A partir d’une enquête globale menée sur « ce que le temps fait au couple », une sous enquête a été conduite auprès de couples dont au moins un des deux membre pratique le sport en compétition. Elle permet de mettre en évidence les composantes spécifiques de l’usure de ce type d’union. Pour autant on se défiera des typologies de couple (comme par exemple celle de Kellerhalls) où l’identité conjugale des individus recouvre et gomme les autres dimensions de leur identité personnelle. En effet, au sein d’un même couple les individus n’ont pas nécessairement ni des attentes et ni des parcours homogènes. De fait, une attention particulière doit être portée sur le travail d’ajustement à l’intérieur de chaque couple, évitant ainsi de croire que les individus sont, par avance, prêts à adopter un même « style » conjugal. La reconnaissance est le ciment qui fait tenir dans le temps le lien. On doit à Axel Honneth d’en avoir fait la théorie sociologique en réussissant à attribuer à cette seule et même cause des effets sociaux à trois niveaux : l’amour, les droits juridiques et l’estime sociale. S’inspirant de son modèle on peut hiérarchiser trois formes de reconnaissance : celle apportée par le respect, celle de la valeur présente en acte, celle de l’identité potentielle du conjoint et de ses « soi possibles ».

1- Le respect : En deçà de la reconnaissance des mérites, en deçà de la justice (où il convient d’équilibrer les comptes), il faut d’abord reconnaître l’autre en tant qu’humain. Sa dignité, c’est-à-dire le respect qu’on lui doit (et qu’il se doit à lui même) le confirme en tant qu’individu indépendamment de ses performances et de ses qualités. D’où les protestations fréquentes en temps de crise de ceux qui se sentent regardés de haut, tenus pour quantité négligeable ou maltraités (« arrêts de dire que le foot féminin c’est merdique tu te prends pour qui ? », « il m’a dit qu’il préfèrerait aller voir une course d’escargot que d’aller voir du foot féminin »....). S’il n’est pas indispensable, pour atténuer l’usure, que les époux s’aiment passionnément, par contre, il est incontournable qu’ils se respectent les activités de chacun. Le respect passe par des actes et non par des déclarations de principe : on peut dire « je t’écoute » mais couper sans arrêt la parole, on peut dire « je ne t’étouffe pas » et poursuivre l’autre jusque dans les toilettes pour vouloir continuer à parler avec lui. Le manque de respect est un puissant agent de corrosion du couple car le sentiment d’exister est inséparable de celui d’être respecté. La vie de couple comme garantie de la dignité personnelle n’est malheureusement pas une donnée acquise pour tous. La reconnaissance de la dignité n’est pas négociable et fonctionne en tout ou rien . On ne peut être reconnu par moments, en alternance, un jour oui, un jour non. Revendiquer de la reconnaissance est une demande d’ordres qualitatif et quantitatif. D’un simple point de vue quantitatif, dans les conflits salariaux par exemple, les revendications sont toujours partiellement négociables (le patron peut toujours lâcher un tout petit quelque chose et les syndicats se satisfaire de ce presque rien pour crier victoire ) ; dans une revendication en terme de reconnaissance la question qualitative n’est pas d’être un peu moins méprisé mais de ne plus l’être du tout. Inutile de se plier en quatre pour demander à son conjoint un minimum de respect, il ne s’agit pas d’obtenir une faveur, chacun en l’occurrence ne fait que réclamer un dû qui serait exigible même d’un étranger. Le respect est dû à tous, comme le rappelle avec force la formule hégélienne « être perçu soi-même comme un étranger ». Pour faire valoir ce droit, certaines femmes de notre échantillon se lance dans une conduite d’affirmation paradoxale. Par delà tout principe d’évaluation de ce qui est légitime de regarder à la télévision ou pas, elles s’installent devant tout programme concurrençant la retransmission des matchs de football. Agnès explique cette logique d’opposition : « Même si ça me passionne pas je regarde autre chose que le foot. Il faut qu’il comprenne qu’il est pas tout seul, que j’existe aussi ». Elle insiste aussi sur les conflits de pouvoir que suscite la prise de possession de la « zapette ». Ces conflits portent sur la reconnaissance de l’objet du litige en lui-même

2- La valeur personnelle : Il existe (et parfois co-existe) deux formes de reconnaissance : la reconnaissance inconditionnelle et la reconnaissance conditionnelle. La première n’a que faire de l’évaluation des mérites (comme quand une mère dit à son enfant « quoi que tu fasses tu seras toujours mon fils chéri ») alors que la seconde la réclame (comme quand dans un échange professionnel un patron dit à un cadre « si vous savez vous montrer sur ce dossier un excellent collaborateur alors nous pourrons envisager votre promotion »). Dans la première forme, se faire reconnaître c’est simplement mettre en avant son lien de sang, son origine ou son identité familiale. Dans la seconde forme, se faire reconnaître revient à devoir faire ses preuves et savoir se faire apprécier. Certes, les situations professionnelles ne reposent pas uniquement sur une évaluation froide des compétences, de même qu’en famille on peut apprécier les savoirs-faire des proches mais, en toute généralité, les deux formes de reconnaissance diffèrent en ce que l’inconditionnelle repose sur le don quand la conditionnelle fait l’objet la mesure des mérites. Les membres du couple souhaitent être reconnus pour les deux. Chacun souhaite à la fois la reconnaissance de ses capacités, mais également être apprécié pour lui-même, indépendamment de ses dites capacités. Ces deux types d’aspiration peuvent prendre parfois la forme d’une double contrainte, comme chez Judith, qui ne supporte pas que steph, son compagnon, s’en tienne à reconnaître sa valeur « objectivée » même si elle désire aussi la faire valoir. Judith et Steph sont des athlètes. Tout les deux font de la course de fond. Alors que Steph stagne Judith elle continue « objectivement » à progresser. Steph n’est avare ni d’encouragement ni de félicitations. Mais quand son conjoint lui ses compliments, elle lui reproche de trop la définir par son rôle de sportive et ne pas l’aimer pour elle-même (et quand il lui déclare l’aimer pour elle-même elle se plaint qu’il ne reconnaisse pas ses qualités de sportive). Entre reconnaissance des mérites et des rôles et reconnaissance de l’identité personnelle la tension est permanente, au point que Steph, nous dit-il, « ne sait plus commet s’y prendre ».

De son côté Steph ne se sent jamais assez soutenu avant une épreuve ni assez congratulé. Le bonheur de l’individu ne dépend pas uniquement de son niveau de reconnaissance dans tels ou tels domaines mais surtout de savoir si ces domaines sont ceux où il place l’essentiel de son identité. Et justement pour lui le sport est un domaine important. Alors il « auto-célébre » ses « exploits ». Comme sa conjointe ne le valorise pas, il compense et s’envoie des fleurs. Elle le trouve infatué et bien imbu de lui même. Mais, heureusement pense-t-elle, il s’agit aussi d’une manière de chercher maladroitement à lui plaire. Elle n’est pas totalement insensible à cette forme de naïveté. Il n’est pas question uniquement que de vanité. Si la vanité, en effet, peut hanter tout un chacun, c’est seulement sous une forme « refoulée » bien plus inavouable, par exemple, que le désir sexuel. En tant qu’auto-célébration de ses propres qualités, la vanité, sorte de masturbation de l’estime de soi, est une activité éminemment solitaire. Elle devient immédiatement choquante d’impudeur quand elle s’étale au grand jour. Ne pas être reconnu pousse donc parfois à vouloir « se faire reconnaître » coûte que coûte, mais steph souhaite simplement se sentir aimable aux yeux de l’autrui le plus significatif qu’il connaisse. Ainsi, ses copains du club de sport le trouvent modeste, et il ne se vante pas auprès d’eux comme il le fait auprès de Judith. Plusieurs individus de l’enquête relatent avec de minimes variantes la même anecdote ; leur retour de l’entraînement sportif est déclencheur de dispute. La liberté de pouvoir mener des pratiques séparées s’obtient d’autant plus aisément qu’elle n’empiète pas sur les horaires négociés. Nassima perçoit la passion sportive de son conjoint comme un danger pour leur couple parce qu’ « il ne sait jamais s’arrêter ». Il joue les matchs, il entraîne, il se charge de tâches administratives (remplir les licences, envoyer les feuilles de matchs)... Elle considère que son mari devrait laisser à la porte la fatigue que provoque l’activité sportive, au lieu de cela quand il revient de l’entraînement, il ne pense qu’à une chose : dormir. Aussi ajoute-t-elle espiègle : « j’en rajoute, je vais même jusqu’à lui proposer de faire des câlins pour voir ; ça arrive qu’il ne soit même pas en état et là s’il s’ouvre une bière ça m’énerve deux fois plus ! Qu’il fasse du sport d’accord ! Mais si c’est pour plus pouvoir rien faire de tous les week-ends parce qu’il faut après qu’il récupère alors c’est différent. Lui, pour son sport il est jamais fatigué, dès qu’il revient et qu’il faut changer la bouteille de gaz ça l’épuise ! ». Nassima ne reproche pas ses absences à son conjoint, mais qu’il soit fatigué et peu disponible quand il revient. Comme Régine, Nassima considère que la « mauvaise fatigue » est celle qui vole du temps au couple. Mais lorsque la fatigue renvoie à une expérience commune, elle est requalifiée en « bonne fatigue ». Ainsi, après une journée à la mer, ou une journée de randonnée, les coups de soleil ou les courbatures, sortes de souvenirs partagés, opèrent comme une confirmation du lien qui unit le couple. Nassima se plaint aussi que son conjoint tente d’imposer plusieurs degrés de légitimité dans la fatigue. La fatigue sportive serait toujours à prendre en considération mais le droit au repos suite au travail domestique n’obtiendrait pas autant d’égards. Petite preuve d’égoïsme du conjoint : « je fais le repas, je mets la table, j’appelle à table il met les pieds sous la table et me dit aaah je suis mort ». Ainsi, les individus qui reproche à leur conjoint d’être privé de reconnaissance sportive, peuvent en même temps leur manquer à leur tour de reconnaissance. 3- les soi possibles des identités latentes : Reconnaître l’identité latente de l’autre évite de le figer et lui offre l’image de ce que qu’il pourra devenir. Croire en l’autre, c’est croire en son futur. La reconnaissance est la clé secrète pour ouvrir les portes du devenir de l’autre. En proposant des suites à l’histoire personnelle de l’autre, en les devinant (ou simplement en les validant), le conjoint le rassure dans son exploration des possibles. Cette foi dans son futur, signe majeur de confiance, est une forme essentielle de reconnaissance. Pour être suivie d’effets, encore faut-il que je sois sûr(e) qu’il(elle) m’aime. Aimer n’est pas projeter sa vérité extérieure sur l’autre, ne le voir que selon notre regard, c’est au contraire nous laisser envahir par son identité la plus intime au point d’en pressentir les possibles devenirs. Il serait bien sûr faux d’affirmer que l’amour ne se nourrit pas d’imaginaire. On tombe, puis on reste amoureux, grâce aux belles histoires qu’on se raconte sur l’autre et sur soi et auxquelles on croit -tant qu’on y croit-. Et dire que l’amour est seulement un mythe, un imaginaire, une légende n’autorise en rien à le dénoncer comme pure illusion dénuée de sens et d’effets. Tout mythe, a fortiori s’il est fondateur (comme ici du couple), a une efficacité pratique, qu’il serait absurde de réduire à un aveuglement. Les analyses structurales des contes de fées, données comme de puissants modèles explicatifs de nos conduites amoureuses (Todorov, 1995), demeurent, à ce titre, pourtant partiellement réfutables. Elles n’expliquent qu’en partie le mythe amoureux de la métamorphose de la grenouille ou de la sorcière en belles princesses dès que le prince leur donne un baiser ; F. Flahault y voit un simple effet de la subjectivité de l’amour. C’est le regard du prince, du preux chevalier, notre regard en somme, et seulement lui, qui crée la princesse (Flahault, 2001). Or, cette brillante interprétation escamote pourtant une composante explicative importante. Ne convient-il pas, en effet, d’ajouter que la transformation identitaire de la sorcière ou de la grenouille, dépend aussi de leur volonté d’exister en tant que princesse. Il y a de bonnes chances pour qu’au fond d’un tiroir, entre deux grimoires de magie noire, la sorcière collectionne des photos de mode ou que la grenouille s’entraîne à faire des vocalises ; c’est dire que leur transformation n’est envisageable que si l’une et l’autre se sont déjà pensées intensément en princesse. On ne peut donc pas être le seul à voir dans l’autre un champion ou une championne sportif(ve). Au minimum, faut-il aussi qu’il ou elle adhère à l’image proposée. Ce qu’apprécie le plus Sophie ce n’est pas d’être portée aux nues comme le serait une reine, mais juste de voir ses qualités reconnues. Il ne s’agit donc pas d’aimer une princesse ou un prince inventé de toutes pièces comme une création romanesque. Aimer, ce n’est pas donc gommer tous les défauts de l’autre . Eric, joue au Volley-ball. Sa femme le considère comme un mauvais perdant et comme un mauvais jouer un « sale carafon » mais en même temps elle apprécie sa combativité sur un terrain comme dans la vie. Elle aime son opiniâtreté qui l’incité à ne jamais baisser les bras. Aucun membre de couple ne peut donc laisser libre cours à la toute puissance de son imagination pour inventer l’autre sans que celui-ci ne puisse se reconnaître dans la trame de l’identité proposée. Annick 35 ans, secrétaire, qui vit avec Serge 40 ans, employé commercial depuis douze ans. Elle n’a rien d’une sportive, lui si. Tout son entourage professionnel s’accorde pour reconnaître son efficacité et la décrire comme quelqu’un de sérieux mais d’effacé. Pourtant intérieurement, elle souhaitait s’occuper d’une association ; rien de très précis. Elle n’en parlait évidemment pas à ses collègues de travail, pas même à son mari. C’est lui qui le premier l’a stimulée en lui disant « tu es une animatrice, tu t’en rends pas assez compte, prendre la charge d’un club de sport, faire dirigeante voilà un truc qui t’irait bien ». Elle apprécie qu’il la devine si bien, même aujourd’hui elle se demande comment il fait pour tomber aussi juste. Sans être pratiquante elle-même, accompagner une équipe lui a permis de s’épanouir grâce aux déplacements collectifs, et à l’ambiance du club. Elle rend grâce à son conjoint :« j’étais une chrysalide, j’avais besoin de confiance pour devenir un papillon. J’étais complètement larvaire, complètement éteinte. Il m’a appris une chose c’est que rien n’est ridicule, jouer aux cartes, aux dominos si on se donne à fond. Moi, j’osais pas me lâcher, maintenant je suis transformée ». En validant ce qu’il y a de plus caché chez l’autre (le papillon) la reconnaissance est une formidable aide à la construction identitaire. La reconnaissance suppose : savoir voir, savoir imaginer, savoir se raconter. Ainsi, l’amour n’existe dans la longue durée que dans l’association entre, l’imaginaire (qui autorise la valorisation renouvelée de l’autre), la reconnaissance (qui permet à cette valorisation de ne pas être une création purement fictionnelle) et la narration (qui permet au lien de devenir une histoire). La mise en récit est d’autant plus importante qu’elle permet de sauvegarder une version idéalisée de l’histoire du couple et de la famille transmissible et diffusable à l’extérieur du cercle des plus proches. L’art du récit est une condition de l’histoire conjugale. Quand on trouve de tout dans le passé du couple, il faut savoir faire le tri. Dans la mémoire des couples qui vieillissent bien tout ce qui pourrait mener à l’aigreur à la vengeance ou à la désunion est évacué ou requalifié comme une épreuve que le couple a surmonté. Dans ce triple travail (imagination, reconnaissance, mise en récit) l’imagination semble avoir la mission la plus noble de sublimation du vécu et de l’esthétisation du quotidien. Mais la mobilisation de l’imagination seule est signe de fragilité du couple. Jean-Baptiste connaît bien la réduction des possibles liée au manque de ressources et les efforts d’imagination qu’il doit déployer pour continuer à croire à son couple. Il vit avec elle depuis sept ans. A 32 ans, Jean-Baptiste est sans emploi. Sa trajectoire scolaire n’a pas été très soutenue par ses parents. Dans son récit biographique, il détaille longuement les relations très dures avec ses six frères et sœurs. Il quitte « l’école » comme il dit, à seize ans sans diplôme. Après quoi, il passe des années à aller de petits boulots en petits boulots. Employé agricole saisonnier, déménageur à ses heures, pêcheur sur le bateau d’un ami... Il trouve enfin un emploi stable d’adjoint horticulteur, mais il y a trois ans, il est licencié pour raison économique. Depuis, il a été inscrit au chômage, puis arrivé en fin de droit, au RMI ; c’est un drame, qui bouleverse sa vie. Rien ne l’énerve plus que les discours sur les RMIstes professionnels qui se la couleraient douce. Sa femme Huguette, 26 ans, est employée agricole. Pour subvenir à leurs besoins, ils sont obligés de retourner vivre chez les parents de Huguette . Il a perdu sa place de chef de famille au profit de la mère d’Huguette. Résidant chez sa belle famille, il est obligé de respecter des règles de vie qu’il n’a pas construite et qui lui sont imposées. Celle-ci le considère en enfant. Il n’a qu’une envie pouvoir à nouveau louer un appartement. En attendant comme il n’a plus assez d’argent pour assurer sa voiture, il est totalement dépendant du bon vouloir de sa belle mère. La pratique du football avec des copains lui permet une parenthèse allégeant les contraintes qui pèsent sur lui et rendant encore possible l’envol du moi. C’est aussi avec ces copains du foot qu’il idéalisera son couple espérant en en offrant une image idyllique être valorisé en retour. Mais, la fiction la plus imaginative ne peut s’opposer à un réel criant qui saute aux yeux, submerge et exaspère.

La reconnaissance sous ses trois formes (respect, mérites, identité latente) est une attente qui se retrouve chez tous les individus. Pourtant les conditions de sa satisfaction varient en raison de la manière dont chaque conjoint à l’intérieur du couple a défini ses objectifs de vie. Une caractéristique importante de la vie à deux est de permettre de se fixer des buts en appui sur une forme inédite de validation de soi offerte grâce à un nouvel autrui significatif : l’élu(e). Pourtant certains peuvent préférer continuer sur les bases de leur ancien moi, sans aucune transformation identitaire. D’autres, semblent au contraire souhaiter faire table rase et penser la mise en couple comme un moment de liquidation du passé. Les uns comme les autres apprennent pourtant, plus ou moins vite, que la vie conjugale, objet central de la socialisation secondaire, amène à dépasser le passé sans l’effacer pour autant. Cependant les buts en couple ne sont pas nécessairement les mêmes pour les deux conjoints. En pratique, notre enquête a permis de repérer quatre grands modes de fixation des buts en couple : Soit un individu tente à lui seul de définir les buts pour les deux membres du couple, soit chaque individu définit ses propres buts indépendamment de l’autre conjoint, soit les individus définissent à deux des buts communs, soit les individus définissent à deux des buts individualisés. ● Un premier groupe de personnes juge donc légitime de fixer seul des buts pour deux et d’évaluer la bonne marche du couple en fonction de leur atteinte ou non, indépendamment de l’adhésion de l’autre aux objectifs définis. Dans ce cas de figure l’aporie majeure tient dans ce que des buts non partagés n’ont que très peu de chance d’aboutir aux résultats escomptés. C’est souvent le cas quand l’un des conjoints décide, pour faire adhérer l’autre à ses propres buts, de faire son éducation. D’où l’impression fréquente, pour celui qui essaie de tirer le couple dans la direction qu’il a seul choisi, de « faire du sur place » et pour l’autre de ne pas être respecté dans ses propres choix. ● Un second groupe de personnes adopte pour mode de fonctionnement de se fixer des buts, indépendamment du conjoint. Elles ne sont pas nécessairement « nombrilistes », mais n’admettent pas que les tracés de leur vie soient fixés par d’autres qu’eux-mêmes. Pour ces individus, qui se tiennent bien à l’écart d’une logique de dévouement ou de sacrifice au couple, le souci de soi n’a rien d’un égoïsme répréhensible : il revient simplement à vouloir diriger seul son chantier de construction personnelle. Dans notre enquête, Il s’agit surtout d’individus ayant précédemment connus plusieurs mises en couple avec des issues malheureuses. L’autonomie n’est plus seulement un idéal en soi, mais aussi une mesure de sécurité préventive face au risque anticipé d’une nouvelle rupture. Se fixer soit même des buts constitue non seulement d’un garde-fou, mais aussi une manière de s’épanouir dans ce qu’ils décrivent comme la seule lucidité possible, c’est-à-dire une espèce de vision désentimentalisée du monde. Leur première expérience de couple « fusionnel », partageant un grand nombre d’activités, s’étant soldé par un échec, ils optent aujourd’hui pour une cure de désidéalisation. Les individus qui se distinguent par un nombre élevé d’expériences de couple ont pour la plupart plusieurs principes communs de gestion de leur nouvelle relation : principe de retenue (« ne pas se donner corps et âme », « ne pas perdre la tête », « ne pas trop s’engager »), principe de protection de soi (« s’arranger pour ne pas y laisser des plumes », « prévoir le pire », « se faire passer avant l’autre »), principe de vigilance accrue(« ne pas baisser sa garde », « ne pas refaire les mêmes erreurs »), principe de réduction des projets à long terme (« la vie au jour le jour », « ne pas planifier pour dans deux ans »), principe de réduction des frustrations (« ne pas se faire trop chier », « lâcher du lest », « prendre la vie du bon coté »). Le temps du sport est souvent perçu pour ces individus comme une respiration personnelle nécessaire qu’ils s’accordent sans toujours en envisager les conséquences sur l’emploi du temps de l’autre membre.

● Un troisième groupe d’individus défendent l’idée que les membres du couple peuvent définir à deux des buts essentiellement communs et ainsi parvenir à se fondre dans un « nous conjugal » partageant les mêmes objectifs. Toute évolution individuelle des attentes peut-être alors interprétée en terme de trahison par rapport à l’engagement initial. La mise en commun des buts ne protège pourtant pas forcément de l’usure. Chaque individu peut d’autant plus aisément négocier des objectifs communs qu’il vit avec l’autre dans une proximité de valeurs. Comme, par exemple, quand les familles d’origines partagent les mêmes normes morales et que cette socialisation primaire a entraînée le même jugement. Mais quel qu’en soit le contenu les individus meuvent aussi se trouver à l’étroit dans ce qui leur à été légué et vouloir construire une nouvelle pièce pour agrandir à deux leur « battisse morale ». Soit enfin, ils peuvent ne pas vouloir garder quoi que se soit du leg parental et souhaiter s’engager dans une reconstruction uniquement sur les cendres de leur « héritage ». Mais quand les valeurs des familles sont très éloignées un peut conserver intacte sa socialisation « primaire » au prix de quelques réaménagements mineurs, si l’autre fait du passé table rase.

● Un quatrième groupe est composé d’individus souhaitant définir à deux des buts individualisés. La grande spécificité de ces individus est de vivre une forte complicité par delà les activités qu’ils partagent. Il n’est pas nécessaire de faire le même sport pour le faire partager à l’autre. Au contraire, exercer dans une même discipline pose parfois problème. Ainsi, Jean et Audrey, deux professeurs de langue, dans le même établissement secondaire, ont-il pris la résolution de ne pas parler travail à la maison, de peur que leurs soi professionnels ne prennent toute la place au domicile. Une trop grande proximité peut aussi être redoutée comme facteur de tarissement de la conversation ; quand les membres du couple partagent le même stock d’informations, ils peuvent, sur le long terme, devenir incapables de tenir une discussion par pénurie de nouvelles originales. Ils sont alors à l’affût du moindre événement, de la moindre information que l’autre ne connaisse pas déjà pour lui faire partager.

● Enfin, un cinquième groupe est composé de membres de couples ayant des buts mixtes, pour partie à deux (pour partie commun et pour partie individuel) et des buts individuels. Le « nous conjugal » dans ce cas cohabite avec le « soi conjugal ». Les frustrations enregistrées varient grandement en fonction que les individus se soient fixés des objectifs seuls ou a deux, que ces objectifs ne concernent qu’eux-mêmes ou aussi leur conjoint(e). Quand des objectifs séparés traduisent des valeurs différentes entre conjoints, la frustration peut s’engouffrer dans la brèche ouverte par cet écart. Mais, la frustration peut parfois naître, au contraire, d’espoirs partagés puis déçus. D’où deux formes bien distinctes de plaintes : celles en miroir et celles attaquant directement le soi. Dans les désaccords en miroir, les valeurs poursuivies par chacun des membres du couple diffèrent. Chacun oppose aux valeurs de l’autre ses propres valeurs . Ainsi, quand un individu se voit, par exemple traiter de « radin », il peut toujours faire valoir son sens de la prévoyance et critiquer en retour l’imprévoyance de son(sa) conjoint(e) qui se livre à cette critique. De même, aux valeurs de fantaisie et de créativité, s’opposeront celles de rigueur et de sérieux . Aux reproches d’absence de prise de décision correspondent des reproches symétriques. Quand l’un se plaint de l’indécision de son conjoint l’autre peut toujours critiquer l’autorité excessive et l’abus de pouvoir. Ces critiques, en marquant des différences de valeurs entre conjoints, n’en entretiennent pas moins un équilibre global du couple. Comme dans tout système en équilibre instable, le déplacement dans un sens d’un des membres entraîne un déplacement dans l’autre sens par l’autre, pour préserver l’aplomb général. Les conduites de l’un veulent compenser ou contrebalancer celles de l’autre. Dans ce tir à la corde conjugal, où les deux conjoints exercent des forces en sens contraire, H. reprochera à L. d’être trop souvent sorti au sport, alors que son côté il lui reprochera d’être « toujours fourrée à la maison ». Quand Re. accuse Ra ne pas parler pas assez, lui en fait au contraire une vraie pipelette. E. qui se juge ordonnée est perçue comme « maniaque » par P. Lui, pense avoir sa propre logique. De même, A. reprochera à N. d’avoir des amis trop envahissant « les soirées pizzas-télé-matchs-de-foot raz le bol », alors que celui-ci critiquera le côté solitaire d’Amélie. Ce sont donc sur des oppositions symétriques que se construisent toutes ces plaintes. D’où l’accentuation du sentiment d’éloignement, quand chaque individu s’enferme d’autant plus dans son rôle, que l’autre joue le sien sans concession. Mais, cette montée aux extrêmes ne correspond pas forcément aux conduites des individus pris séparément. Se distingue nettement de ce premier répertoire d’oppositions en miroir symétriques, un second regroupant des attaques portées directement au soi. Dans les oppositions en miroir, les valeurs défendues sont discréditées par le conjoint qui en préfère d’autres. Dans ce cas, il faut lutter pour imposer la légitimité de ses valeurs, dans le cas des plaintes directes, l’individu se heurte à un déni de reconnaissance plus global. Ce ne sont plus ses valeurs mais lui même qui est directement discrédité. Un des deux conjoints ne reconnaît pas à l’autre la capacité de porter une valeur commune. Dans le cas des plaintes en miroir, la puissance d’action de l’autre n’était pas remise en cause mais juste son orientation ; dans le cas des attaques directes, la critique fait de l’individu un incapable ou pire un traître. Ainsi à un premier niveau, partager les mêmes valeurs rend particulièrement sensible aux accusations d’insuffisance dans l’action commune. Ce que repère et sanctionne le conjoint ce sont les ratages et les incompétences. Ainsi, D accuse L : « il me dit on va faire du sport, on va faire le régime ensemble, on va se refaire une santé, et au bout d’une semaine il arrête tout ». Elle ne lui reconnaît aucune compétence. Trop faible, trop nul, pas assez mature, il subit directement une attaque frontale sur une valeur partagée : la priorité donnée à l’éducation de l’enfant. Mais, à un deuxième niveau, les attaques directes au soi peuvent dénoncer la mauvaise foi. Ainsi Joël ne reproche pas à Blanche d’être nulle, mais il trouve que : « finalement ça l’arrange bien qu’on soit un couple libre, et ça l’arrange plus que moi ». Cette accusation, somme toute courante, de dissimulation d’un intérêt personnel derrière une valeur commune (ici la liberté), se retrouve dans la rancune d’Edith à l’égard de Prosper accusé de se servir d’une valeur partagée (ici ouverture sur les autres) à des fins personnelles. Enfin, à un troisième niveau, les attaques directes au soi portent sur la trahison des valeurs communes. Ainsi, pour Charlotte, Patrick n’est pas seulement un nul incompétent, mais aussi un traître à ses engagements. Elle a l’impression « de s’être fait berner ». Aux yeux de Charlotte, les grandes déclarations de principes de son conjoint n’ont jamais été suivies d’effets pratiques. Ce n’est pas simplement le Patrick « gros nul » incapable de quoi que ce soit à qui elle en veut, mais à un autre personnage plus sombre encore, le Patrick fin calculateur qui l’a amenée à avoir un enfant pour la garder près de lui, et qui s’est empressé le moment venu de trahir ses engagements.

En définitive, le modèle d’Honneth reste une source d’analyse très puissante à deux réserves près. La première concerne le cloisonnement des trois niveaux de reconnaissance, définis par Honneth, comme oeuvrant sur des scènes sociales quasi-disjointes. L’amour serait (surtout) le propre de la vie privé et de l’institution familiale quand l’estime sociale renverrait à la reconnaissance publique sur la scène professionnelle. Or il est possible de souhaiter faire reconnaître sa valeur professionnelle en famille de même arrive-t-il d’engager des affects dans des relations professionnelles. La seconde limite concerne ce que nous demandons à notre conjoint. Nous espérons certes à un premier niveau qu’il reconnaisse notre humanité (respect), qu’il apprécie notre valeur (estime de soi) -deux dimensions présentes dans le modèle de Honneth-, mais tout autant qu’il soit apte à reconnaître nos « soi possibles ». Ainsi, l’autre doit proposer des suites à mon histoire personnelle, les deviner, me rassurer et m’encourager dans l’exploration et l’exploitation de mes potentialités. Ce qui renvoie à trois formes de reconnaissance : le respect, celle de la valeur présente en acte, et celle de l’identité latente et des « soi possibles ».

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