Intégration par le sport : interférences entre discours politiques et analyses sociologiques

vendredi 23 juin 2006.


Introduction

Une des raisons pour lesquelles l’expression « intégration par le sport » s’est développée au cours des années quatre-vingts en France tient à la diversification des lieux institutionnels de la pratique sportive. En dehors des institutions traditionnelles (les fédérations sportives, l’école, l’armée), la pratique sportive s’est considérablement développée dans d’autres secteurs : les entreprises y ont trouvé le moyen d’en tirer des profits économiques ; la pratique « libre » ou « sauvage », hors cadre institutionnel, s’est elle aussi considérablement développée. Mais le sport a aussi été de plus en plus souvent été utilisé comme outil d’animation et de socialisation dans le secteur de l’animation socioculturelle. Ce fait est particulièrement intéressant parce que une grande partie de ce secteur (à l’exception notaire des Maisons de Jeunes et de la Culture) s’est souvent défini en partie contre l’idéologie sportive traditionnelle, et refusaient (et certains refusent toujours) de voir dans la pratique d’activités physiques et sportives un moyen d’émancipation de l’être humain et d’éducation populaire. Certains verront dans l’évolution du rapport au sport des acteurs socioculturels une perte de sens, de valeurs, qui l’ont rendu perméable aux perversions sportives. D’autres y voient tout au contraire une toute autre explication : le sport, comme toute autre activité culturelle pratiquée traditionnellement dans le secteur, peut être considéré comme un outil dont la finalité rentre dans le cadre des objectifs de socialisation, d’insertion ou d’intégration des populations qu’il est appelé à encadrer. Ce débat s’est cristallisé au début des années deux-mille lors du débat sur l’éducation populaire relancé par la ministre de la jeunesse et des sports Marie-George Buffet, jusqu’à convaincre certains acteurs de ce débat de soumettre l’ensemble du sport en France à la réalisation d’objectifs d’éducation populaire (Leterrier, Buffet, 2001). Mais la pratique sportive n’aurait pas pu se développer dans le cadre de l’animation socioculturelle si les financeurs et les politiques publiques desquels se nourrissent ce secteur n’avaient pas eux-mêmes développé une croyance dans les vertus intégratives du sport, et qui ont vu leur concrétisation dans les politiques municipales et la politique de la ville essentiellement. Avant de développer en seconde partie un certain nombre d’explications sur la contradiction entre discours politiques et discours sociologiques sur le développement de l’utilisation du sport comme outil d’intégration sociale, nous nous attacherons à faire quelques constats sur la présence des activités physiques et sportives dans le secteur de l’animation socioculturelle

Le développement des activités physiques et sportives (APS) dans le secteur socioculturel et dans la politique de la ville

Certaines données chiffrées permettent de constater que la place du sport dans le secteur socioculturel s’est effectivement développée (Koebel, 2002). Il faut d’abord rappeler que le « socioculturel » est un secteur particulièrement flou. Les experts de l’INSEE, en créant en 1982 une nouvelle catégorie socioprofessionnelle, celle des « animateurs socio-culturels et de loisirs » (PCS 4333), a tenté d’en délimiter les contours en caractérisant les institutions qu’ils gèrent ou animent : « des institutions visant, soit à insérer socialement certaines catégories de population et à améliorer les relations sociales entre leurs membres, soit, plus généralement, à promouvoir la vie culturelle dans une collectivité » (1). Cette première définition ne suffit évidemment pas à définir le champ de l’animation socioculturelle, qui a fait l’objet, depuis les années 70, de diverses tentatives de définition et de délimitation. Toutes les études, depuis celles de Geneviève Pujol, Michel Simonot, Raymond Labourie ou Pierre Besnard, en passant par les premières définitions du CEREQ à la fin des années 70 ou l’Observatoire des Professionnels de l’Animation mis en place à la fin des années 80, jusqu’au enquêtes les plus récentes commandées par l’Etat comme les contrats d’études prospectives (2) (CEP) sur l’emploi et la formation dans l’animation socioculturelle (régionaux et nationaux), toutes ces études ont gardé un certain flou dans la définition des frontières de ce que certains ont appelé le « champ de l’animation », et ont souvent abouti à des estimations quantitatives et de larges « fourchettes » dès qu’il s’agissait de dénombrer les professionnels du secteur, ou même de nommer et de définir précisément leurs professions, tant elles sont nombreuses et en constant renouvellement.

Parmi les quelque 12 000 structures spécifiques à ce secteur (chiffre approximatif qui a été déduit des enquêtes partielles réalisées jusqu’à présent), il a été impossible de déterminer combien utilisent le sport comme outil d’animation. Aucune enquête exhaustive n’existe à ce sujet. Cependant, une analyse secondaire des résultats de l’enquête « employeurs » du CEP fait apparaître que, dans plus de 45% des structures, les APS apparaissent comme l’un des quatre principaux domaines d’activités (3). L’enquête la plus récente du CPNEF (2001) sur plus de 2000 entreprises confirme ces résultats et les précise : les APS sont l’activité principale de 12% des structures ; les APS viennent en seconde position pour 6% des structures. Ainsi, ce seraient plus de 5000 structures qui organisent des APS ; environ 1500 en ont fait leur activité principale. Ainsi, en dehors des écoles de cirque et de certaines MJC ou Maisons Pour Tous dont l’activité principale tourne autour des activités sportives (même compétitives), de nombreuses structures utilisent beaucoup les activités sportives comme outil d’animation. Il faudrait cependant retirer certaines fédérations d’éducation populaire qui ont également un agrément « sport » et font partie intégrante de la branche « sport » (4) ». Pierre Meyer, chargé de mission à la Fédération des Centres Sociaux de France, affirme que le sport est présent comme support d’animation dans quasiment tous les 1000 centres sociaux de France, mais rarement comme activité dominante. Les foyers de jeunes travailleurs sont, eux, beaucoup moins portés sur les APS, en dehors de quelques salles de musculation autogérées par les résidents (entretien téléphonique UFJT). L’enquête la plus récente du CPNEF (5) (2001) détaille le pourcentage d’ « animateurs sportifs » : ils représentent 7% de la famille animation (hors personnel pédagogique occasionnel de type « Annexe 2 »). Si l’on ne considère que les personnels qui ont pu être catégorisés comme « animateurs socioculturels » (et assimilés) par l’INSEE ; les animateurs sportifs représentent environ 10% des animateurs socioculturels (6). On peut ainsi estimer à 10 000 le nombre d’emplois du secteur de l’animation socioculturelle directement liés aux activités physiques et sportives. Il faut y ajouter un nombre important de vacataires et de personnel pédagogique occasionnel.

La plupart des emplois types en relation avec le sport ne sont pas spécifiques au secteur de l’animation socioculturelle. Ce qui les différencie, c’est qu’ils s’intègrent dans un contexte sociopolitique et institutionnel particulier : les APS sont considérées avant tout comme outil et support d’animation ou d’intervention sociale, au service d’un projet social et/ou culturel ou d’une politique d’intégration sociale et/ou culturelle, et non au service d’une logique de profit économique, politique, médiatique, pédagogique ou encore proprement « sportif » (cette logique « sportive » est une savante combinaison des quatre précédentes, auxquelles on peut même ajouter depuis peu la logique sociale et la revendication de participer pleinement à une logique culturelle). Rappelons aussi ici les remarques préliminaires des experts du CEP de l’animation socioculturelle concernant les « métiers et compétences » des animateurs : « il n’existe pas de typologie stabilisée des emplois de l’animation socioculturelle, pas plus qu’il n’existe une définition estampillée de « l’animateur » (...) Ce qui fédère ces métiers (...) et structure une branche professionnelle, repose donc davantage sur une mission que sur les activités offertes à un public donné (7) ». Michel Rousseau apporte des précisions : « la démarche d’animation consiste en la mobilisation de compétences générales et spécifiques autour d’un projet d’autonomisation et de socialisation d’un groupe d’individus, en rapport avec leur milieu et leur environnement, à partir d’une activité ou d’un ensemble d’activités qui servent de supports et de moyens de mise en œuvre de ce projet » (Rousseau, 1997, p. 47).

Les animateurs « socio-sportifs » constituent l’une des professions qui s’est développée dans le cadre des structures socioculturelles ou d’animations directement gérées par des communes. Ces animateurs sont présents dans les structures qui ont une politique d’animation de proximité en direction de publics en difficulté, dans des zones géographiques concernées par des politiques volontaristes de l’Etat (politique de la ville, opération « Ville-Vie-Vacances »), de certains établissements publics (Caisses d’Allocations Familiales dans le cadre des « contrats temps libre », plus rarement le FASILD (8) dans le cadre de « contrats d’agglomération ») ou des collectivités territoriales (communes mais aussi structures intercommunales), qui assurent le financement de projets, dont certains visent l’intégration par le sport (9). Ces financements (souvent initiés par des organismes publics puis relayés par les collectivités) ont permis d’abord l’embauche de vacataires ou de CDD pendant les périodes de vacances, puis à terme de créer des emplois plus stables.

Le sport est utilisé par ces animateurs de différentes manières :
-   il leur sert d’accroche pour rentrer en contact avec les jeunes d’un quartier ou d’une zone rurale et pour mener ensuite d’autres activités ou projets avec eux ou pour les faire entrer dans une structure et pratiquer d’autres activités de manière plus suivie
-   il sert de sas, en tant qu’activité peu contraignante, entre le désœuvrement et une activité suivie dans un club sportif
-   des pratiques sauvages (gênantes pour le voisinage et donc pour les autorités locales) peuvent être progressivement encadrées et maîtrisées

Les activités sportives les plus fréquemment utilisées sont les sports collectifs (surtout le football, le basket de rue, mais aussi certaines activités plus traditionnelles), certains arts martiaux (la boxe, anglaise et française, mais aussi le « street judo »,...), des nouvelles pratiques (roller, skate, etc.). Les modalités de pratique restent souvent cantonnées au « loisir », la limite étant le « tournoi » amical. Mais les caractéristiques des animateurs - souvent eux-mêmes des sportifs - font qu’ils sont parfois en contradiction avec les objectifs de la structure qui veut se démarquer du sport de compétition et de ses logiques. Cette co-existence d’animateurs issus des filières de formation d’éducation populaire et d’animateurs sportifs issus du milieu fédéral a été forcée par les successives lois sur le sport (depuis celle de 1984). Comme le précise Michel Rousseau, « les employeurs sont placés dans l’obligation légale de recruter des éducateurs sportifs titulaires d’un diplôme homologué correspondant à leur activité » (Rousseau, 1997, p. 83).

Ainsi, non seulement les APS sont utilisées de plus en plus dans le secteur socioculturel, mais on trouve aussi de plus en plus de professionnels et de structures qui les utilisent comme activité principale, notamment dans les quartiers sensibles de la politique de la ville, portés et encouragés par des sources de financement spécifiques qui se sont développés au cours des années quatre-vingts et qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Voyons maintenant le rapport entre les différents discours qui se sont développés autour de ces évolutions.

Les contradictions des discours sur l’intégration par le sport

Dominique Charrier et Jean Jourdan analysent eux aussi, dans le chapitre introductif d’un ouvrage consacré à cette question (Falcoz, Koebel, 2005, 17-37), les actions de prévention et d’insertion par le sport menées au cours des vingt dernières années. Ils montrent que, même si certaines similitudes demeurent présentes dans toutes ces actions, le diagnostic préalable notamment, il existe des modes opératoires différents dans les projets en terme de public cible, d’intitulé ou d’objectif. Mais, plus que ces convergences ou divergences, les auteurs mettent en évidence que le plébiscite en faveur d’un sport moteur d’intégration du début des années quatre-vingt a fait place au scepticisme ambiant reflet des nombreuses désillusions issues de ces actions. Malgré cette prise de distance, Charrier et Jourdan, émettent plus qu’une hypothèse : « on peut affirmer que depuis plus de 20 ans le sport est en première ligne dans les zones urbaines sensibles ». Si l’on met cette affirmation en relation avec le rapport 2005 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles paru en décembre 2005, un constat intéressant peut être fait : le mot « sport » n’apparaît pas une seule fois dans ce rapport (sauf pour qualifier les stratégies de contournement de la carte scolaire, qui seraient devenues un « sport national » en France...). La loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine du 1er août 2003 ne parle elle non plus à aucun moment du sport. L’annexe de cette loi, qui définit les objectifs et indicateurs de la politique de la ville, ne laisse apparaître aucune trace non plus d’un objectif ou d’un indicateur qui concerneraient de près ou de loin le sport ou les activités physiques et sportives. Comment se fait-il que le sport puisse être considéré par certains auteurs (en l’occurrence des enseignants chercheurs) comme un fait incontournable dans la politique de la ville et dans les pratiques des intervenants dans les quartiers sensibles en France, et que l’on n’en trouve pas une seule trace dans les travaux d’un Observatoire national des politiques de la ville et dans les objectifs de cette politique ? Comment expliquer cette apparente contradiction ?

Plusieurs explications peuvent être avancées. Celles qui sont proposées ci-dessous ne sont certainement pas exhaustives et peuvent faire l’objet de critiques et de nouvelles tentatives d’explication. Comme annoncé aux responsables des RTf 9 et 31 lors du dépôt de cette proposition de communication, il s’agit là d’une discussion théorique et non des résultats d’une recherche.

1) Vision globale de la politique de la ville / vision centrée sur le sport.

Il semble exister un véritable hiatus entre une vision politique nationale (celle de la politique de la ville dans les quartiers sensibles), éclairée par des observateurs liés à cette politique (l’Observatoire national des zones urbaines sensibles) et la vision des acteurs centrés sur le sport, une vision qui se veut plus centrée sur les pratiques locales (celle des acteurs locaux qui mettent en œuvre la politique de la ville à travers des actions sportives, qui ont en charge les populations visées par elle, ou qui forment ou qui recrutent les éducateurs correspondants), éclairée par des observateurs liés aux divers acteurs et à leurs enjeux. Quand un responsable national veut étudier les effets d’une politique globale, il ne s’intéresse pas dans le détail aux activités d’animation qui vont contribuer à réaliser un objectif de prévention de la délinquance, surtout si le sport est considéré comme l’un des outils servant cet objectif. Pourquoi en effet dans cette perspective séparer les activités physiques et sportives des autres activités pouvant y concourir ? Une telle séparation serait tout à fait artificielle. Inversement, quand des acteurs sont centrés sur le sport ou les APS, qu’ils soient éducateurs, animateurs, formateurs, acteurs politiques ou même chercheurs, ils centrent leurs analyses et leurs discours sur le sport, et ont ou donnent parfois l’impression que celui-ci est plus important que tout le reste. Les responsables de formations STAPS qui, en France, ont mis en place des formations où le sport (ou d’autres activités annexes) sont considérées comme des outils d’intégration sociale (Orsay, Lyon et Toulouse avec des DEUST « animation », Besançon et Reims avec des licences professionnelles autour du développement social et de la médiation par le sport, et quelques autres), semblent être eux-mêmes victimes de leur focalisation sur l’objet « sport », du fait de leur appartenance institutionnelle et de leurs enjeux en terme de formation. En effet, il est évident que la reconnaissance de tels diplômes nécessite de développer des discours emphatiques sur le rôle du sport dans l’intégration de publics en difficulté, que ce soit la reconnaissance en vue de leur habilitation, amis surtout leur reconnaissance par les employeurs potentiels, et, depuis peu aussi, par les partenaires sociaux (représentants des syndicats de salariés et d’employeurs de la branche professionnelle correspondante), l’objectif d’un diplôme « professionnalisant » étant de professionnaliser au plus vite les étudiants, le taux de professionnalisation étant un gage de leur pertinence (10).

2) Séparation des compétences entre différents ministères

Le ministère de la jeunesse, des sports et de la vie associative a pris à son compte depuis quelques années le développement d’une notion proche de l’intégration par le sport. « A partir des conclusions des Etats généraux du sport rendues en décembre 2002, le MJSVA a initié une politique de valorisation de la fonction sociale et éducative du sport qui vise en particulier l’accès de tous à la pratique sportive et en particulier les publics les plus en difficulté » (site internet du MJSVA : http://www.jeunesse-sports.gouv.fr/).

Un pôle ressources national « sport éducation insertion » a été mis en place depuis 2003 et implanté au CREPS de Franche-Comté (site de Besançon) depuis 2005. L’une de ses missions est l’ « insertion par les APS ». A partir du moment où le ministère chargé des sports prend ouvertement et clairement en compte une politique, cela a généralement pour effet de dissuader d’autres ministères de la prendre en compte, dans un souci de partage des compétences et d’économie de moyens. Aucun autre ministère n’aurait pu revendiquer une pré-éminence sur cette compétence particulière. Ce ne sont pas les quelques diplômes du ministère de l’éducation nationale centrés sur l’intégration par le sport (le développement social, la médiation, l’animation) qui peuvent concurrencer le MJSVA. De même, le sport n’étant jamais apparu comme une priorité en tant que telle dans la politique de la ville, l’effet a pu être inverse : le MJSVA ayant pris cette « fonction éducative et sociale » du sport comme l’un de ses chevaux de bataille, le ministère de la ville n’a même plus cru bon de citer le sport dans sa loi d’orientation en 2003, alors qu’il était présent dans toutes les premières lois d’orientation. Rappelons en effet que le sport a été cité dans la loi d’orientation pour la ville de 1991 (loi n° 91-662 du 13 juillet 1991) dès le premier article, celui qui définit les principes généraux, comme cela a également été le cas en 1995 pour la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire (loi n° 95-115 du 4 février 1995), ou encore en 2000 dans la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000).

Sur le site de la délégation interministérielle à la ville (DIV) (http://www.ville.gouv.fr), la question du sport fait l’objet d’un traitement spécifique sous la forme d’un dossier élaboré en janvier 2004 intitulé « sports dans les quartiers. Un moyen d’insertion et d’éducation ». Jean Bourrieau, chargé de mission à la DIV, explique qu’il est difficile d’évaluer l’investissement financier que la politique de la ville consacre au sport, parce que l’essentiel des crédits ne sont pas fléchés lorsqu’ils sont déconcentrés : « Ainsi chaque contrat de ville, selon ses axes de programmation, va valider ou non des pratiques sportives et nous avons, à leur sujet, peu de remontées qui nous permettraient de les comptabiliser ». S’il est vrai que la plupart des crédits ne sont pas fléchés, c’est surtout l’absence d’objectifs et d’indicateurs spécifiques aux activités sportives, signes d’un manque de volonté politique en la matière, qui empêchent la remontée d’informations et une telle évaluation.

3) La défense d’intérêts catégoriels par des professionnels de l’animation sportive... et même par des chercheurs

Les professionnels chargés du développement d’une activité particulière dans un territoire ou en direction d’un public spécifique ont toujours tendance à penser et à croire que leur activité est indispensable. C’est un effet classique : en fait, leur activité est bien indispensable, mais à leur propre survie et à leur propre reconnaissance sociale. Ce phénomène est vrai pour le sport : qu’il s’agisse d’élus politiques (un adjoint aux sports par exemple), de responsables de clubs sportifs ou d’entraîneurs, tous baignent dans un état d’esprit qui les amènent à surévaluer les effets positifs du sport - et plus particulièrement de leur spécialité -, sont intérêt pour résoudre toutes sortes de problèmes. C’est bien entendu le cas aussi des professionnels qui ont choisi d’utiliser le sport comme outil de médiation ou d’intégration sociale. C’est le cas aussi des acteurs administratifs dont les fonctions comportent ces thématiques. Cela avait été attesté en 1992 par le laboratoire de sociologie du sport de l’INSEP qui a étudié les rapports départements émanant des DDJS et des DDAS sur les opérations prévention été (OPE) : par exemple, les promoteurs de ce dispositif dans les Hauts-de-Seine voient dans le sport « un moyen efficace de lutter contre le désœuvrement des jeunes », ils estiment que le sport jour un rôle important de « socialisation et de prévention » etc. ((Duret, Augustini, 1993, p. 113).

On peut constater aussi l’ancrage de cette idéologie de l’intégration par le sport dans des situations (rares) où des professionnels se sentent attaqués sur leur terrain. Ainsi ai-je moi-même été témoin des effets très différents qu’a provoqué l’exposé des résultats d’une même enquête devant un public différent. Noëlle Monin et Malek Bouhaouala ont étudié les discours, les pratiques mais aussi les parcours et niveaux de formation d’un échantillon d’animateurs engagés dans des actions de prévention par le sport dans la région de Grenoble au début des années 2000, en constatant notamment le très faible niveau de formation de la plupart d’entre eux, la grande précarité des situations professionnelles et la pauvreté du discours produit. Ces résultats, exposés lors du 1er congrès de la société de sociologie du sport de langue française à Toulouse en octobre 2002 a fait l’objet d’une discussion aussi calme qu’intéressante sur le plan des résultats et de la méthode. Les mêmes résultats, exposés devant un public composé en partie d’animateurs et d’élus locaux, lors du « 5ème Forum "Sports & Collectivités territoriales" » à Grenoble quelques mois plus tôt en décembre 2001, ont eu un résultat explosif : se sentant directement agressés par les intervenants, des professionnels ont vivement critiqué la recherche et tenté par tous les moyens de décrédibiliser les résultats.

Ce qui peut paraître plus étonnant, c’est que les colloques et journées d’études sur la question de l’insertion et de l’intégration par le sport qui ont été organisés depuis la fin des années 1980 ont laissé se développer des discours où l’engouement pour le sport a souvent eu tendance à brouiller les messages, à laisser se développer - tout en les valorisant - des analyses très subjectives. Là aussi l’enracinement professionnel et l’appartenance institutionnelle peuvent être invoqués pour expliquer l’apparition dans les discours de prises de position emphatiques - ou d’ailleurs de discours critiques - plus que d’analyses objectives étayées par des enquêtes. Un ouvrage paru à la suite d’une coordination, initiée par la DGLDT en 1991 et conduite par un chargé de mission du MJS, de « toutes les associations organisatrices de journées d’études ayant pour thème le sport et les publics en difficulté », est le résultat d’un compromis entre discours savants et savoirs pratiques, entre sociologues, psychologues et éducateurs (Anstett et Sachs, 1995). Dans cet ouvrage, certains éducateurs voient dans le sport des solutions à de nombreux problèmes sociaux, explorent ses limites. Mais ils ne s’appuient que sur leur propre expérience ou quelques exemples, ou en citant quelques rares études réalisées par des « sociologues » et « psychologues » attachés à des institutions, des associations nationales ou des ministères.

Un autre ouvrage légèrement plus ancien, coordonné par Alain Vulbeau, sociologue à l’Institut de l’Enfance et de la Famille (IDEF), correspond aux actes du colloque « Le rôle du sport dans l’intégration sociale des jeunes » en 1992 qui a lui-même été l’occasion d’une collaboration entre plusieurs ministères, a vu la présence de plusieurs chercheurs plus ou moins reconnus à l’époque, et dont les trajectoires ultérieures au sein du champ scientifique furent contrastées (on peut citer Claude Dubar, David Lebreton, Georges Lapassade, Michel Fize...). Quelques interventions de cadrage côtoient quelques comptes-rendus d’enquêtes. On peut noter par exemple le peu de précautions interprétatives prises par Catherine Louveau quand elle commente une enquête par questionnaire, ce dernier étant obligatoirement rempli dans le cadre d’un concours « jeunes reporters olympiques » organisé par les Assurances générales de France (AGF). Comment penser que l’échantillon ainsi étudié (4465 questionnaires exploités) puisse être « spontané », qu’« au plan socioprofessionnel, les groupes [soient] globalement bien représentés », comment penser que l’intérêt pour les Jeux Olympiques, un intérêt assez fort pour motiver une production écrite de type journalistique ne soit pas un biais pouvant exagérer - non seulement dans les caractéristiques des répondants, mais aussi dans leur manière de répondre au questionnaire - l’engouement pour le sport et ses vertus...

Les colloques se sont succédés et les approches scientifiques sur les effets de la pratique sportive sur l’intégration de populations en souffrance restent rares voire inexistantes. Et l’idée des valeurs intrinsèquement et inconditionnellement attachées au sport continuent à dominer, par exemple, au sein du Ministère de la Jeunesse et des Sports. Lors du colloque « Intégration par le sport : mythe ou réalité ? », organisé le 16 octobre 2004 conjointement par l’UFR STAPS de Reims et le conseil général de la Marne, le Directeur régional de la Jeunesse et des Sports continue à affirmer, devant l’approche critique que venait de développer William Gasparini, que « le sport, excusez-moi messieurs les sociologues, (...) est un outil d’intégration porteur de valeurs, j’irai même jusqu’à dire intrinsèque d’intégration en lui-même » (Recueil des actes, n.d.).

La dernière tentative de colloque à prétention scientifique (Salé, 2004) est tout aussi décevante, tant sur des résultats attestant les effets supposés intégrateurs du sport que sur le nombre de chercheurs qui s’y intéressent ou qui y travaillent : parmi les quelque quarante propositions de communications reçues par les organisateurs, seules quelques-unes montrent de timides tentatives dans ce domaine.

La clarification des connaissances sur l’intégration par le sport apportée par l’ouvrage qui a fait suite à ce colloque conduit à établir trois constats (Falcoz, Koebel, 2005). D’une part, il n’existe toujours pas de résultats tangibles montrant une intégration et/ou une insertion par le sport s’opérant de manière automatique et constante. Ce constat conduit à relativiser les discours des acteurs politiques, médiatiques ou sportifs vantant leurs réussites en matière d’intégration par le sport. D’autre part, il est nécessaire, pour tenter d’évaluer les effets à plus ou moins long terme des pratiques sportives dites intégratives, de prendre en compte de nombreuses variables liées à la pratique, à son encadrement et aux pratiquants eux-mêmes, tout en réalisant des suivis de cohortes sur des périodes longues. Si ce type d’études n’a toujours pas été réalisé en France, autrement que de manière anecdotique, c’est que leur mise en œuvre est extrêmement complexe et coûteuse. Deux éléments renforcent l’absence de ce type de travaux. D’une part, la partie consacrée dans une politique publique à l’évaluation n’est guère prise en considération. Celle-ci est très souvent réalisée de manière lapidaire sans réel souci méthodologique et scientifique. D’autre part, le contexte économique du financement de la recherche en France est de plus en plus dominé par un souci de rentabilité économique. L’une des conséquences de la quasi absence de moyens financiers est le développement d’analyses critiques dont le matériel se limite souvent - pour ces raisons financières - au recueil de discours sur l’intégration. Enfin, le débat est loin d’être clos en matière d’intégration et/ou d’insertion par le sport. Mais les acteurs politiques et administratifs des ministères ou des collectivités concernés par les politiques d’intégration par le sport sont pour la plupart empreints du mythe dénoncé précédemment et sont même moteurs dans sa perpétuation. De ce fait, les discours développés par ces acteurs et par les médias, en l’absence d’autres types de travaux ou d’études, demeurent dominants et semblent faire preuve d’authenticité. Ils ne peuvent continuer à faire croire que l’on peut s’abstraire d’une analyse scientifique des pratiques dont ils autorisent le développement, quelles qu’en soient les conditions, quelle qu’en soit la formation des acteurs professionnels que l’on engage dans la bataille.

Bibliographie

ANSTETT M., SACHS B. (dir.) : 1995. Sports, jeunesses et logiques d’insertion, Paris, Ministère de la Jeunesse et des Sports/La Documentation française.

DURET P., AUGUSTINI M. : 1993. Sports de rue et insertion sociale, Paris, INSEP Publications.

FALCOZ M, KOEBEL M. (dir.) : 2005. Intégration par le sport : représentations et réalités, Paris, L’Harmattan (coll. Logiques sociales).

KOEBEL M. : 2002. « Le secteur de l’animation socioculturelle. », in Camy (Jean) (dir.), Le Roux (Nathalie) (coord.), L’emploi sportif en France : situation et tendances d’évolution, Etude réalisée pour le Ministère de l’Education Nationale, co-édition AFRAPS - RUNOPES (p. 361-374).

LETERRIER J-M., BUFFET M-G. : 2001. Le livre blanc de l’éducation populaire, Atelier (Editions de l’), Ouvrières (Editions).

PROSPECTIVE FORMATION EMPLOI : 2000. L’animation socioculturelle, Paris, Ministère de l’emploi et de la solidarité, La Documentation Française.

RECUEIL DES ACTES : n.d. Colloque intégration par le sport : mythe ou réalité ?, Chalons en Champagne, 16 octobre 2004, URCA, Conseil Général de la Marne.

ROUSSEAU, M. (dir) : 1997. Les emplois de l’animation en Ile de France, Etude prospective régionale 1995-1997, Paris, La Documentation Française.

VULBEAU A. (coord.) : 1992. Du stade au quartier. Le rôle du sport dans l’intégration sociale des jeunes, Paris, Syros.

Notes

1. INSEE (1994). Nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles. Paris : INSEE (p. 178).

2. L’animation socioculturelle, Prospective Formation Emploi, Ministère de l’emploi et de la solidarité, La Documentation Française, Paris, 2000. Cette source principale de données peut être complétée sur certains aspects par un rapport plus récent (synthèse des résultats d’une enquête réalisée en avril-juin 2001). Les auteurs de ces deux études expliquent que leur contrat ne pouvait prendre en compte des CEP déjà existants ; or les centres sociaux et socioculturels avaient déjà fait l’objet d’un CEP (Centres sociaux et foyers de jeunes travailleurs, Prospective Formation Emploi, Ministère de l’emploi et de la solidarité, La Documentation Française, Paris, 1997).

3. Id. p. 213 : à la question « quels sont vos principaux domaines d’activités ? », les 170 structures de l’échantillon répondent en fonction des publics (en moyenne, chaque structure cite 3,5 domaines différents). Pour le public « enfance » et « adolescence », les APS sont cités respectivement par 48% et 47% des structures, et pour les « autres publics », par 40% des structures.

4. Exemples : la Fédération Léo Lagrange, la Fédération Sportive et Gymnique du Travail, la Fédération Sportive et Culturelle de France, ou encore la Fédération Française d’Echecs, etc.

5. Rapport de synthèse de l’enquête du CPNEF, p. 22.

6. Une incertitude réside dans la catégorie « professeur, animateur technicien » qui peuvent parfois être considérés comme faisant partie des métiers du sport, comme professeur de yoga ou de judo par exemple.

7. L’animation socioculturelle, op. cit. p. 85.

8. FASILD : Fonds d’Action Sociale pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations.

9. Le sport reste un type d’action rentable sur les plans économique et politique (on fait du chiffre avec peu de moyens financiers). Reste à prouver qu’il est aussi « rentable » sur le plan de l’intégration...

10. A titre d’exemple, on peut examiner la page d’accueil que j’ai moi-même concoctée sur le site de la licence professionnelle « médiation par le sport » de l’UFR STAPS de Reims et qui est, à peu de choses près, la reprise du texte introductif à la demande d’habilitation du diplôme : « Le sport est devenu un vaste domaine de la vie sociale. Il présente une multitude de visages, tant par la diversité de ses pratiques et de ses pratiquants que par la diversité des enjeux qui le traversent. Depuis les années 1990, le sport est de plus en plus considéré comme pouvant contribuer à l’insertion sociale de publics en difficulté. De nombreuses politiques d’intégration sociale par le sport se sont développées dans les collectivités locales, les centres socioculturels, certaines institutions plus fermées » (voir le site http://helios.univ-reims.fr/UFR/STAPS/Licence_pro/).