1. Appliquer la théorie de l’acteur-réseau dans le domaine du sport et du tourisme

Cette recherche vise à comprendre si le succès d’une entreprise en station de sport d’hiver est le fruit d’une innovation particulière et le cas échéant, quels sont les processus à l’œuvre. La théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986 ; Latour, 2006 ; Law, 1994), en s’intéressant au collectif en train de se former, permet d’appréhender la manière dont est produite une innovation sportive et touristique.

Selon cette théorie, une action collective ne s’explique pas par des « faits indiscutables », ni par le postulat qu’elle serait composée uniquement de social. En effet, les théoriciens de l’acteur-réseau refusent de se focaliser sur une « société faite » au détriment des nouvelles associations et du collectif en train de se former. Pour comprendre une action collective, le chercheur doit accepter le principe de symétrie qui implique de dépasser l’opposition habituelle entre nature et société, entre local et global, et doit introduire la notion d’actant non-humain dans le déroulement d’une action. Ces non-humains ne déterminent pas l’action collective et n’agissent pas comme des acteurs, mais participent bien à l’action en assurant sa continuité (ce sont eux qui rendent possible les associations parce qu’ils font le lien entre les acteurs et donnent du sens aux connexions en transformant les ressources). Une action collective est donc une concaténation d’acteurs et d’entités non-humaines. Mais ce qui permet la mise en réseau de ces différents actants, c’est-à-dire ces associations hétérogènes, est une opération de traduction mise en œuvre par un traducteur. La traduction est une série de déplacements successifs, de transformations, de redéfinitions du projet collectif (qui peut faire partie d’un « bien commun supérieur », Boltanski & Thévenot, 1991), au travers desquels les actants sont mobilisés par différents dispositifs.

Van Der Duim (2007) a appliqué la théorie de l’acteur-réseau au tourisme. Cet auteur définit le tourisme comme un collectif hybride en perpétuel mouvement et introduit le concept de « réseau touristique » (tourismscapes). Pour lui, ce réseau comprend à la fois des acteurs, des entités non-humaines et des interactions. Les acteurs impliqués sont les touristes, les consommateurs de services touristiques, et les prestataires qui produisent ces services. Les entités non-humaines, quant à elles, sont de nature très diverse (objets, ressources naturelles, informations ou moyens de communication, technologies, prestations). Enfin, il n’y aurait pas de tourisme ou autrement dit de « réseau touristique » sans interactions, c’est-à-dire sans ce qui met en lien ces humains et ces non-humains. L’analyse du tourisme de Van Der Duim (2007) est tout à fait adaptée à une station de sports d’hiver (destination touristique) et permet de mettre en évidence le réseau hybride qui la constitue. Toutes les associations d’acteurs et d’actants se font autour de l’activité ski (c’est bien l’actant ski qui met en lien l’ensemble des acteurs hétérogènes).

De plus, dans la perspective de l’acteur-réseau, une innovation peut être envisagée comme une nouvelle concaténation d’acteurs et d’entités non humaines, faisant l’objet d’une traduction inédite. Dès lors, pour déterminer si une entreprise en croissance produit une innovation en station de sports d’hiver, il nous faut suivre sa production et discerner si le réseau hybride existant - station de sports d’hiver - se déplace, c’est-à-dire s’il passe de l’état de « réseau touristique » avec comme « bien commun supérieur » le ski, à un autre état. L’innovation impliquerait alors la présence d’un nouveau réseau, se traduisant par un changement des liens (habituels) entre acteurs et non humains impliqués, et donc par une nouvelle « agrégation d’intérêts » (Akrich, Callon, & Latour, 2002).

2. Une méthodologie qualitative

Cette recherche s’inscrit dans une démarche inductive (Glaser & Strauss, 1968) et compréhensive (Weber, 1978). Pour comprendre le processus organisationnel liée à la production d’une innovation dans un environnement particulier, celui d’une station de sports d’hiver, elle s’appuie sur une monographie : une petite entreprise (nommée Delta), prestataire de sport et de tourisme dans les Alpes françaises, qui connaît une forte croissance (en termes de chiffre d’affaires, de ressources humaines et matérielles).

2.1. Présentation de l’étude de cas

Delta est une entreprise au positionnement particulier : elle évolue dans le secteur du tourisme d’affaires. Elle ne commercialise donc pas du tourisme d’agrément comme la plupart des prestataires en station de sports d’hiver. De plus, au sein de ce secteur, Delta a un métier qui revêt plusieurs aspects. D’une part, Delta est agence de voyages réceptive dans les Alpes françaises ; elle organise et coordonne des séminaires dans les stations de sports d’hiver. Cela signifie qu’elle fait de l’assemblage de différentes prestations (hébergement, restauration, transport, activités...) qu’elle vend au client à un prix tout compris. D’autre part, Delta est producteur d’activités, sportives ou non. Ce métier consiste à produire ses propres prestations (en utilisant ses ressources internes). Ainsi, Delta propose, pour une clientèle de tourisme d’affaires, des produits sur mesure allant de la simple activité ou combinaison d’activités, à un produit tout compris, de type séminaire. Mais, pour répondre aux exigences spécifiques de sa clientèle, l’entreprise ne se focalise pas sur l’activité ski. Elle propose des produits dits incentive qui ont un objectif de stimulation, de récompense ou de motivation.

Présentons maintenant quelques-uns des produits commercialisés par Delta, afin de bien cerner la production de l’entreprise. Delta propose un produit appelé « les olympiades ». Ce produit est composé de plusieurs activités (différentes du ski), organisées sur un site privatisé du domaine skiable. Pour bien comprendre l’originalité de ce produit, nous pouvons citer quelques-unes des nombreuses activités proposées qui sont atypiques dans le sens où elles sont très différentes des activités habituelles en station de sports d’hiver. Il s’agit, par exemple, d’activités sportives telles que le ski-joëring, la plongée sous glace, la conduite de quads... qui sont traditionnelles mais marginales dans ces espaces touristiques. Ce peut être des activités folkloriques (lancer de fer à cheval, initiation au cor des Alpes...). Enfin, les pratiques peuvent être tout simplement originales (airboard, snowscoot, snake-gliss...). Toutes ces activités sont le plus souvent proposées sous une forme compétitive. Ensuite, l’entreprise commercialise des « soirées en altitude ». Ce produit est organisé dans un restaurant situé sur le domaine skiable (habituellement fermé en soirée). De plus, cette soirée est couplée à une activité de glisse (différente du ski) qui, selon les cas (en fonction de la localisation du restaurant), sert à rejoindre l’établissement ou le plus souvent à le quitter. Dans ce dernier cas, les clients accèdent au restaurant, après la fermeture des pistes, soit en transport par chenillettes, soit par une remontée mécanique, soit à pied, et effectuent le retour (après le dîner) par une descente en snake-gliss. Enfin, le produit phare de l’entreprise est le « produit tipi ». Il s’agit d’un dîner ou d’un déjeuner organisé sur le domaine skiable, dans des tentes particulières (tipis), avec le confort d’un lieu de restauration habituel (plancher, tables, bancs, décoration). Une décoration est spécialement mise en place pour créer une ambiance en accord avec l’esprit de la soirée indienne. Des animations peuvent être organisées pendant l’accueil des clients ou durant le repas. Les clients rejoignent et quittent le camp de tipis, qui est installé dans un site « vierge » du domaine skiable (à l’écart des pistes de ski), par divers moyens d’accès.

2.2. Collecte et analyse des données

Dans une perspective qualitative, l’auteur principal a mis en œuvre trois méthodes d’investigation différentes, dont la triangulation des données obtenues a permis d’assurer la validité des connaissances (Decrop, 1999 ; Miles & Huberman, 2003 ; Thietart, 2003 ; Yin, 2003) : une observation participante (entre 2003 et 2007, l’auteur principal a fait ponctuellement partie de l’entreprise Delta en tant que responsable de projets ou en tant qu’animateur lors de séminaires, sur des périodes allant de quelques jours à quatre mois consécutifs), des entretiens semi-directifs (qui ont constitué la principale méthode de recueil d’informations pour cette recherche. Trente-quatre entretiens ont été réalisés), et un recueil de documents (conventions et arrêtés délivrés par les mairies et services des pistes par exemple). Les données récoltées ont fait l’objet d’une analyse de contenu, et plus particulièrement d’une analyse thématique de tous les entretiens (intégralement retranscrits) et documents collectés (Bardin, 2007).

3. Un cas d’innovation en station de sports d’hiver

Rappelons tout d’abord le parcours d’un client habituel de station de sports d’hiver. Lorsqu’un touriste vient en station de sports d’hiver, il recherche un hébergement puis un lieu de restauration, loue du matériel de ski, achète un forfait, prend des remontées mécaniques pour monter en haut des pistes, et descend en ski. Il peut éventuellement prendre des cours avec un moniteur de ski. Le soir, il peut faire d’autres activités telles que du shopping, des sorties. Cette mise en lien d’acteurs (hébergeurs, service des pistes et des remontées mécaniques, prestataires d’activités, touristes...) et d’actants (hébergement, remontées mécaniques, skis,...) correspond au collectif hybride habituel d’une station de sports d’hiver française, au « réseau touristique » (Van Der Duim, 2007). Or, lorsque c’est un client de Delta qui vient dans une station de sports d’hiver, les associations déployées sont différentes. Delta veut faire faire des choses différentes à ses clients, dans des endroits différents, mais avec les acteurs et les ressources de la station.

3.1. Déplacement du réseau existant : de nouvelles associations hybrides

L’utilisation du domaine skiable

Pour la mise en œuvre de ses produits atypiques, Delta a besoin, d’une part d’accéder au domaine skiable, et d’autre part, de l’exploiter. En effet, l’entreprise utilise tout d’abord le domaine skiable car elle doit amener ses clients sur le lieu de la prestation (restaurant d’altitude, camp tipi, site d’activités). Cette pénétration du domaine skiable, qui s’opère normalement sur les téléportés (pour monter des skieurs en haut des pistes) ou à ski, peut se faire de diverses manières. L’accès à un restaurant d’altitude par exemple, peut se faire par l’intermédiaire d’une remontée mécanique spécialement ouverte (après la fermeture du domaine skiable) pour Delta, pour véhiculer des clients piétons. Parfois, ces remontées mécaniques peuvent même, à la demande de Delta, être amenées à fonctionner à la descente, c’est-à-dire dans le sens contraire de leur marche. De plus, pour rejoindre le site des tipis et des activités, les clients doivent se déplacer à pied sur des cheminements pédestres spécifiquement damés par le service des pistes pour l’entreprise, et même parfois sur des pistes de ski. Ce comportement est transgressif en station puisque l’utilisation en est réglementairement réservée aux skieurs (Loi Montagne de 1985). Delta a donc besoin de l’autorisation du service des pistes. Par ailleurs, pour la mise en œuvre de ses produits, Delta utilise le domaine skiable à d’autres fins que le ski. Elle se sert d’espaces à l’écart des pistes (mais faisant bien partie du domaine skiable, défini réglementairement comme le domaine gravitaire accessible depuis la plus haute remontée), pour implanter des tipis et organiser des déjeuners ou des dîners, pour mettre en place les diverses activités des « olympiades ». De plus, il utilise des pistes de ski pour réaliser des descentes en snake-gliss de nuit. Cependant, l’utilisation en est, d’une part, comme nous l’avons précisé précédemment, réservée aux skieurs, et d’autre part, limitée aux horaires d’ouverture du domaine skiable.

En conclusion, Delta mobilise donc des actants non humains disponibles en station de sports d’hiver (domaine skiable dont pistes de ski, remontées mécaniques...), mais l’entreprise le fait de manière inhabituelle. Elle leur assigne de nouvelles fonctions pour pouvoir proposer ses produits atypiques : Delta transforme le rôle même de ces entités non humaines.

Le décalage des métiers

Pour l’installation de ses tipis sur le domaine skiable et pour la réalisation de ses activités, Delta sollicite le service des pistes. Bien que les missions du service des pistes soient normalement limitées au damage des espaces du domaine skiable servant à la pratique du ski, à la demande de Delta, l’acteur dame spécialement des zones du domaine skiable (qui ne sont pas des pistes de ski). De plus, l’entreprise paie le service des pistes pour effectuer un damage afin de réparer les dégâts faits sur les pistes qui sont utilisées de nuit lors des descentes en snake-gliss. Cela permet de fidéliser cet acteur, qui est très attaché à la qualité de ses pistes de ski. Par ailleurs, pour organiser des déjeuners ou des dîners sous tipis et pour mettre en place certaines activités, Delta a besoin du concours de prestataires (tels qu’un traiteur, un joueur de cors des Alpes). Ceux-ci doivent venir faire leur prestation dans des lieux inhabituels, avec toutes les contraintes que cela implique : accès piéton au site de prestation ou accès en motoneige lorsqu’il y a du matériel conséquent à transporter (mais dans ce cas, cela ne peut se faire que le matin avant l’ouverture des pistes ou le soir après leur fermeture, même lorsque la prestation ne se déroule que plusieurs heures plus tard). Cette logistique particulière est imposée par Delta.

L’entreprise détourne donc non seulement les actants du ski mais également des acteurs. Pour le service des pistes et des remontées mécaniques par exemple, cela se fait sous plusieurs angles : spatial (Delta le fait intervenir en dehors de son domaine d’intervention géographique habituel), commercial (Delta le fait intervenir en dehors de son métier de base), et temporel (Delta le fait intervenir en dehors de ses horaires de travail normaux).

La sécurité et la légalité

Pour assurer une sécurité absolue (et couvrir sa responsabilité en cas d’accident) lors de ses prestations, Delta utilise des moniteurs de ski, diplômés sportifs au statut véritablement emblématique dans les stations. Ces acteurs encadrent normalement des skieurs, sur des pistes, en journée. Mais l’entreprise les sollicite pour encadrer ses clients lors des cheminements pédestres (et non à ski), pour encadrer des descentes en snake-gliss ou d’autres activités telles que de l’airboard, sur le domaine skiable mais en dehors des horaires d’ouverture officiels. De même, Delta sous-traite au service des pistes, la présence de pisteurs-secouristes, chargés normalement de la sécurisation du domaine skiable et des interventions en cas d’accident en ski en journée, pour garantir la sécurité lors des descentes en snake-gliss de nuit. De plus, pour que la réalisation de ses produits se fasse dans la légalité, Delta obtient des autorisations. Le service des pistes signe une convention avec l’entreprise pour l’implantation des tipis et l’organisation des activités sur le domaine skiable. La mairie surtout, prend un arrêté municipal spécifique pour qu’un acteur privé, en l’occurrence Delta, puisse utiliser le domaine skiable à d’autres fins que le ski.

Delta parvient ainsi à ce que les acteurs transforment leur rôle officiel habituel pour s’adapter aux exigences de prestations particulières de l’entreprise.

Ainsi, si n’importe quelle agence de voyages peut se servir des ressources existant dans une station de sports d’hiver, l’entreprise Delta, elle, les exploite de façon différente. Alors qu’elle pourrait développer une activité « classique » du tourisme (du forfait touristique axé sur le ski), la société a décidé de se placer en dehors des associations déjà tracées en station. L’entreprise change la fonction principale du produit touristique, et pour cela, opère de nombreux déplacements, réinterprète les entités physiques, les objets techniques. Elle change les liens habituels au sein de la station en transformant le rôle des acteurs et des actants non humains. Le déploiement des associations opérées par Delta met donc en évidence des assemblages inédits d’humains et de non-humains et c’est cette concaténation d’acteurs hétérogènes selon des combinaisons nouvelles, pour monter des produits atypiques, qui représente une réelle innovation dans le secteur du sport et du tourisme ; particulièrement dans les stations de sports d’hiver françaises dont la configuration de services est pour le moins figée (essentiellement focalisée sur l’activité ski). Mais cette innovation interroge. Qu’est-ce qui est à l’origine de ces nouvelles associations ? Comment l’entreprise Delta arrive-t-elle à mettre en lien et à faire coopérer des acteurs alors que d’autres sociétés ne le peuvent pas ?

3.2. Qu’est-ce qui assure le succès de l’innovation de Delta ?

Une vision particulière du produit sportif et touristique

L’innovation apparaît tout d’abord comme le résultat d’un positionnement particulier du dirigeant de Delta. Pour ses produits, il recherche continuellement l’originalité et a des exigences spécifiques quant à la sécurité. Pour lui, les prestations de l’entreprise doivent être capables de surprendre les clients. C’est pour cela qu’il souhaite réaliser des assemblages de prestations particuliers. Le « produit tipi » en est un exemple. L’originalité de Delta consiste dans le fait d’amener du public dans une « aventure » en milieu naturel (dans un terrain non bâti) mais maîtrisé, avec parfois des flux de clients importants à gérer, tout en surmontant les nombreux problèmes (en termes de mise en œuvre, d’accessibilité physique, de sécurité et de légalité) liés au fait d’être en montagne et d’exploiter un domaine skiable de manière inhabituelle (à d’autres fins que le ski). De plus, pour le dirigeant, la conception d’un produit passe également par une exigence de sécurité et de couverture des responsabilités en cas d’accident. Le dirigeant joue sur cet aspect, vu par les acteurs extérieurs comme une preuve de « sérieux » et de « professionnalisme » de l’entreprise. C’est dans cette optique qu’il tente de structurer et de formaliser ses relations avec les acteurs concernés. Mais l’analyse montre qu’il le fait bien au delà de ce qui est normalement nécessaire, notamment lorsqu’il fait prendre un arrêté par la mairie pour la réalisation de ses activités sur le domaine communal, lorsqu’il signe une convention avec le service des pistes pour l’implantation des tipis sur le domaine skiable et la réalisation de ses produits sur le domaine skiable après sa fermeture, ou lorsqu’il embauche des moniteurs de ski diplômés d’Etat pour encadrer des activités sportives non institutionnalisées. L’entreprise ne se sert pas du domaine skiable de façon ordinaire et cela génère des problèmes de sécurité et de responsabilité qu’elle résout de façon originale.

Un dirigeant traducteur

L’innovation relève donc d’une mise en réseau inédite de l’entreprise, qui est liée à la vision particulière de son dirigeant quant au produit sportif et touristique. Mais elle n’a pas seulement lieu parce que le dirigeant de Delta a un positionnement novateur : cet entrepreneur est aussi un traducteur. L’analyse montre que le dirigeant possède des caractéristiques particulières qui permettent l’adhésion des acteurs au projet de Delta. Il apparaît comme le traducteur légitime. Il possède en effet la légitimité nécessaire auprès des différents acteurs, pour mobiliser le collectif et opérer les déplacements. Il parvient à impliquer les acteurs en les faisant participer à l’innovation que ses produits représentent. Ce sont ses qualités intrinsèques, sa rationalité affective et ses aptitudes relationnelles, ses valeurs, son insertion dans le milieu de la montagne et sa notoriété, qui rendent possible l’innovation, parce qu’il arrive, grâce à ces caractéristiques, à détourner le rôle habituel des acteurs. L’innovation réussit donc par la capacité du dirigeant de Delta, à intéresser et à enrôler ces acteurs dans son projet, et ainsi à obtenir le soutien de tous les acteurs impliqués.

4. Conclusion

L’objectif de cette recherche était de comprendre comment une entreprise, prestataire de sport et de tourisme en station de sports d’hiver, réussit dans cet environnement pourtant essentiellement axé sur le produit ski. Dans la perspective théorique de la théorie de l’acteur-réseau, nous avons expliqué qu’une station de sports d’hiver peut être considérée comme un réseau hybride (Latour, 2006 ; Van Der Duim, 2007), configuré pour le produit ski. Or, l’entreprise Delta arrive dans cet environnement stabilisé pour commercialiser autre chose que du ski et connaît une forte croissance. L’analyse montre que cette réussite de l’entreprise provient du fait que l’entreprise Delta met en œuvre une innovation (Latour, 2006) : elle produit des associations inédites d’humains et de non humains, et déplace ainsi le réseau existant.

Un certain nombre de conditions sont réunies pour qu’il y ait innovation : des ressources extérieures mobilisables (les acteurs de la station, le domaine skiable, les remontées mécaniques...) et un dirigeant novateur ayant des capacités à identifier les besoins du marché et à développer un service approprié (originalité et sécurité). Cependant, ces conditions sont nécessaires mais non suffisantes pour garantir le succès de l’innovation. La théorie de l’acteur-réseau met en évidence que l’innovation n’est pas un processus linéaire avec des « facteurs-clés de succès » mais plutôt un processus tourbillonnaire. L’innovation ne réussit que si elle est portée par un collectif (Latour, 2006). Or, pour obtenir le soutien des différents acteurs concernés, le projet doit faire l’objet d’une traduction auprès de chacun d’entre eux. Dans le cas de l’entreprise Delta, le succès de l’innovation tient dans la capacité du dirigeant, traducteur légitime (grâce à ses caractéristiques, avec ses rationalités affective et en valeurs), à recombiner, réinterpréter, acteurs et entités non humaines, par un dispositif d’intéressement et d’enrôlement (Akrich et al., 2002).

Notre étude de cas a ainsi permis de montrer la pertinence d’une analyse par la théorie de l’acteur-réseau pour comprendre les innovations sportives et touristiques. Mais elle est également source d’enseignements pour les praticiens du secteur parce qu’elle montre que, contrairement à la plupart des affirmations actuelles, c’est la concaténation qui peut être nouvelle, et non les acteurs ou les actants non humains. L’innovation relève bien ici d’une logique d’association différente. Cette recherche permet ainsi de comprendre comment, au sein d’une destination sportive et touristique, des ressources existantes peuvent être reconfigurées pour créer des produits uniques et innovants assurant le succès d’une entreprise.

Bibliographie

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