Résumé

Encouragée par les politiques publiques sanitaires, les activités physiques dans les pratiques d’entretien de la santé intègrent le champ d’intervention des médecins généralistes. Or les sciences de l’activité physique et de la nutrition au même titre que l’entretien motivationnel sont des domaines récemment et insuffisamment abordés dans le cursus médical. Il en résulte une connaissance et une implication motivationnelle limitée pour promouvoir efficacement l’activité physique. La méthodologie utilise le paradigme interactionniste pour analyser la consultation.

En mobilisant l’approche de la relation médecin-patient couplée aux observations de 55 consultations auprès de 11 médecins généralistes, nous aborderons les pratiques préventives corporelles, à travers une analyse fine des échanges entre les deux protagonistes.  

Le conseil en activité physique n’est pas une pratique de routine au cabinet. Dans 25 consultations sur 55, médecin et patient échangent sur ce thème. Cette prestation est tout autant initiée par ces professionnels que sous la sollicitation du patient, mais le contenu des échanges reste basique. La prédisposition du médecin à conseiller les patients est souvent corrélée avec son expérience et ses valeurs personnelles en matière de pratique physique ou sportive. En effet, les généralistes actifs semblent être ceux qui motivent d’avantage leurs patients et accordent plus de temps à la promotion de la santé dans la consultation.

Que ce soit dans une démarche thérapeutique ou de maintien de la santé, les politiques publiques sanitaires incluent depuis une décennie, l'activité physique et les pratiques sportives dans leur champ d'intervention. Mais on peut se demander sur quels fondements médicaux ces usages de l’activité physique sont-ils rattachés ? Comment sont-ils justifiés ? Comment ces usages du sport sont-ils articulés à des logiques de responsabilité individuelle, d’autonomisation du patient dans la prise en charge de sa maladie ?

On assiste depuis les années 2000, à la réorganisation progressive de la relation soignant-soigné, porteuse désormais d’un modèle de décisions partagées et d’autonomisation du patient. Aborder l’activité physique en consultation, au même titre que toutes autres pratiques hygiéniques (habitudes de consommation alimentaire, alcool, tabac), signifie pour le médecin d’entrer dans la sphère sociale et affective de son patient, ce qui implique parfois de « traquer la faute » afin d’amener son patient à « retrouver le droit chemin de sa santé » (Lupton, 1995), tout en essayant de conserver une relation pérenne de confiance avec sa patientèle. Le médecin se voit solliciter son expérience personnelle dans ce domaine, et dispenser des conseils parfois contraires à ses pratiques personnelles ou à son mode de vie.

Nous allons voir dans la suite du propos, comment les généralistes mettent en place et articulent autour du patient ces recommandations en matière d’activité physique en consultation de suivi de maladie chronique métabolique, à quel moment et de quelle façon ils abordent ce type de conseils, et enfin s’il existe des disparités de recommandations au sein de l’ensemble des conseils préventifs touchant à la fois les consommations d’alcool et de tabac et les habitudes alimentaires et physiques. La façon de faire en la matière n’est pas sans importance puisqu’elle peut conditionner le degré d’observance des conseils pratiques et leur efficacité à moyen et long terme (Roca, 2008). Notre enquête qualitative (Intermède, 2008-2011) par observation ethnographique des consultations permet d’appréhender les conseils en activité physique prodigués au cabinet médical.

Ainsi, 55 consultations médicales de suivi auprès de 11 médecins généralistes ont été enregistrées (audiovisuel) puis intégralement retranscrites. L’ensemble des transcriptions ont été thématisées grâce au logiciel d’analyse Modalisa (6.0.), découpant le corpus en séquences, distribuées dans les différents thèmes préalablement repérés. Cette méthode d’analyse permet un découpage précis des consultations sur les différents thèmes préventifs et permet d’isoler les discours relatifs à l’activité physique au cours d’une consultation.

Ainsi, dans près d’une consultation de suivi de maladie chronique sur deux (25 consultations sur 55), il est question d’activité physique et dans plus de la moitié des consultations (32 consultations sur 55), la surveillance du poids est évoquée.

Contrairement aux échanges portant sur les pratiques alimentaires et à la surveillance du poids où les médecins généralistes sont significativement les initiateurs du discours, médecin et patient initient de façon équilibrée la communication relative à l’activité physique.

Contrairement aux conseils dispensés sur l’alimentation, la consommation d’alcool et de tabac, qui sont majoritairement destinés aux patients hommes, mais de manière non significative, et à la surveillance du poids qui concerne davantage le public féminin, le discours sur l’activité physique est indifféremment présent dans les consultations auprès des patients hommes et femmes.

On relève que chez 9 patients sur les 55 enquêtés (dont 7 patients sont en surcharge pondérale), il y a une absence de discours hygiénique en consultation, toute pratique préventive comportementale confondue (alimentation, activité physique, alcool, tabac, surveillance pondérale). Or les observations portent ici sur une seule consultation de la relation médecin patient et ne permettent pas de préjuger que la question n’est pas abordée dans d’autres consultations. Les médecins peuvent traiter du sujet avec une certaine prudence pour ne pas lasser les patients ou les décourager par un questionnement systématique sur chaque consultation.

L’analyse des échanges de notre corpus atteste de la variabilité des pratiques de prévention en consultation de médecin générale et nous a permis de dégager trois types de consultations : celles dans lesquelles les questions d’hygiène ne sont pas abordées, celles qui les traitent en périphérie de la relation de soin et enfin celles qui en font un sujet central dans la séance. Le discours préventif le plus représentatif concerne l’alimentation qui caractérise 5 médecins sur 11.

Le second type correspond au discours préventif autour de l’activité physique et de la surveillance pondérale : 4 médecins se situent dans ce type de consultation. Comparativement au discours et conseils dispensés sur les pratiques alimentaires et la consommation d’alcool et de tabac, ses médecins accordent plus de temps à la communication centrée sur les pratiques physiques et les habitudes corporelles de leurs patients, au cours d’une consultation de suivi de maladie chronique.

Enfin, les problèmes liés à l’alcool et au tabac sont traités par deux médecins. Dans l’économie générale des échanges sur les habitudes de vie ils se focalisent davantage sur les aspects toxicologiques que sur des questions de nutrition. L’échantillon restreint de 11 médecins généralistes ne permet pas une analyse intra-médecin puisque pour chaque médecin, le nombre de consultations observées varie entre 2 et 8 consultations selon le médecin.

Une analyse des formes de négociations sur l’ensemble échanges préventifs, révèle une diversité de stratégies initiées par le médecin généraliste et le patient à l’égard de l’activité physique et des conduites préventives au sein des consultations observées.

D’une façon générale, le médecin apporte des connaissances et fait des recommandations relatives à la pratique physique, il évoque le risque de la sédentarité et apporte des réponses afin de réguler ce risque. Le patient peut auto-critiquer ses pratiques physiques, auto-évaluer son risque lié à son manque d’activité, adhérer ou au contraire rejeter les recommandations et conseils dispensés par le médecin généraliste à son égard.

D’une analyse plus fine, les moments de négociation peuvent traduire une logique de « réparation immédiate » (Rosman, 2010) de la part du médecin ou du patient (« Docteur, pour guérir il me faut des antibiotiques »[1]), une logique de « restriction » de la part d’un des protagonistes (« Docteur, je préfère d’abord bouger davantage, marcher un peu plus, et si ça ne suffit pas, je prendrais un traitement »), ou toute autre forme négociée, allant du choix concernant la forme du médicament (comprimé, gélule, forme effervescente, poudre, sirop, soluté), au patient qui délègue au médecin la prise d’un rendez-vous chez le spécialiste. Ce travail se focalise sur ces choix délibérés que font médecin et patient lorsque la décision thérapeutique oscille entre une prescription médicamenteuse ou un changement autour des habitudes de vie.

Ce travail a ainsi permis de mettre en évidence différentes stratégies initiées par l’un ou l’autre des acteurs qui peuvent favoriser certaines négociations des conduites d’hygiène en consultation ou au contraire mettre en échec certaines situations de communication autour de ces habitudes de vie. Parmi les stratégies initiées par le médecin généraliste, ce dernier peut « médicaliser les styles de vie » ou encore « culturaliser les restrictions » (Génolini, Roca, Rolland & Membrado, 2011).

En s’appuyant sur la  médicalisation croissante des problèmes sociaux tels que le surpoids et l’obésité, la consommation d’alcool, etc., où des infractions à l’ordre moral sont repensées en termes de maladie et de santé, le médecin appréhende le mode de vie du patient sous l’angle d’une déviance à l’égard des normes et recommandations d’hygiène. Il passe un interrogatoire précis et le plus exhaustif possible sur les habitudes alimentaires du patient, pointe du doigt les écarts et construit du risque afin de favoriser l’efficacité de son discours autour des recommandations hygiéniques. Cette médicalisation culturelle, analysée comme l’injonction fait à l’individu de prendre en charge sa propre santé, est tout autant impulsée par les usagers que par les professionnels de santé ou les industriels de l’agroalimentaire dans la médicalisation de l’alimentation.

Outre la mise en risque des conduites ou la pondération du danger perçu, le médecin peut intégrer dans sa démarche éducative, la culture du patient et adapter les conseils en fonction de sa connaissance de l’environnement socioculturel et des ressources familiales, professionnelles du patient. On parle ici de « culturalisation des restrictions » (Génolini & Al., 2011).

Parmi les négociations, certaines n’aboutissent pas sur un consensus ou débouchent sur un conflit. Elles peuvent être initiées par le patient, ce dernier peut « brouiller les pistes » ou encore « s’affirmer dans la dénégation du risque » (Génolini & Al., 2011). Autrement dit, il s’agit pour le patient de jouer sur la rhétorique du contre-pied en exagérant certaines consommations ou comportements préventifs (activité physique, consommation de fruits et légumes) et en atténuant d’autres consommations sujettes à discussion (alcool, tabac, consommation de sucre, etc.). Le patient peut également « s’affirmer dans la dénégation du risque » en mettant en avant une résistance au changement face à la sollicitation du médecin vis-à-vis de ses habitudes de vie, de ses pratiques physiques et alimentaires. Conscient que la négociation avec ce type de patient est perdue d’avance et que son emprise reste faible, le médecin peut jouer sur la provocation en utilisant des métaphores ironiques ou la dérision.

Les recommandations hygiéno-diététiques ont une logique différente de la logique médicale utilisée dans le traitement des maladies aigues[2] qui fait appel essentiellement à l’expertise médicale mais pas uniquement puisqu’elle demande aussi au patient de jouer le rôle en observant les doses prescrites, en fournissant les bons renseignements lors de l’examen ou l’auscultation.

Les conseils éducatifs prennent place dans le contexte des maladies chroniques où les habitudes de vie conditionnent une meilleure santé ou une stabilisation de l’état de santé, et ne sont efficaces que si le patient intervient activement dans le changement de son mode de vie et prend en charge sa santé. Il s’agit ici d’une autre forme d’implication qui est demandée ici au patient, il doit montrer non plus simplement une capacité d’écoute mais de contrôle de soi et de ses pulsions. Particulièrement du rapport au plaisir (alimentation) et au déplaisir (effort physique…).

Face à l’introduction des conseils d’hygiène de vie en consultation, les médecins s’investissent de manière différenciée, certains s’engagent dans des formations d’éducation à la santé alors que d’autres minimisent et s’investissent peu dans leur rôle éducatif et préventif. Le travail relationnel entre médecin et patient, qu’il soit d’avantage orienté vers l’écoute clinique et thérapeutique ou au contraire centré sur les habitudes de vie et l’éducation à la santé, conditionne les échanges et les communications.

Le contexte d’interactions (Goffman, 1974), entendu au sens des ressources mobilisées par les acteurs, semble être le plus probant pour tenter d’expliquer l’origine des différentiations éducatives retrouvées dans l’analyse des consultations et les stratégies de négociations initiées par le médecin ou le patient.

L’analyse met également en évidence des stratégies préventives directement intégrées au soin ou à des séquences médicales de la consultation. Certaines séquences bien spécifiques comme l’examen clinique sont l’occasion pour le médecin généraliste ou le patient, d’ouvrir la discussion sur l’hygiène de vie, d’aborder parfois une sédentarité devenue à risque, aux vues de l’état de santé et du niveau de risque de maladie du patient.

Notre étude nous conduit à mettre en relation le mode de vie du médecin généraliste, ses représentations et expériences de l’hygiène (sa pratique physique personnelle ou son rapport à la sédentarité à l’alimentation…) avec les conseils prodigués aux patients dans le domaine de la nutrition. Elle nous engage à analyser à la lumière d’une approche dispositionnelle la façon dont s’effectue le cadrage du sujet dans les séances dédiées à la prévention. Comment les médecins travaillent-ils sur la légitimité de leurs recommandations lorsqu’ils sont eux même en surpoids et/ou sédentaires ? Que se passe t-il lorsque le médecin initialement « entrepreneur de morale » se positionne en contre-exemple pour le patient qui le consulte ?

Cette enquête qualitative a soulevé différentes interrogations, nous avons apporté quelques éléments de réponse et soumis quelques pistes de réflexion.

Selon le chercheur américain Pate (1995), les interventions les plus efficaces sont les plus informelles, les plus proches de l’activité quotidienne, les plus modérées dans leurs exigences, et aussi celles qui intéressent de petits groupes organisés où il y a stimulation réciproque.

Notre étude souligne que, pour que l’objectif préventif porté par les pouvoirs publics soit pris davantage au sérieux, il y a une nécessité de réaffirmer les complémentarités des différents professionnels et de renforcer la formation en prévention dans le cursus universitaire de médecine générale, à la fois besoin et demande de ces professionnels de santé.

L’activité physique devrait être envisagée au même titre que les prescriptions médicamenteuses et plus systématiquement proposée en premier recours. Ce type de prescription pourrait devenir une réalité pour autant que des mesures d’accompagnement et une volonté coopérative entre les différents acteurs de la santé (médecin, assureur, politicien, éducateur médico-sportif) soient mises en place (Cifuentes & al., 2005) afin de trouver une plus grande réceptivité auprès des patients concernés.

Bibliographie

Bloy  G. & Schweyer F-X., 2010, Singuliers généralistes. Sociologie de la médecine générale. EHESP.

Cifuentes M. & al., 2005, Prescription for Health: Changing Primary Care Practice to Foster Healthy Behaviors. Annals of Family Medicine, 3, suppl. 2, S4-S11.

 

Gallois P., Vallée J-P. & Le Noc Y., 2006, L'activité physique : Pourquoi ? Pour qui ? Comment la prescrire ?, Stratégies Médecine, p20-24, Janvier.

 

Génolini JP., Roca R., Rolland Ch. & Membrado M., « L’éducation » du patient en médecine générale : une activité périphérique ou spécifique de la relation de soin ?, Revue Sciences Sociales et Santé, 2011, Sous presse.

 

Goffman E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, p 43- 85, La tenue et la déférence.

 

Intermède, Interactions médecin-patient en médecine générale et inégalités sociales de santé. Analyses interdisciplinaires. Rapports de recherche, Services de santé: Mai 2008 ; Mars 2011 ; Financement : Dress-Mire, DGS, InVS, INCa, CANAM ; Resp. scientifique : Lang T.

 

Lupton D., 1995, The imperative of health. Public health and the regulated body. London and California: Sage. Especially Chs 1 and 2.

 

Pate RD, & al., 1995, Physical activity and public health. A recommendation from the CDC and the ACSM. JAMA ; 273:402-7.

 

Roca R., 2008, Education thérapeutique et observance hygiéno-diététique chez les patients à haut risque cardiovasculaire, Mémoire de recherche Master 2 Sport Motricité Santé Société, Université Toulouse.

 

Rosman S., 2010, Les pratiques de prescription des médecins généralistes. Une étude sociologique comparative entre la France et les Pays-Bas. In G. Bloy, F.X. Schweyer (Eds.) Singuliers généralistes : sociologie de la médecine générale, EHESP, 117-131.



[1] Cet exemple traduit la récente instrumentation du pouvoir de prescription du médecin généraliste où ce dernier devient fournisseur de santé et ou le patient prend la place du consommateur de soins, dans une relation consumériste dominante.

[2] Plainte du patient, description des symptômes, diagnostic posé, traitement médicamenteux prescrit, observance du traitement, guérison.