La présente communication concerne le « choc du terrain » dont sont victimes les enseignants d’Education Physique et Sportive en début de carrière. L’entrée dans le métier constitue le temps d’une crise inévitable, une épreuve qui, dans l’enseignement, a la particularité d’inscrire les acteurs dans des interactions complexes où le travail sur autrui devient en même temps un travail sur soi, une transaction entre biographie, « représentations » du métier et exercice effectif de celui-ci [1]. Ces transactions constitutives de leur conversion professionnelle [2] engendrent une certaine violence. Elles impliquent un travail de « deuil » [3]. Il est d’autant plus complexe et violent en raison des conditions d’affectation souvent difficiles en début de carrière [4]. Il s’agit ici d’étudier et de définir ce qui est communément appelé « choc du terrain » au regard des expériences d’enseignants d’EPS. Une enquête qualitative a été menée auprès de cinquante-cinq enseignants aux statuts et aux caractéristiques variés (enseignants néo-titulaires et en troisième année de titularisation affectés soit sur zone de remplacement soit en poste fixe dans des établissements « classés », non « classés » et pouvant être originaires ou non de l’académie d’affectation). Ainsi comment ce « choc » se traduit-il chez les enseignants d’EPS ? S’élabore-t-il et se décline-t-il de manière identique pour tous ? Comment l’explique-t-on ? Les éléments constitutifs de ce « choc » à l’entrée dans le métier font apparaître, sous une certaine homogénéité, des facteurs pouvant en accentuer ou en réduire les effets. C’est à leur exposition que se consacre cette communication.

Le terrain d’enquête Une enquête qualitative a été menée auprès de cinquante-cinq enseignants d’EPS des académies de Lille et de Versailles. Différentes catégories de discours ont été mobilisées et croisées. Celles d’enseignants aux caractéristiques variées (néo-titulaires, en troisième année de titularisation, affectés en tant que TZR, en poste fixe dans des « établissements classés »/« non classés », originaires ou non de l’académie d’affectation) et celles issues de divers « types » de discours (suivi longitudinal, entretiens, entretiens informels au cours d’observations participantes). Le suivi longitudinal a concerné cinq enseignants depuis leur année de PLC2 jusqu’à leur troisième année de titularisation. Des entretiens « non directifs » ont été menés. Ils visaient à placer les enseignants dans une démarche compréhensive et réflexive sur leurs pratiques en proposant des « offres de sens » [5]. L’objectif étant de décrire et d’amener des éléments d’explication sur leurs débuts de carrière. Dix observations participantes ont été réalisées en complément des deux techniques précitées. Finalement, l’analyse du « choc » ressenti procède du croisement de « ce que disent faire » et de « ce que font » les enseignants dans leurs pratiques à l’entrée dans le métier.

Le « choc ressenti » La modification du rôle professionnel issue des réalités du métier entraîne un « choc ». Il est issu du décalage entre leurs perceptions des élèves et leurs réalités. Ils se sont élaborés des représentations « théoriques » des élèves selon des niveaux de classe spécifiques à partir de leur expérience d’élève, d’étudiant et des « images d’élèves » acquises durant leur cursus et les différents stages universitaires. Progressivement, ils apprennent à déconstruire leurs représentations des élèves en se familiarisant à leurs caractéristiques sociales, à leur type de langage, de communication. Cette déconstruction peut être plus ou moins violente en fonction de l’importance des écarts avec leurs perceptions initiales.

Le « sale boulot » [6] (une gangue d’activités annexes, pesantes du travail) constitue également un « choc ». Il entre en contradiction avec les attentes qui les ont amenés à devenir enseignant. Il passe par la gestion des oublis de tenue, des absences, des dispenses, des sanctions. Ce travail est considéré comme « usant ». Bien évidemment, l’intensité et la fréquence des activités liées « au sale boulot » sont corrélées aux types d’établissement. Ce travail de gestion peut s’inscrire dans un mode de fonctionnement commun à l’équipe d’EPS. Cette pratique semble être privilégiée au sein des établissements « classés ». Il est d’autant plus difficile pour les enseignants TZR. En raison de leur statut ils ne peuvent pas établir un mode de gestion et de fonctionnement stables.

La transmission des savoirs n’est pas sans engendrer des tensions. La maîtrise relative des savoirs liés à chaque activité physique et sportive et les manipulations nécessaires pour transmettre les savoirs en classe sont source de grande incertitude lors de la prise de poste. Les décalages entre les savoirs universitaires et les savoirs scolaires transmis seront plus ou moins bien vécus selon les enseignants. Au vu de la panoplie des Activités Physiques, Sportives et Artistiques à enseigner, la maîtrise des savoirs et des connaissances théoriques et pratiques relatifs aux APSA reste problématique. Même s’ils ont pu se familiariser à la transposition scolaire des savoirs dans certaines activités à l’occasion des différents stages réalisés durant leur cursus, la parfaite adéquation avec le contexte scolaire rencontré n’est pas garantie. Leurs connaissances sur les activités sont variables. Elles peuvent être théoriques (sans expérimentation pratique), issues de leur pratique personnelle, de leur expertise en tant que sportif ou encore être inexistantes. Ils peuvent alors s’inspirer et s’appuyer éventuellement sur des projets EPS quand ils existent ou mobiliser des ouvrages, des sites informatiques ou encore les collègues. Ils échangent ainsi sur les cycles et/ou les situations proposés dans les différentes activités. Pour autant, la mobilisation de ces diverses ressources ne garantit pas une maîtrise des situations proposées en classe. Cette incertitude face aux savoirs proposés est d’autant plus accentuée lorsque la relation enseignant/élève est fragilisée. Ainsi, le « choc » ressenti en début de carrière repose à la fois sur les problèmes liés à la prise en charge des élèves (leurs comportements et leurs difficultés) et ceux liés à l’incertitude envers le curriculum scolaire.

A la confrontation des réalités du monde des élèves coexiste celle des collègues. Selon les établissements, les enseignants s’insèrent dans des équipes pédagogiques plus ou moins fonctionnelles. Une réalité qui rompt avec une certaine perception préalable du travail en équipe. Elle s’éloigne quelque peu de la dynamique souvent accordée aux équipes pédagogiques EPS. L’insertion dans un travail collectif réel (cohérence des cycles, mode de gestion, de fonctionnement) est majoritaire dans les établissements « classés ». Dans les établissements ruraux ou de centre ville, ce travail se limite à une coordination et une répartition cohérentes des installations matérielles en fonction des activités. Ils apprennent également à gérer les interactions avec les collègues des autres disciplines d’enseignement. Ils peuvent être tantôt valorisés tantôt dévalorisés en fonction des représentations qui leur sont accordées. De plus, ils prennent rapidement conscience de l’importance de l’équipe de direction [7]. La politique menée au sein de l’établissement influence grandement l’exercice du métier. Elle constitue un soutien non négligeable pour la gestion des élèves et la création d’une certaine dynamique au sein de l’établissement. Dans ce rapport aux collègues, le statut TZR implique un type de relation particulier dans la mesure où ils s’insèrent temporairement dans des contextes d’enseignement. Les réalités des interactions entre collègues sont alors assez disparates.

Malgré une certaine homogénéité s’articulant autour des tensions issues de la confrontation perceptions/réalités du métier, force est de constater des disparités entre ces enseignants.

A quoi tiennent les différences ? Certains facteurs externes et/ou internes aux acteurs accentuent ou réduisent le « choc » ressenti à l’entrée dans le métier. Même si, dans un souci de lisibilité, nous présentons ces facteurs distinctement, ils agissent souvent en interaction et ne sont pas forcément présents chez tous les enseignants.

Les expériences vécues durant leur cursus universitaire et la deuxième année IUFM contribuent pleinement à les former à leur condition professionnelle. Ces enseignants sont avant tout détenteurs d’un savoir universitaire qu’ils doivent transformer en savoir scolaire. Dans le remaniement des savoirs et des représentations, les maîtres de stages sont des guides indispensables. Ils permettent d’apporter des réponses en lien direct avec les modes d’intervention dans la classe. Ils collaborent à ce que chaque enseignant construise ses propres manières d’agir tout en lui donnant les outils, les démarches qui lui permettent de le faire. Ils partagent alors en quelque sorte un savoir-faire qui ne repose pas sur l’imitation mais bien sur le développement d’un savoir-faire professionnel spécifique. Bien évidemment, les différents enseignants sont confrontés à des maîtres de stage qui n’ont pas toujours les mêmes intérêts et manières de concevoir leur rôle. Ces enseignants seront plus ou moins aidés, guidés et soutenus selon les maîtres de stage voire les formateurs [8]. Or, leur rôle est essentiel car ils sont les premiers conseillers directs de ces enseignants. Ils sont un support dans l’acquisition des outils professionnels. Ils tendent à favoriser les processus de conversion en permettant aux enseignants-stagiaires de passer du statut d’étudiant à celui d’enseignant. Néanmoins, leur rôle ne s’arrête pas là. En les accompagnant dans ces processus d’apprentissage, ils les rassurent sur les difficultés qu’ils rencontrent. Ils les guident et les encouragent dans leurs pratiques afin qu’ils puissent trouver les solutions leur permettant de surmonter leurs difficultés. Ils ont alors un rôle non négligeable dans l’accompagnement psychologique et professionnel de ces enseignants. Cependant, les enseignants ne bénéficient pas tous du même accompagnement.

A la prise de poste (une fois la titularisation acquise), les collègues EPS constituent une ressource non négligeable. Ils permettent d’apporter des éléments spécifiques au contexte d’exercice : public rencontré, mode de fonctionnement interne à l’établissement, à l’équipe pédagogique, aux installations sportives, aux ressources matérielles...entre autres. Ils sont une source d’informations dans l’apport des connaissances relatives aux APSA, aux contenus à proposer et, éventuellement sur les manières de construire et gérer les cours en fonction du public. Ces informations sont un support essentiel pour conduire et gérer la classe. S’inscrivant dans un travail d’équipe, cette appropriation est plus ou moins guidée. La possibilité de travailler communément crée et renforce un sentiment de confiance et d’assurance. Cela offre un environnement de référence sur lequel ils peuvent s’appuyer et confronter leurs pratiques professionnelles. Les collègues participent également à la création d’un réseau relationnel. Dans ces rapports plus amicaux, les enseignants privilégient la proximité d’âge. Notre enquête tend à confirmer le fait que ces enseignants, même si la plupart disent entretenir des relations professionnelles avec des collègues de tous âges au sein de l’établissement, ne fréquentent, à l’extérieur de celui-ci, que des collègues « jeunes » partageant une même position dans le cycle de vie (célibataire, sans enfants), un même rapport à l’espace local (des jeunes « expatriés », isolés par rapport à leur lieu d’origine, famille et amis) et des goûts et centres d’intérêts communs [9]. L’appui trouvé auprès des collègues et les relations professionnelles et amicales développées permettent de rompre avec une certaine forme d’isolement. Un fait d’autant plus vrai chez les enseignants non originaires de l’académie d’affectation. Bien évidemment, en ce qui concerne cet isolement, le statut reste un facteur discriminant.

En effet, le statut de TZR ne permet pas une confrontation aux réalités quotidiennes suffisamment stable pour élaborer un apprentissage au métier classique. Or, cette stabilité concourt grandement à atténuer le « choc » ressenti par la prise de repères progressive et l’instauration de routines de fonctionnement. Ils se retrouvent dans une situation où ils ne peuvent pas réaliser correctement leur métier, d’où un sentiment « d’incompétence » éprouvé. Ils sont pris dans un conflit identitaire entre le statut et le métier. En raison des modalités du statut, ils se retrouvent dans l’impossibilité d’intégrer pleinement une équipe pédagogique/éducative et sont souvent stigmatisés par les élèves et leurs collègues. Cependant, la durée des remplacements est déterminante. Plus ils sont courts, plus l’instabilité est importante. Ainsi, les professeurs TZR et, dans une moindre mesure ceux affectés sur plusieurs établissements, disposent moins souvent que les autres de ressources relationnelles importantes. Leur intégration professionnelle étant plus instable ou partielle, ils sont plus sujets à l’isolement à l’entrée dans le métier. L’effet du statut est d’autant plus grand lorsqu’il est combiné à un déracinement géographique. Ces enseignants se retrouvent alors isolés de leur milieu familial et amical. Ils n’ont pas forcément l’occasion, mis à part lors des remplacements longs ou à l’année, de créer un réseau professionnel et amical stable.

Cela dépend en dernier lieu des capacités intrinsèques des individus à s’adapter aux situations professionnelles et à se reconstruire face au monde réel du contexte d’enseignement dans lequel ils s’insèrent. Elles seront dépendantes de leurs capacités à faire le « deuil » de leurs représentations initiales et à se détacher du rapport entretenu avec les savoirs formels et de s’insérer dans un contexte professionnel spécifique, de se récréer un réseau relationnel professionnel et amical.

Conclusion Si ces enseignants d’EPS subissent tous à l’entrée dans le métier un « choc » du terrain, force est de constater que ce sont ceux qui ont anticipé la reconstruction du réel qui s’en sortent le mieux. Les enseignants qui n’ont pas su rompre avec leurs représentations initiales sont ceux qui vivent le plus difficilement leur début de carrière. Néanmoins, ce « choc » varie dans son intensité en fonction de certains facteurs tels que le statut, l’isolement, les expériences préalables et l’adaptation intrinsèque des acteurs. Dans ces transactions identitaires émanant de leur conversion professionnelle, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la « vie privée » pourrait constituer une ressource pour pallier cette violence ou, au contraire, l’accentuer.

[1] DUBET François. Le déclin de l’institution. Paris, Seuil, 2002.

[2] DUBAR Claude. La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Paris, Armand Colin, 1991.

[3] DUBET François. Déjà cité.

[4] BARRERE Anne. Les enseignants au travail : routines incertaines. Paris, L’Harmattan, 2002 ; OBIN Jean-Pierre. Enseigner : un métier pour demain. Paris, La Documentation Française, 2003.

[5] DEMAZIERE Didier, GLADY Marc. Introduction, Langage et société, 2008/1, n° 123, pp. 5-13.

[6] DUBET François. Déjà cité.

[7] RAYOU Patrick, VAN ZANTEN Agnès. Enquête sur les nouveaux enseignants. Changeront-ils l’Ecole ? Paris, Bayard, 2004.

[8] ALTET Marguerite, PERRENOUD Philippe, PAQUAY Léopold. Formateurs d’enseignants : quelle professionnalisation ? Bruxelles, De Boeck, 2002.

[9] RAYOU Patrick, VAN ZANTEN Agnès. Déjà cité.