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Dénégation et légitimation des violences dans le métier de coureur cycliste

Les discours indigènes dans l’univers du cyclisme d’élite se plaisent à rapporter que « le cyclisme n’est pas un métier comme un autre », en ce sens qu’il demande un investissement total dont la spécificité est d’enfermer ceux qui l’exercent dans un espace séparé du monde profane (Lefèvre, 2007). Comme le soulignait Emile Durkheim (2003), « en raison de la barrière qui sépare le sacré du profane, l’homme ne peut entrer en rapports intimes avec les choses sacrées qu’à condition de se dépouiller de ce qu’il y a de profane en lui » (p.441). Les conditions d’accès à l’élite cycliste sont donc intiment liées à tout un ensemble de processus de séparation fait de ruptures et de reniements avec toutes les pratiques de la vie ordinaire afin de se conformer aux exigences d’une pratique d’élite exclusive et intensive. Dans ce cadre, la constitution du capital spécifique propre à l’espace du cyclisme d’élite repose sur l’adoption de comportements qui trouvent leur fondement dans le respect d’une morale ascétique. Celle-ci prend forme dans l’incorporation de normes et valeurs qui imposent un investissement intense accaparant objectivement et subjectivement toutes les dimensions de la vie du coureur. Ce qui est alors traduit dans une « hygiène de vie » à laquelle ce dernier doit s’astreindre au quotidien fonctionne comme principe générateur de l’habitus professionnel. A travers cela, les prétendants au métier acceptent tout un ensemble de violences physiques et symboliques pour répondre aux exigences qu’impose le métier. Si l’adhésion à une culture somatique et la construction d’un hexis corporel rend compte des premières, les secondes prennent formes dans l’adoption d’un style de vie à contre temps et contre espace qui relègue au second plan les pratiques de la vie ordinaire. Partant d’enquêtes qualitatives et quantitatives , nous proposons d’éclairer ici les conditions sociales de production et de réception de ces violences.

1. Connaître le métier par corps Au même titre que les gymnastes (Papin, 2008), les boxeurs (Wacquant, 2002), les danseurs (Faure, 2000 ; Sorignet, 2001), les trapézistes (Sizorn, 2008), les musiciens (Alford et Szanto, 1995 ; Férey, 2006 ; Perrenoud, 2007), ou encore les comédiens (Katz, 2006), le corps des cyclistes apparait comme le lieu privilégié de marquage et de reconnaissance de l’ajustement des dispositions de l’individu à l’univers professionnel. Il est ce par quoi le processus d’incorporation de la condition de coureur cycliste prend forme mais aussi par lequel l’institution exerce une forme de violence en lui imposant une discipline à respecter par laquelle elle fabrique des corps « dociles » (Foucault, 1975) répondant à ses attentes. Dans la construction d’un rapport au corps finalisé par et pour la performance, une des dimensions essentielle qui s’impose comme préoccupation centrale dans la vie du coureur est celle de son alimentation et de son poids. Être « affûté » est une problématique à laquelle il est familiarisé très tôt dans son parcours et à laquelle il tente de répondre au quotidien. Fonctionnant comme un stigmate, celui qui porte l’apparence d’un surpoids est rapidement étiqueté comme quelqu’un qui ne fait pas le métier sérieusement. Dans ces conditions, l’intériorisation et le respect des « bonnes manières » de s’alimenter sont le plus souvent orchestrées collectivement. Lors de nos observations ethnographiques (cf. note 1), les nombreuses injonctions des entraîneurs et directeurs sportifs, dont la tonalité alterne entre humour (« Tu ne monteras jamais jusqu’en haut demain » ; « Les gros culs » etc.) et autorité, visent ainsi à rappeler aux coureurs les règles auxquelles ils doivent s’astreindre à ce niveau. Si chacun peut s’amuser des remarques qui ne le concernent pas directement, il sait cependant qu’il n’est jamais exempt de se faire rappeler à l’ordre devant le collectif. De cette manière, l’euphémisation des violences symboliques ainsi produites par l’encadrement de l’équipe trouve sa contrepartie dans les effets qu’elle engendre sur le groupe dans son ensemble. Par là, les coureurs appliquent mutuellement une « pression » quant au regard permanent qu’ils peuvent porter les uns sur les autres. En devenant leurs propres « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985), ils exercent ainsi un contrôle social continu dont l’efficacité tient au fait que le jugement émis par les autres remet en cause l’image que le coureur peut se faire de lui-même, c’est-à-dire son identité de coureur, comme on le comprend ici avec Dominique : « ça m’énerve, ils [les autres coureurs] sont toujours en train de regarder ton assiette, voir ce que tu manges. Ils n’ont qu’à déjà regarder dans la leur. Puis y’en a qui prennent rien dans leur assiette au repas mais ils ont des biscuits dans leur chambre, des bonbons... Moi je mange bien à table mais je ne mange pas en dehors des repas. Tu vas aller te resservir, on va te regarder et puis ça y est, t’as l’étiquette du gros cochon !" » (Note de terrain du 08/02/06). Par toutes les interactions qu’ils partagent, de manière le plus souvent anodine, les coureurs mettent donc en place des jugements de valeur implicites quant au fait qu’ils sont ou non dans la norme corporelle dominante, et tendent par là même à l’entretenir et à la reproduire. On assiste ainsi à une normalisation des corps qui doivent répondre à l’exigence d’une pratique intensive où les écarts de conduites sont sanctionnés directement dans la performance et, par effet circulaire, par ceux qui en ont la charge, c’est-à-dire les entraîneurs ou les directeurs sportifs. Aussi, en même temps qu’ils s’appliquent à dresser les corps (Mauss, 1950), ces derniers renvoient en permanence les coureurs à leurs propres responsabilités de façon à ce que « chacun gère son capital » pour atteindre la performance. C’est ce que mettent en avant les propos suivant de Fred (entraîneur) qui s’adresse à un coureur de son équipe : « Nous, on ne doit pas être derrière votre cul. C’est vous qui avez choisi de faire du vélo. C’est à vous de faire le métier, vous le faites bien ou vous le faites mal. Si vous le faites mal et que vous ne marchez pas après, vous êtes virés en fin d’année et c’est tout !" » (Note de terrain du 05/02/06). Ce que l’on peut nommer avec Michel Foucault (1975) comme des sanctions normalisatrices tendent de la sorte à homogénéiser les représentations sur le corps - il faut être « affûté », il faut être « sec ». Les mécanismes de responsabilisation qui en découlent dénient par là même, ou les banalisent en les considérant comme normales, toute les formes de violences que leur inflige l’institution - « C’est à nous de voir aussi, c’est notre métier donc c’est à nous de nous prendre en main » . On entrevoit assez bien l’efficacité d’un tel dispositif dans le fort sentiment de culpabilité qui s’exprime chez tous les coureurs lorsque ces derniers se permettent un écart de conduite qui est toujours, un moment donné ou à un autre, perçu comme « autant de handicaps que [le coureur se] met dans les roues » . Comme on le comprend, le respect de cette forme d’ascétisme est donc d’autant plus fort qu’il agit concrètement sur la transformation du corps et son efficacité. Transformation par laquelle le coureur peut ainsi objectiver les conséquences de ses investissements et par là même les renforcer de manière à perpétuer ses performances. Si s’écarter de ces règles de vie est inévitablement s’exposer aux risques d’une relégation, accepter et dénier la douleur apparait également comme une des conditions de maintien dans le métier. Clairement, au même titre que les pianistes virtuoses (Alford et Szanto, 1995), les cyclistes « peuvent difficilement admettre leur douleur parce que cela menacerait leur carrière » (p. 63). Conscient qu’ils ne peuvent échapper à une lutte de concurrence intense, les cyclistes doivent faire preuve d’un engagement physique total pour maintenir leur position sur le marché du travail. L’anecdote suivante raconté par Loïc est des plus parlante à ce sujet : « Je m’étais cassé la main en Belgique, j’avais repris pratiquement tout de suite. Ils [les dirigeants de l’équipe] n’ont pas voulu que je cours avec mon plâtre, donc j’avais retiré mon plâtre environ quinze jours plus tôt que prévu, et en fait ma main était toujours cassée. Et vu que j’avais peur de, parce que j’avais qu’un contrat d’un an, j’avais peur de ne pas pouvoir prouver ce que j’étais, donc pendant un mois et demi j’ai pédalé avec ma main cassée ». À l’instar du métier de danseur contemporain (Sorignet, 2006), on saisit ici que pour les cyclistes « l’acceptation de la douleur est inhérente à la pratique professionnelle » (p. 48) et que « tenir la douleur fait partie des compétences professionnelles » (p. 51). Tout le vocabulaire usité par les coureurs et leur encadrement en appelle constamment à cette morale du dépassement pour caractériser les pratiques ordinaires du cycliste. Il faut « savoir se faire mal à la gueule », « savoir en chier », « en vouloir », « encaisser », bref « être un guerrier » en montrant dans son comportement que ses dispositions morales sont à la hauteur de l’investissement physique important réclamé par le métier. Dans le cadre du questionnaire posé aux coureurs professionnels, à la question ouverte « Pour vous, quel est l’aspect le plus difficile de votre métier ? », les contraintes physiques du métier ressortent en premier lieu dans 34,4% des cas . Les « exigences physiques », « les difficultés physiques dues à la pratique elle-même », « la gestion de la récupération », « la fatigue post-course » ou encore « gérer la période de méformes et les blessures » sont autant de catégories utilisées par les coureurs pour décrire ces contraintes. Le fait de partager collectivement ce même rapport au corps, les mêmes fatigues, les mêmes souffrances, les mêmes pathologies , les mêmes traumatismes ou la même exposition aux chutes qui font partie des risques du métier, forge concrètement l’identité du métier dans les corps. Dès lors, sur le modèle du « on n’a rien sans rien », endurer ses souffrances physiques « en silence » est une des marques - symboliques et corporelles - d’appartenance au métier.

2. A contre temps et à contre espace Au-delà du seul travail sur le corps, les formes de routinisation de l’ascétisme prennent un autre visage dans le cadre du métier de coureur cycliste. Ce dernier doit intérioriser plus généralement le fait qu’il ne peut « avoir en même temps le pouvoir sur soi et l’usage des plaisirs » (Bruant, 1992, p. 236). En ce sens, il doit respecter un rythme de vie dont le tempo est rigoureusement scandé par les objectifs sportifs, et dans lequel le cyclisme est au centre d’activités quotidiennes qui sont pensées et organisées de manière à ce qu’elles n’entravent pas les performances du coureur - « Tu manges vélo, tu te tapes ton entraînement, tu dors vélo, t’y penses tout le temps en fait, ça t’obnubile. Parce qu’il faut que t’es une performance, faut qu’à un moment donné tu puisses prouver qui tu es » . Dans cette dynamique, savoir se reposer est une compétence à part entière du métier. « Faire passer les journées », « s’occuper » en restant « tranquille chez soi », en somme ne rien accomplir à part « faire du vélo, manger, dormir », est une routine du métier à laquelle le coureur doit se plier. La respecter demande au coureur un véritable engagement subjectif, puisque cela le renvoie à la force de ses convictions, c’est-à-dire aux conditions par lesquelles il est capable de puiser sa force - physique et mentale - dans le renoncement, et donc de se singulariser par rapport à ceux qui « vont aveuglément où les appelle le plaisir » (Durkheim, 2003, p. 451). Le coureur doit ainsi consentir tout un ensemble de sacrifices dans sa vie quotidienne dont une des conséquences est notamment de l’installer dans une vie à contre temps des activités du monde profane. Cet aspect des choses est particulièrement remarquable chez les jeunes coureurs qui, dès lors qu’ils s’engagent plus intensément dans une pratique d’élite, se coupent progressivement de certaines pratiques ordinaires (sortir en boîte, se réunir le samedi soir entre amis etc.). Même si durant les quelques mois de la trêve hivernale ils s’adonnent aux activités festives des jeunes de leurs âges, les exigences du métier leur imposent de s’en éloigner une fois la saison reprise. Dans un très grand nombre de trajectoires, cet éloignement à comme corollaire une transformation progressive de la sphère amicale. Il est en effet marquant de voir qu’au fur et à mesure que les coureurs s’installent dans la condition de cycliste d’élite, s’impose à eux un processus de limitation de l’aire sociale des fréquentations possibles. L’enfermement sélectif qui est produit par l’adoption d’un style de vie particulier constitue un groupe homogène, « dont l’homogénéité se trouve encore renforcée au travers de la socialisation mutuelle qui résulte du contact continu avec les condisciples » (Bourdieu, 1989, 104). Cette socialisation mutuelle favorise une distance sociale et mentale à l’égard du monde profane. Les coureurs qui étaient déjà proches socialement s’accordent encore davantage à chaque étape franchie dans la hiérarchie sportive en ayant le sentiment de partager un idéal commun qui les unit. Dans ces conditions, le réseau amical constitué des fréquentations de l’enfance et de celles qu’ils pouvaient avoir à l’école se délite progressivement au point de disparaitre. Ce qui est au début un éloignement physique avec les amis d’origine se transmue progressivement en une perte des affinités d’intérêts et en un décalage des représentations bien souvent insurmontable, qui aboutit au final à une rupture progressive. Le récit de Philippe (22 ans, professionnel) éclaire ce processus : « J’ai quelques amis en dehors du vélo mais c’est vrai que ça se limite maintenant. Parce que plus ça va, plus je suis dans le vélo, plus ça va, plus ça fait des amis du vélo. Et puis c’est vrai qu’on a les mêmes activités, on parle des mêmes choses, on fait tous la même chose. Puis c’est vrai que moi je vois avec mes copains de S [sa ville d’origine], j’ai commencé à moins les voir quand j’étais au sport-étude, puis encore moins les voir quand j’étais à X [son club amateur] parce que j’habitais ici. Puis maintenant comme je suis chez les pros, je suis encore plus souvent parti. Moi je vais chez mes parents pour voir mes parents, et je vois encore moins mes copains. Et mes anciens copains de S maintenant je les vois quasiment plus quoi. Je les ai rarement au téléphone. Je les ai peut être deux fois dans l’année. Mais ça limite ouais. Enfin ça ouvre à d’autres amis mais les anciens, ça ferme un peu quoi. Ça dépend de chacun mais je vois que moi ça m’a un peu... j’avais plus les mêmes affinités avec eux aussi mais après c’est vrai que... ils avaient aussi l’esprit de faire la fête quoi, de sortir... j’avais plus les mêmes tripes qu’eux. Puis après quand je parlais avec eux, j’avais plus les mêmes affinités. Donc là bon, ben c’est comme ça. Donc c’est peut être ça qu’a fait qu’on se voit moins souvent et tout ça quoi ». D’une manière assez similaire, la façon dont les coureurs appréhendent leur vie sentimentale souligne également leur engagement objectif et subjectif profond dans le cyclisme. Les difficultés que peuvent éprouver certains coureurs à entretenir des relations amoureuses sont directement liées aux impératifs de la pratique - « Les expériences que j’ai eu avant, ça a souvent cassé à cause de ça, ça c’est souvent arrêté à cause du vélo en général » . La cohabitation des temps amoureux et sportifs semble être un obstacle d’importance à l’entretien d’une relation. Pour certains, l’investissement temporel que réclame une situation amoureuse est difficilement conciliable avec une pratique intensive. Lorsqu’ils engagent une relation, le fait que les coureurs vivent à contre-temps peut agir comme un frein à un investissement poussé par le simple fait que s’installe un décalage des temps libres au sein du couple (surtout le week-end où les coureurs sont toujours en déplacements), ce qui limite non seulement les possibilités de rencontre. David (20 ans, élite) souligne ainsi qu’avec sa copine ils « se voi[en]t rarement » et souvent « en coup de vent ». Pour Steven (20 ans, élite), sa copine « est plutôt un peu dépassée par les événements parce qu’[il est] toujours parti, ou quand elle a son temps libre, [lui est] en course ». Etant donné que sa copine « est encore en cours », ils n’ont « pas le même emploi du temps », et donc « quand [ils] se voient c’est plus le soir après l’entraînement ». De manière consubstantielle, si le métier de coureur impose une vie à contre-temps, elle oblige également de vivre à contre-espace de par les déplacements nombreux qu’occasionne le métier . La façon dont s’organise ce contre-espace vise à ce que les coureurs n’aient rien d’autre à penser que leur pratique. Les moindres contraintes relatives à la vie quotidienne leur sont évitées afin que seules la compétition et la performance préoccupent leur esprit, au point de les rendre complètement assistés, comme le sous-entend Yves (ancien directeur sportif) : « Ils [les coureurs] vivent en vase clos, ils sont hyper assistés [...] Enfin tout est conditionné pour les amener dans les meilleures dispositions à la compétition [...] C’est-à-dire que le système d’assistance aux professionnels ne fait rien pour les rendre indépendants. Puisque le système est censé leur donner tous les moyens et les meilleures conditions pour être performant le jour de la course, c’est-à-dire pas fatigués, bien concentrés, une vision de la course etc. ». Si cet enfermement construit chez les coureurs « le sentiment de vivre une vie exceptionnelle », il opère dans le même temps une coupure qui les empêche « de prendre conscience du monde qui les entoure » . Nombreux sont ainsi les coureurs qui expriment le sentiment de vivre dans une « bulle épaisse », « déconnectés de tout » au point, pour certains, d’en « perdre le sens des réalités ». A ce propos, Laurent (ancien coureur professionnel) soulignait lors d’un entretien : « De toute façon t’es dans une bulle et t’en sort pas. T’es pas dans la vie euh... tu ne sais pas ce qu’il se passe là (faisant un geste et regardant vers la fenêtre donnant sur la rue). Enfin je veux dire je ne sais pas, la pauvreté, les problèmes économique, tout ça. Si t’es deux semaines en Italie, voilà t’es deux semaines en Italie, tu ne sais pas ce qui se passe autour. Sauf si t’as le câble tu regarde un peu ce qui se passe mais bon... moi je veux dire je ne savais même pas ce qu’étais un bon ou un mauvais salaire tu vois. C’est quoi ? 1 500, 2000 ou 3000 € ? T’es tellement... tu ne te rends pas compte des difficultés que peuvent avoir les gens par exemple ». A ce niveau, les absences répétées des coureurs ont notamment des conséquences sur l’organisation même de la vie familiale. En vivant de longue période dans un univers où toutes contraintes relatives à la vie quotidienne leur sont évitées, les coureurs relèguent les préoccupations familiales au second plan et délègue toutes les responsabilités du foyer (administratives, éducatives, etc.) à leur épouse - « Moi je ne me suis jamais occupé de quoique ce soit à la maison, c’est ma femme qui s’occupait des papiers, je n’ai jamais fait un papier à la maison ! C’est que je n’avais pas le temps de m’occuper d’un truc [...] C’est la femme qui gère tout. Moi je vois c’est ma femme qui a géré les deux gamins, qui a géré la maison, tout quoi. Nous on est tout le temps parti on ne peut pas gérer, c’est elle qui gère tout. S’il y a un problème c’est elle qui le gère » . Si les déplacements récurrents du coureur peuvent faire naître chez lui un sentiment de « dépaysement » lorsque qu’il retrouve le foyer familial, ils peuvent également produire une configuration dans laquelle il finit par être exclu des décisions qui y sont prises. La femme d’un ancien coureur professionnel rencontrée à la fin d’un entretien réalisé avec son mari précisa sur ce point : « On a l’habitude de vivre à trois et demi [...] Des fois il nous dit "vous ne m’avez pas demandé mon avis", non c’est vrai on n’y a pas pensé, mais on a eu tellement l’habitude, pourquoi lui demander ? ». Finalement, si avec 25,8% des réponses, le fait de « voyager » est le deuxième aspect du métier que les coureurs considèrent le plus agréable, c’est aussi ce qui leur fait dire dans 32,8% des cas que les sacrifices personnels que cela occasionne (éloignement familial, atteinte de la vie privée) représente le deuxième aspect le plus difficile de leur métier après les contraintes physiques.

Conclusion L’intériorisation d’une morale ascétique nécessaire au métier et l’adoption des principes de cette morale comme mode de vie privilégié, exerce une coupure sociale entre les cyclistes et le monde qui les entoure. La façon dont celle-ci régente leur vie au point d’atteindre au plus profond leur intimité rend compte des violences symboliques qui leur sont infligées tout autant que des violences physiques qu’ils s’infligent pour réussir et faire partie des « gens de métier ». La légitimation et la dénégation de ces violences trouve son principe dans le dépassement et le don de soi comme valeurs fondatrices de la culture du métier. Aussi, reconnaitre les sacrifices consentis comme des contraintes serait faire défaut à la morale ascétique attachée à la culture du métier, et donc faire défaut au métier lui-même. Ce serait par là même montrer que l’on n’est pas digne d’y accéder ou que l’on n’y a pas sa place. Plus encore, ce serait aller à l’encontre du sentiment vocationnel et passionnel qui animent les conduites dans cet espace de pratique (Lefèvre, 2007). Le fait d’avoir le sentiment heureux de pouvoir vivre librement sa vocation et sa passion amène les coureurs à dénier la forme travaillée de leur activité. Le sentiment de liberté qui en résulte exprime avec force la double vérité du travail (Bourdieu, 2003) dans laquelle l’investissement « corps et âme » des coureurs conduit à méconnaitre les formes d’exploitation et de domestication dont ils sont l’objet.

Bibliographie Alford, R et Szanto, A. (1995), Orphée blessé. L’expérience de la douleur dans le monde professionnel du piano. Actes de la recherche en sciences sociales, n°110, p. 53-63. Becker, H. S. (1985), Outsider. Etudes de sociologie de la déviance. Paris : Métailié. Bourdieu, P. (1989), La noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps. Paris : Les Editions de Minuit. Bourdieu, P. (2003), Méditations pascaliennes. Paris : Seuil, 2ème édition. Bruant, G. (1992), Anthropologie du geste sportif. La construction sociale de la course à pied. Paris : PUF. Durkheim, E. (2003), Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : PUF, 5ème édition. Faure, S. (2000), Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse. Paris : La Dispute. Férey, D. (2006), Free Money : l’entrée libre paradoxalement coûteuse dans la carrière de musicien punk en 1976, in Mauger, G. (dir.), L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques. Bellecombes-en-Bauges : Editions du Croquant, p. 177-198. Foucault, M. (1975), Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard. Katz, S. (2006), Quand savoir faire c’est savoir être. L’élève comédien à l’épreuve de la perception professionnelle de son corps, in Mauger, G. (dir.), L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques. Bellecombes-en-Bauges : Editions du Croquant, p. 49-70. Lefèvre, N. (2007), Le cyclisme d’élite français : un modèle singulier de formation et d’emploi. Thèse de doctorat en sociologie, Université de Nantes. Mauss, M. (1950), Sociologie et anthropologie. Paris : PUF. Papin, B. (2008), Capital corporel et accès à l’excellence en gymnastique artistique et sportive. Journal des anthropologues, n°112-113, p. 323-343. Perrenoud, M. (2007), Les musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires. Paris : Editions La Découverte. Sizorn, M. (2008), Une ethnologue en « Trapézie » : sport, art ou spectacle ? Ethnologie française, p.79-88. Sorignet, P-E. (2001), Le métier de danseur contemporain. Thèse pour le doctorat de Sciences sociales, EHESS. Sorignet, P-E. (2006), Danser au-delà de la douleur. Actes de la recherche en sciences sociales, n°163, p.46-59. Wacquant, L. (2002), Corps et âme. Carnets ethnographique d’un apprenti boxeur. Agone : Marseille, 2ème édition.