l’autonomie des jeunes filles en est fortement réduite. Celles-ci n’ont qu’un faible pouvoir de négociation avec leur petit copain et sont souvent forcées à des relations sexuelles contre leur grés, généralement violentes, à ne pas prendre de contraceptif, à ne pas utiliser de préservatif (Wood et al., 1998 : 239). Dans ce contexte toute autonomie de leur part est très mal vue, et une fille qui a régulièrement recours à des contraceptifs ou à des préservatifs est considérée comme une « traînée » ( MacPhail, Campbell ; 2001:162). Pour les garçons avoir des relations sexuelles est un élément essentiel de la virilité, et il n’est pas rare que l’adolescent multiplie les conquêtes pour en prouver la valeur (Rutenberg et al., 2003 :124) . À Khutsong, MacPhail et Campbell (2001 : 1617) ont noté que 18,3% des garçons entre 13 et 16 ans avaient une activité sexuelle. D’autres enquêtes rapportent que les garçons tentent d’engager l’activité sexuelle au plus tôt dès qu’ils ont séduit. Ils usent pour cela de différentes tactiques de manipulations, comme : faire boire de l’alcool ; demander à être raccompagné chez eux ; prier leur copine de repasser leur linge à domicile (Wood et al ; 1998 :237). Ainsi que l’établissent Campbell et MacPhail (2002 : 334), les jeunes garçons trouvent dans les normes de domination masculine un contrepoids au manque de consécration de leur virilité que le contexte de pauvreté occasionne. Les comportements machistes sont encore plus prononcés dans la catégorie des jeunes garçons de plus de 17 ans, qui, pour des raisons économiques, ne peuvent se projeter ou incarner la figure très estimée du chef de famille traditionnel, le breadwinner. La sexualité des jeunes de la communauté africaine des townships met aussi en avant leurs relations avec leurs parents. Le trait majeur qui se dégage pour les filles comme pour les garçons est, d’une part, le manque de communication avec le père et la mère à propos de la sexualité, et, d’autre part, une pression normative des parents qui incitent le jeune à adopter les normes du groupe. Dans les enquêtes menées sur la sexualité des jeunes africains les discussions avec les parents sont régulièrement désignées comme insuffisantes. Le sujet est tabou, il y a peu de transmission intergénérationnelle d’informations (Eaton et al., 2003 : 160 ; Wood et al., 1998 : 236). Dans le meilleur des cas la question de la sexualité reste sans réponse « you will see », mais celle-ci peut aussi amener à des punitions et des violences physiques (MacPhail, Campbell ; 2001 : 1622). Dans les foyers, si l’on en vient à parler de sexualité, le sujet est abordé de manière très inégale selon le genre. Les garçons n’abordent jamais ce thème, et préféreront en disserter dans la rue avec leur groupe de pairs. Quant aux filles, quand elles effleurent cette question, c’est avec les femmes du foyer qui généralement véhiculent un discours très prescriptif qui a tendance à renforcer les stéréotypes et les normes de domination masculine en vigueur dans la communauté africaine. Ainsi, il est dit : que l’usage des contraceptifs rend stérile ; que parler de sa sexualité est immoral ; que la promiscuité du foyer et ses humiliations doivent êtres tues (Wood et al. ; 1998 : 238). Mais la pression sur les filles peut aussi prendre la forme d’attentes familiales, les grands-parents souhaitant s’occuper d’un enfant en bas âge pour se sentir moins seuls (Wood, Jewkes, 2006 :111). L’analyse de la sexualité des jeunes de la communauté africaine met aussi en lumière les relations qu’entretient l’adolescent avec le groupe de pairs. Moins contraignant que la famille, celui-ci influence fortement les conduites dans les relations amoureuses et plus largement le type de sociabilité en dehors du foyer. Dans le modèle de sexualité des townships le groupe de pairs semble avoir deux propriétés. D’abord, il est un pourvoyeur de reconnaissance important, puisque l’acte amoureux a un sens dans la mesure où, pour les garçons comme pour les filles, il accorde un changement de statut au sein des membres de la même tranche d’âge (Rutenberg et al, 2003 : 128) . Eaton et al. (2003 : 160) rapportent qu’un argument avancé par les jeunes filles afin de justifier leur entrée dans la sexualité est d’appartenir au groupe des filles plus « mûres » ayant déjà eu des relations sexuelles. Le passage à l’acte est motivé par la crainte d’être toujours perçue comme des « fillettes » et d’être objet d’ostracisme de la part du groupe. Les relations sont donc très cloisonnées entre adolescents d’un même groupe d’âge, puisque les plus expérimentés sur la sexualité ne partagent pas leurs connaissances avec les plus jeunes, les laissant se débrouiller sans conseils face à cette épreuve (Wood et al., 1998 : 236 ). Le second trait qui caractérise les rapports du jeune avec le groupe de pairs est la position normative de ce dernier. Le groupe de pairs participe à relayer les codes de sexualité qui ont cours dans le township. Pour les filles, les aînés engagent régulièrement les plus jeunes à accepter la domination masculine, comme par exemple à passer sous silence les violences sexuelles dont elles sont l’objet, leur déclarant qu’elles sont à présent des femmes ; ou à ne pas utiliser le préservatif lors des rapports amoureux (Wood et al., 1998 :236 ). Pour les garçons le groupe de pairs est au centre de la compétition sexuelle, c’est lui qui contribue à diffuser les normes de virilité parmi les plus jeunes. Ainsi les jeunes garçons qui refusent d’adopter une attitude machiste avec leur copine, en retardant l’acte sexuel, sont stigmatisés comme « stupides » et dépourvus de virilité (MacPhail, Campbell, 2001 :1620). De même ceux qui incitent leur copine à accepter l’usage du préservatif sont jugés par leurs pairs comme manquant de respect à la fille. Dans le processus d’autonomisation des jeunes, le groupe de pairs a donc un rôle important puisqu’il est une instance informelle qui avalise les changements de statut des jeunes, et participe ainsi à marquer certains paliers de ce processus.

Discussion : quel modèle d’autonomie pour les jeunes africains ? A partir des résultats indiqués par les enquêtes sud-africaines sur les jeunes, il est possible de donner un premier schéma de l’autonomie en quatre points. En Afrique du Sud, pour le groupe étudié, d’une part, l’autonomie s’articule depuis un environnement familial qui n’est pascelui de la famille nucléaire. Nous l’avons vu : la parenté, les figures de tutelle, le nombre d’occupants d’une maison coïncident avec un modèle de famille lignager, où les grands-parents, les beaux grands-parents, les oncles, les frères sont impliqués dans la gestion du foyer. La relation que tisse le jeune avec sa famille ne ressemble pas à celle tissée avec une cellule monoparentale. Le processus d’autonomisation du jeune s’établit dans un contexte familial différent où les rapports hiérarchiques sont modifiés. Ainsi l’autonomie, comme mise à distance de l’autorité, ne se gagne pas forcément vis-à-vis des parents, mais vis-à-vis d’autres membres de la fratrie qui la dirigent. Dans ce cas, une négociation réussie avec le grand-père chef de famille aura plus de poids qu’avec la mère dont l’autorité à l’intérieur du foyer est dérisoire. Ou, à l’inverse, une négociation réussie avec sa grande sœur, en charge des plus petits, aura plus de poids qu’avec sa mère. D’autre part, le nombre de personnes à l’intérieur du foyer modifie aussi l’exercice de l’autorité. D’une, prendre son autonomie est plus aisé dans un foyer où nombreux sont ceux qui y ont déjà accès. Ainsi, rejoindre le terrain de football tout seul ne rencontre pas les mêmes réticences, quand des grands frères le font régulièrement, que lorsque personne ne l’a encore fait dans la famille. De deux, l’autorité s’y exerce de manière plus diffuse. Le nombre de personnes à l’intérieur du foyer peut atténuer l’autorité, jusqu’à la rendre nulle. Sortir pour aller au terrain de football ne demandera alors aucune négociation. L’autonomie, pour les jeunes africains, s’articule aussi à partir d’un environnement de vie précaire. Le faible revenu des ménages africains, la violence, la malnutrition, la forte densité de personnes au domicile sont des traits du contexte sud-africain qui créent des conditions d’autonomisation difficiles. On ne peut interpréter les 93 minutes du budget temps journalier consacrées aux médias, sans garder en mémoire que moins de quatre pour cent de la population est connectée à internet. Les questions à l’ordre du jour ne sont pas plus celles de savoir si les pré-adolescents passent trop de temps devant leurs consoles de jeu vidéo, puisque l’écrasante majorité n’en possède pas. Le dénuement oblige les plus défavorisés à devenir débrouillards afin d’améliorer l’ordinaire et de survivre. D’autre part, le dénuement réduit l’autonomie des jeunes par l’imposition de contraintes opposées à une pleine propriété de soi. Ainsi, pour les jeunes des quartiers africains être maître de sa vie est une tâche ardue quand celle-ci est soumise à l’arbitraire des dangers du township et aux aléas de la précarité. L’autonomie, pour les jeunes sud-africains, s’articule encore avec un temps libre fortement structuré, mais structuré selon des activités qui ne vont pas toutes dans le sens du loisir. Si chez les « adonaissants » français, le temps libre est « inégalement contraint » et participe à l’autonomisation du jeune en lui permettant d’expérimenter sa vie (de Singly, 2006 : 321), le temps libre des jeunes africains se répartit en trois segments : 1/ le travail, 2/ les responsabilités domestiques, 3/ la réalisation de soi par les loisirs. Cette répartition du temps libre et les activités qui y sont développées témoignent que le processus d’autonomie du jeune, entendu comme un épanouissement, n’a pas l’exclusivité. Ce découpage horaire rappelle que l’autonomie des jeunes africains se développe dans un cadre domestique encore teinté de valeurs traditionnelles. Les tâches imposées par le foyer, telles que gagner de l’argent ou faire des travaux domestiques, l’illustrent. Celles-ci n’ont pas de vertu éducative. Leur but est l’amélioration matérielle de l’ordinaire. Le jeune est conçu par le foyer comme une force de travail dont il faut tirer parti. Le travail rémunéré effectué lors du temps libre ne peut être interprété comme une marque d’autonomie décalée dans le temps par rapport au modèle réunionnais, dans la mesure où le revenu qu’il génère est dévolu à un usage collectif et non à un épanouissement personnel. Dans notre modèle, l’autonomie des jeunes africains est aussi conditionnée par des normes relationnelles fortement déséquilibrées entre garçon/fille, jeune/parent, et pairs. Chez les jeunes des townships, les relations entre filles et garçons se font ainsi sur le mode de la domination masculine. La fille est un faire-valoir de la virilité du garçon. À ce titre, toute autonomisation des filles est dévalorisée puisque elle remet en question les normes culturelles en vigueur. Les relations garçon/fille montrent que le cadre des interactions entre les deux sexes ne reconnaît pas les genres comme égaux. La variable sexe est un obstacle à la gouvernance de soi. Si les rapports garçon/fille expriment une forte hiérarchisation, ceux entre jeune/parent la confirment et apportent un élément supplémentaire : un déficit de communication qui traduit un cloisonnement entre générations. Dans ce contexte, à la fois hiérarchisé et cloisonné, l’autonomisation des jeunes ne s’appuie ni sur un processus de négociation, ni sur une transmission d’informations, en raison des faibles échanges jeune/parent. La teneur des relations jeune/parent indique que l’autonomie n’est pas conçue comme une construction partagée (Cicchelli ; 2001), mais comme une affaire individuelle du jeune, qu’il doit mener à l’intérieur de sa classe d’âge. Pour construire son autonomie le jeune est renvoyé à son groupe de pairs plus qu’à son foyer. Les relations entre pairs montrent qu’effectivement, c’est au sein de cette sociabilité que le jeune acquiert de l’autonomie. Celle-ci est cependant conditionnée par une forte rivalité statutaire. Cette rivalité statutaire s’exprime de deux manières. D’une part, le groupe de pairs a un pouvoir normatif important. Selon la position du jeune il peut l’ostraciser ou le stigmatiser. D’autre part, au sein d’une même classe d’âge, s’exerce une compétition statutaire entre jeunes. Ces derniers sont en concurrence pour affirmer leur masculinité ou leur féminité. Pour les garçons il est ainsi important d’avoir plusieurs conquêtes pour prouver leur virilité. Pour les filles il est important de ne pas trop tarder à avoir des relations sexuelles, celles-ci étant le gage qu’elles ne sont plus des fillettes. Finalement, dans le groupe de pairs, le statut fonctionne comme une étape d’autonomisation. Plus le jeune cumulera de statuts, plus il sera perçu comme autonome et disposant de marges de liberté par ses pairs. Si nous devions qualifier le processus d’autonomie des jeunes africains nous dirions que c’est un modèle d’autonomie à cheval entre des valeurs traditionnelles et des valeurs individuelles. Si l’on prend l’exemple des relations que le jeune entretient avec son entourage, on s’aperçoit, d’une part, qu’elles sont hiérarchisées, cloisonnées, soumises à compétition, et, d’autre part, qu’il y a aussi chez ces jeunes une forte demande de communication, d’égalité fille/garçon, et d’être jugé selon d’autres normes, ce qui montre une tendance à vouloir être reconnu selon des valeurs que l’on attribue à l’individualisation.

Conclusion : comment utiliser l’indicateur sport ? Comment utiliser l’indicateur sport ? Comme à La Réunion, cet indicateur peut être employé pour analyser le degré ou les formes d’autonomie des jeunes sud-africains. Cependant il faut préalablement tester le sens des variables utilisées à la Réunion sur le modèle théorique de l’autonomie des jeunes africains. Ce test permet de faire un tri et de ranger les variables du premier modèle réunionnais selon trois catégories : les transposables, les non transposables, et d’autres manquantes, à ajouter. D’une part, ce classement aide à éviter les écarts de sens dans l’interprétation. Ainsi, un jeune africain qui adhère à un club de football de son quartier ne le fait pas pour les mêmes raisons qu’un jeune de La Réunion. Pour le Sud-Africain le club de football peut être vu comme un lieu où on donne à manger, ou comme un lieu d’éducation pour l’avenir, et non comme un lieu de loisir uniquement. D’autre part, ce classement invite à réfléchir sur des variables spécifiques au contexte sud-africain, plus à même de décrire le processus d’autonomisation des jeunes du pays. Ainsi la variable débrouillardise devra en Afrique du Sud être couplée avec celle du niveau de vie de la famille. Etre débrouillard face à la faim ou à la violence ne peut être interprété comme un éveil de sa singularité, mais doit plutôt être considéré comme une réponse de survie. Ce décentrement du regard amène, d’un point de vue épistémologique, à reconsidérer le sens des catégories construites pour en élaborer de nouvelles qui ne butent pas sur l’écart culturel.