Rugby féminin et dangerosité
jeudi 26 mars 2009, par admin
Auteur : Hélène Joncheray
Le sujet que je vais aborder aujourd’hui est celui du rugby féminin et de la dangerosité. J’ai volontairement choisi ce mot dangerosité, et non pas le mot violence, en réaction à ce que la plupart des joueuses entendent lorsqu’elles disent pratiquer le rugby : "Et ça n’est pas dangereux ?". Il est vrai qu’à la simple évocation de la pratique du rugby, de nombreux individus pensent danger. Pratiqué par les femmes, le lien semble d’autant plus solide. Mais, au-delà des représentations, quels sont les indicateurs fiables qui peuvent être utilisés par le chercheur pour établir qu’un sport est plus violent qu’un autre ? Quels sont les éléments supplémentaires qu’il a à sa disposition pour que son point de vue dépasse celui d’un simple spectateur assis dans les tribunes d’un stade, ou encore celui d’un joueur prêt à plaquer un adversaire (eux-mêmes influencés par leur propre perception, le contexte socioculturel, les enjeux du moment) ? Il me semble que l’un des indicateurs les plus précis que l’on ait à notre disposition soit celui des blessures corporelles, et plus précisément dans le cas d’une pratique en club, les déclarations d’accidents. Dans cette logique, je vais commencer par un premier résultat qui va a l’encontre d’idées reçues, qui nous montre qu’en neutralisant la variable du nombre de pratiquants, le rugby est moins "accidentogène" que le cyclisme ou l’équitation (Luc Collard, 1997). A titre indicatif, la FFR annonçait 16 000 accidents pour 250 000 pratiquants en 2007.
Avant d’aller un peu plus loin, il me semble qu’il faut faire un point sur la pratique du rugby en tant que telle. L’élément le plus important à préciser est que contrairement aux sports de combat, la cible en jeu n’est jamais le corps de l’adversaire. C’est-à-dire qu’un joueur qui blesserait volontairement un adversaire est sanctionné et exclu du jeu. Le rugby est donc une activité où les risques sont à enjeux strictement compétitifs, c’est-à-dire symboliques et non corporels. La violence y est édulcorée. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de voir sur les terrains des images qui laissent à croire que le rugby est violent. La photo suivante d’une joueuse de première division, blessée lors d’un match par une joueuse adverse, en atteste. Le colonel Crespin, directeur des sports en 1969, avait prévenu en disant : « Le rugby est contre-indiqué pour les joueurs filles et les femmes pour des raisons physiologiques évidentes. Cette pratique présente des dangers sur le plan physique et sur le plan moral... Aussi, je vous demande instamment de ne pas aider le rugby féminin... ». Cette photo est impressionnante, et ceux qui regardent des matchs de rugby ont certainement déjà vu quelques joueurs sortir temporairement du terrain le visage ensanglanté. Lorsque ce type d’évènement se produit, les commentateurs tentent fréquemment de rassurer les spectateurs, et principalement les spectatrices, avec des phrases du type : "Les mamans qui regardent ces images, ne vous inquiétez pas. C’est impressionnant mais ce n’est pas grave". La question que je me pose aujourd’hui par rapport à ces quelques éléments qui viennent d’être abordés, est de savoir si la pratique du rugby par les femmes est plus dangereuse que celle des hommes. C’est une interrogation qui se situe très clairement dans la problématique du genre dans le sport, à laquelle j’y associe le concept de la domination masculine appelé "Concept of Hegemonic Masculinity" par Antonio Gramsci. Sans pour autant adopter un point de vue féministe, Gramsci explique que le sport est un site important de reproduction des valeurs et notamment du système patriarcal, de la suprématie masculine (des actions agressives, violences des hommes). Pour répondre à cette problématique, des questionnaires ont été distribués à des joueuses de première division (197 questionnaires ont été analysés) et des entretiens semi-directifs ont été effectués avec des acteurs du rugby (DTN, vice président, manageur, tous d’anciens joueurs). Avant d’en venir aux résultats de cette enquête, j’aimerais faire un petit retour en arrière rapide pour situer l’évolution du rugby féminin dans le temps. Cela permettra, il me semble, de comprendre certaines des résistances actuelles à la pratique du rugby par les femmes. On retrouverait quelques traces de rencontres de rugby féminin au début du XXème siècle, puis en 1965 des équipes de lycéennes et d’universitaires auraient été créées pour aider à une campagne de l’Unicef, "contre la faim dans le monde". Les 5 années suivantes, quelques clubs se sont créés en associations loi 1901 et à leur demande et initiative, l’association française de rugby féminin a été créée en 1970. Deux ans plus tard le premier championnat de France eut lieu (1892 chez les hommes). Il faudra attendre 1989 pour que le rugby français fasse sa révolution avec l’intégration du rugby féminin au sein de la Fédération française de rugby. La fédération compte actuellement 12 500 licenciées et 340 000 licenciés.
Cette présentation se poursuit sur deux thématiques surnommées "le risque sportif" et "le risque social". Car pour aller dans le sens du début de mon intervention et la notion souvent évoquée du danger, c’est qu’à priori il y a "risque". Sur le plan sportif en tant que tel, la population étudiée est logiquement impliquée. Âgées de 25 ans en moyenne, les joueuses consacrent environ 5 heures d’entraînement par semaine au rugby (tout en habitant à presque 40 kilomètres du terrain d’entraînement). Comme l’ont confirmé les statistiques sur le plan national, elles ont, plus fréquemment que les hommes, des implications autres que celle de joueuse au sein du club (éducatrice, dirigeante). Ainsi, alors qu’elles représentent 3,3% des joueurs, elles constituent 9,2% des dirigeants. À la question "Avez-vous interrompu la pratique du rugby", 35% répondent par la positive. Les raisons évoquées sont : les blessures (31%) puis à parts égales (15%) une grossesse et l’absence d’équipe féminine près de leur lieu de résidence. La durée des arrêts cumulés est en moyenne de 4 à 5 mois. Ces chiffres concernent notamment des blessures mais surtout une interruption de la pratique. Si je précise ce dernier point, c’est que par la suite, en demandant aux joueuses si elles avaient déjà été blessées, 77% d’entre elles répondent positivement. Pour tenter de répondre à notre question de départ (à savoir si le rugby féminin est plus dangereux que son homologue masculin), l’objectif est de pouvoir comparer ces résultats à des études antérieures (à la fois chez les femmes, pour renforcer notre travail, et chez les hommes, à titre comparatif sur la notion du genre). La difficulté est que ces études sont peu nombreuses. Ainsi, nous n’avons trouvé aucune donnée sur le plan statistique chez les femmes. Toutefois, une analyse présentant les types de blessures chez les joueurs de Top 14 et Pro D2 (les deux premières divisions) a été effectuée en 2006 par la ligue nationale de rugby. Cette étude propose un classement des blessures en fonction de leur type : traumatismes des membres inférieurs, supérieurs, du tronc et de la tête. En comparant ces résultats à ceux trouvés chez les femmes, on constate une répartition très proche de leurs blessures. On ne peut donc pas dégager sur ce point de spécificité liée au genre. Il reste toutefois la question non plus du type de blessure mais de la quantité de blessures à laquelle nous n’avons pas de réponse puisqu’aucune enquête n’a été faite à ce sujet (à notre connaissance). Pour poursuivre sur le sujet, nous avons croisé quelques données supplémentaires. Nous nous sommes demandé si la quantité de blessures augmentait en fonction du poste joué et du niveau de jeu. Il apparaît qu’il n’y a pas de différence significative entre les avants et les arrières quant au nombre de blessures. Toutefois, on observe que les rares fois où les arrières ont occupé un poste à l’avant, elles ont la plupart du temps été blessées. Toujours au sujet du nombre de blessures, il augmente avec les heures d’entraînement et le niveau de jeu. Sans études réellement similaires chez les hommes à ce sujet, nous nous sommes demandé s’il pouvait y avoir des caractéristiques liées à la pratique du rugby par les femmes qui pourraient engendrer du risque. Nous nous sommes donc posé la question de leur passé sportif. Leurs origines sportives sont variées (handball, natation, tennis). Par ailleurs, très peu ont pratiqué des activités parodiques ou folkloriques, qui pour Louveau et Davisse justifient la pratique par des femmes d’une activité qui "participe pleinement de l’identité de l’autre". Ce sont même, au contraire, des activités que les joueuses n’aimeraient pas pratiquer (1/4 d’entre elles la mettent en tête). Mais surtout, c’est une population qui a été très tôt impliquée dans le monde des activités physiques et sportives : les ¾ d’entre elles ont débuté une pratique sportive à 12 ans et moins (en moyenne 9 ans) et la majorité en compétition (3/4). Par contre, elles sont arrivées très tardivement à la pratique du rugby (75% à partir de 16 ans et plus), résultat complètement opposé aux chiffres des joueurs, où plus des 2/3 commencent la pratique avant 16 ans justement. De plus, plus de la moitié des joueuses interrogées a commencé la pratique en club en 1ère division. Pour finir sur le risque, ce n’est pas une notion qui attire les joueuses. Leurs motifs principaux dans la pratique sont l’esprit d’équipe et la compétition. Le risque n’est cité que par 4% d’entre elles (7 joueuses). Ce résultat peut être expliqué par le niveau des joueuses, car comme l’a démontré Luc Collard, "la perception du risque dans un sport donné est inversement proportionnelle à la maîtrise que l’on en a. Plus on est expert, moins le sport où l’on excelle paraît périlleux. Plus on est incompétent, moins le sport que l’on découvre paraît sécurisant" (1998).
Nous avons donc quelques pistes de réponse qui nous
montrent que le rugby pratiqué par les hommes ou les femmes présente
certains dangers, mais des explications sur son image sont à rechercher
sur un plan plus large. Cela m’amène à quelques citations extraites
d’entretiens réalisés auprès d’acteurs du rugby. Il ne faut pas oublier
une précision : lorsque j’ai réalisé ces entretiens, je précisais que je
pratiquais moi-même le rugby, ce qui a certainement influencé les
réponses.
« Je veux qu’elles gardent cette spécificité d’être plus gracieuses et
naturelles. Enfin j’aimerais et ce qui m’embêterait le plus, c’est qu’on
ait des femmes qui se mettent à la musculation, pure et dure pour
devenir, comment dire, le plus près des hommes, il faut qu’on garde
cette différence avec votre grâce et votre envie. » / « ça ne me paraît
pas du tout le même jeu, il n’y a pas d’affrontement, c’est de
l’évitement, il y a du latéral, le jeu est beaucoup plus clair, beaucoup
plus délié et beau » / « Je ne vois pas pourquoi le rugby ne serait pas
aussi bien maîtrisé par l’intelligence féminine. Parce que ce sport,
c’est un sport d’intelligence avant d’être un sport de, de... contact
permanent. Je veux dire par là qu’il est plus fait d’évitements.
Normalement, il est plus fait d’évitements que de chocs. » / « Il ne
faut pas qu’elles essayent de vouloir jouer comme les garçons, il faut
trouver sa spécificité, c’est vrai ce n’est pas la même morphologie, ce
n’est pas la même attitude, ce n’est pas la même mentalité que peuvent
avoir les garçons par rapport aux phénomènes d’affrontement, cette
espèce d’agressivité, entre guillemets, je préfère le mot combativité
que l’on perçoit chez les garçons, ce n’est pas tout à fait la même. »
À mes yeux, deux éléments s’opposent clairement dans ces entretiens et
plus précisément dans ces quelques citations. Les individus cités
placent les joueuses dans une situation de double bind (Bourdieu, La
domination masculine, p. 74) où, "si elles agissent comme les hommes,
elles s’exposent à perdre les attributs de la féminité ; si elles
agissent comme des femmes, elles apparaissent incapables et inadaptées à
la situation".
Pour poursuivre sur cette thématique, nous avons également interrogé les
joueuses (par l’intermédiaire des questionnaires) sur les personnes qui
leur auraient conseillé et/ou déconseillé la pratique et les raisons
évoquées. La moitié des joueuses disent que des personnes leur ont
déconseillé la pratique (le plus souvent la famille et plus précisément
les mères ou les grands-parents) et les raisons évoquées sont les
suivantes :
64
joueuses sur 86 citent la peur (32 réponses), les blessures (38), le
danger (12), la violence (5), la brutalité des chocs (3), les contacts
(9) et le risque (2)/
22 joueuses : « le rugby n’est pas un sport pour les femmes ».
4 joueuses : image négative du rugby.
2 joueuses : manque de connaissance du milieu.
2
joueuses : manque de temps pour vie professionnelle ou personnelle.
Par rapport à ces résultats, nous nous sommes également demandé s’il y
avait une dépendance en fonction du poste occupé ou de l’implication de
la famille dans la pratique. On pourrait par exemple imaginer que l’on
déconseillerait plus facilement la pratique à une joueuse évoluant à
l’avant qu’à l’arrière, ou encore que si un membre de la famille était
impliqué, sa pratique serait plus facilement acceptée. Ces deux pistes
se sont révélées infondées. Nous n’avons pas observé de différence
significative entre les postes ni d’influence "positive" lorsque la
famille était impliquée dans la pratique. Ce dernier résultat peut
s’expliquer par le fait que ce sont la plupart du temps les mères (non
pratiquantes) qui s’opposent à la pratique.
En conclusion, il semblerait que la violence "dans les règles", qui reste une composante centrale au rugby (Elias et Dunning, 1986), ne s’exprime pas d’une manière socialement acceptable dans le cadre d’une pratique féminine. Cette atteinte à l’intégrité corporelle est pourtant légalisée. Mais il est vrai que sorties du contexte, les actions d’un match de rugby sont considérées comme violentes. En effet, comme le précisent Augustin et Garrigou (1985), "tout match de rugby est violent, si on en juge d’après les normes de la vie quotidienne". La difficulté est aussi de trouver le juste milieu entre rendre les règles accessibles aux non initiés et préserver le spectacle.
Commentaires
Merci Hélène pour ce texte qui croise la notion de dangerosité avec le genre féminin dans une pratique qui véhicule une image très masculine. Je rappelle brièvement par écrit les remarques que j’avais faites oralement lors de ce congrès 2009, dans la session 1 du RT 31. Il est important, dans un domaine comme celui-ci, de chercher à dépasser les idées reçues comme tu proposes de le faire ; et je trouve que l’utilisation conjointe de données statistiques et d’entretiens que tu proposes s’y emploie fort bien : le rugby n’est pas si accidentogène qu’on ne le croit généralement. En outre, dans ta recherche d’indicateurs fiables pour établir qu’un sport est plus violent qu’un autre, je trouve pertinent le choix des blessures corporelles et déclarations d’accidents comme indicateurs.
Je rappelle ici les deux questions que je t’avais posées :
Quel est le sexe des personnes qui ont répondu aux entretiens (répartition homme / femme ?).
Ne serait-il pas intéressant de compléter les données statistiques et les résultats d’entretiens par un regard comparatif homme/femme en situation de jeu ? Par exemple avec l’usage du visionnage vidéo, en portant l’analyse sur les contacts et engagements physiques (y a-t-il effectivement davantage d’évitements physiques chez les femmes ?). Mais aussi avec une approche empirique, en procédant par exemple à des expérimentations de mixité des équipes. Qu’en penses-tu ?
Très cordialement, Thierry Lesage