Les premières écoles de voile répondant à un objectif d'éducation populaire ont vu le jour en France dans l'immédiat après-guerre en dehors du milieu du yachting qui était encore fortement associé, dans les esprits comme dans les faits, aux origines bourgeoises et au style mondain de leurs adeptes. Elles ont échappé pendant plus de douze ans à la Fédération Française de Yachting à Voile (FFYV) qui ne daignait pas s'y intéresser. Il a fallu leur succès grandissant auprès du public et la pression exercée par le Haut Commissariat à la Jeunesse et aux Sports pour que la FFYV accepte la voile de plein air. Consentie de mauvaise grâce, cette ouverture a suscité de vives tensions entre le comité directeur et les dirigeants des écoles.

L'objet de cette communication est d'étudier les réactions des dirigeants de la FFYV à l'égard de l'innovation introduite par les associations nautiques constituées en écoles de voile, en partant d'un cadre théorique dont l'épine dorsale est fournie par le point de vue systémique mettant l'accent sur l'interdépendance des éléments (entités juridiques, segments de ces entités, groupes informels, etc.) réunis au sein d'un même secteur d'activité. Cette mise en système prendra en compte les trois facettes de toute action organisée : la dimension socio-technique, celle de la coordination des acteurs opérant au moyen d'une division du travail et d'une hiérarchisation de l'autorité et des responsabilités, la dimension stratégique, celle des jeux de pouvoir allant de la coopération à l'opposition en passant par la négociation, la dimension culturelle, celle des représentations sociales et des interprétations de la vie collective qui guident l'action. Ces ressources théoriques seront donc mobilisées pour donner une intelligibilité sociologique aux relations fréquentes qu'établissent à partir de la fin des années 1950 l'administration sportive, les représentants des écoles de voile issus des grandes associations de plein air et le comité directeur de la FFYV. Les sources utilisées pour mener à bien cette étude se composent des textes fédéraux couvrant la période 1957-1976, entreposés aux archives nationales. Les résultats de cette investigation sont présentés en trois temps : l'exposé commence par un rappel des grandes lignes du cadre théorique, suit une présentation des pouvoirs établis, des innovateurs et des promoteurs, puis on passe à l'examen des relations entre les trois groupes de protagonistes.

Cadre théorique : une approche systémique

Un des apports les plus sûrs de la sociologie des organisations est de nous enseigner que les frontières bien nettes d'une entité juridique ne coïncident pas avec les limites relativement floues et changeantes de l'organisation concrète qui assure son fonctionnement. A cet égard, le point de vue systémique (Von Bertalanffy, 1968) nous invite à envisager une organisation comme un assemblage d'éléments tenus ensemble par des relations d'interdépendance. Examinée sous cet angle, l'activité qui se déroule dans une entité juridique ne devient intelligible qu'à la condition de la rapporter à l'organisation dans laquelle celle-ci est incluse. Il faut alors éviter de confondre une telle entité avec l'organisation dont elle est une pièce constituante. Pour autant, elle ne forme pas un élément homogène, assimilable à un atome de base du système organisé. Elle fournit plutôt à ce dernier quelques-uns de ses composants. Cet ensemble ordonné ne fonctionne pas non plus à l'unisson. Les modèles théoriques mettant l'accent sur le caractère stratégique des conduites ont permis d'écarter une conception par trop mécaniste ou organiciste du système. Dans cette perspective, celui-ci est pensé comme le siège de jeux de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977 ; Clément et ali., 1994) se structurant autour d'enjeux auxquels sont associés des chances de gains ou de pertes.

Ces relations dessinent donc un champ de forces où se déploient des stratégies visant à gagner du pouvoir sur autrui ou à se ménager une marge d'autonomie suffisante pour atteindre ses objectifs à minima. Ces luttes, toutefois, ne sont pas seulement motivées par la maîtrise de l'allocation des ressources, l'acquisition d'avantages matériels ou l'accès à des positions influentes d'où l'on peut plus facilement peser sur les décisions et leur mise en œuvre. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, il convient de les examiner en prenant simultanément en compte les deux autres dimensions de l'action organisée (socio-technique et culturelle). La littérature portant sur les organisations ne laisse pas dans l'ombre les fondements culturels de ces luttes de pouvoir. Les concepts de légitimité et d'arbitraire culturel chez Bourdieu (1980), de paradigme collectif du côté de Hinings et Greenwoord (1987) ou d'idéologie managériale (Schein, 1985) soulignent tous que les stratégies développées par les acteurs sociaux sont guidées par l'idée qu'ils se font de ce que doit être l'entité au fonctionnement de laquelle ils contribuent et de l'activité à laquelle celle-ci doit se consacrer. Il s'agit donc pour eux d'accéder aux instances de décision pour y faire valoir leur propre conception de l'activité institutionnelle et de ses fonctions. Or, une des façons de la faire officiellement valider et d'obtenir, ce faisant, la reconnaissance explicite du groupe qui la promeut est de réussir à l'inscrire dans la structure formelle de l'entité et de s'assurer que son affichage nominal dans le découpage de l'organigramme en services, sections, comités, commissions, etc. s'accompagne d'un fonctionnement autonome attesté par l'existence de missions, de capacités de choix et de ressources qui lui sont propres.

Par principe, un système repose sur un ordre qui n'est jamais complètement stable et toute irruption d'une nouveauté (un acteur ou une activité) modifie l'ensemble du système, ce qui oblige les différents groupes qui y participent à se livrer à d'autres jeux, visant pour les uns à minimiser les transformations, pour les autres à les sauvegarder ou à les amplifier. S'agissant des fédérations sportives, l'émergence de groupes mettant en place des manifestations autonomes contestant l’hégémonie qu'elles prétendent exercer sur les pratiques de compétition (en tennis et en course à pied par exemple) les a contraintes à modifier leur fonctionnement pour trouver une parade à cette concurrence. Mais, dans le cas de l'essor de la voile dite de plein air, le pré carré de la FFYV n'était a priori pas menacé puisqu'il s'agissait d'exercices physiques sans finalités compétitives. Pourtant, l'introduction des écoles de voile en son sein a forcé ses dirigeants à manœuvrer pour tenter d'en avoir le contrôle. Denis Jallat (2001) note à ce sujet que les prises de position des comités directeurs qui se sont succédé entre 1970 et 1984 dépendent de l'interprétation des effets qu'exercent les changements en cours sur les résultats (sportifs, économiques, démographiques, etc.) du travail fédéral.

Cette perspective souligne bien l'importance de la réception subjective des événements dans la définition des orientations politiques opérée par les instances fédérales. Dans le travail qui suit, la subjectivité des différents protagonistes sera prise en compte en vue de trouver une cohérence sur le long terme entre les finalités qu'ils poursuivent et les moyens qu'ils mettent en œuvre pour faire respecter leurs priorités. Ce rapport des moyens aux fins prendra le nom de stratégie. Si, avec Crozier et Friedberg (1977), l'on peut parler à son propos d'une logique, reconstruite après coup, fondant les régularités des comportements observables empiriquement, celle-ci s'éclairera d'autant mieux que l'on tiendra compte des préférences normatives de leurs auteurs, définissant ce qui est bon ou mauvais pour l'action organisée à laquelle ils entendent participer. Compte tenu de ce qui précède, nous retiendrons la définition que Desreumaux (1998, p.135), paraphrasant Andrews, donne de la stratégie : il s'agit de « l'ensemble des objectifs et des buts majeurs de l'organisation ainsi que des politiques essentielles et des plans pour réaliser les buts, établis de façon telle qu'ils définissent le domaine d'activité de l'organisation ou celui dans lequel elle devrait être et l'espèce d'organisation qu'elle est ou qu'elle devrait être ».

Les pouvoirs établis, les innovateurs et les promoteurs

Sans se départir tout à fait de son snobisme, la tradition sportive qui a commencé à se constituer en France au cours du 19e siècle poursuit son implantation dans la première moitié du 20e siècle parmi les sociétés de régate, les cercles nautiques et les Yachts clubs, où l'on s'adonne à une activité compétitive débouchant sur une stricte hiérarchisation des performances. Après s'être dotés d'une autorité centrale, ces clubs sportifs s'allient au niveau national sous la bannière d'un organisme fédérateur (l'Union des Sociétés Nautiques en 1921, la Fédération Française de Yachting à Voile en 1946). Néanmoins, ces groupements nationaux continuent de rassembler plaisanciers et régatiers qui, au-delà de leurs divergences de vues sur les finalités de l'activité nautique, ont en commun d'être suffisamment fortunés pour pouvoir financer la construction, alors fort onéreuse pour la plus grande partie de la population française, d'un bateau sur mesure dans les chantiers artisanaux de l'époque.

Après la seconde guerre mondiale, cette période est révolue : des changements importants affectent le fonctionnement des clubs sélects qui avaient la mainmise sur l'organisation de la pratique du Yachting en France. Le renforcement de l'intervention de l'Etat dans le sport par le biais de l'ordonnance du 28 août 1945, en vertu de laquelle celui-ci s'attribue les prérogatives (organisation des compétitions officielles, délivrance des titres de champion, etc.) correspondant aux missions dont s'acquittaient, jusque-là en toute indépendance, les fédérations nationales, n'en est pas des moindres. Si les dirigeants de la FFYV nouvellement créée peuvent y voir une consécration officielle de l'orientation sportive que leurs devanciers s'étaient attachés à promouvoir, cette mesure n'en contribue pas moins à les placer sous tutelle. Désormais, ils doivent impérativement satisfaire les conditions que leur fixe l'Etat pour obtenir que leur soient officiellement confiées ces compétences. Par ailleurs, des bouleversements d'ordre technique, économique et culturels vont favoriser dans les deux décennies suivantes la massification de la pratique de la voile et son ouverture à un public socialement plus hétérogène : parmi ceux-ci figure l'invention des écoles de voile.

Les premières expériences réalisées en la matière sont impulsées par des officiers de marine dans les années 1930 et au début des années 1940. Elles connaissent un renouveau après la guerre, grâce à l'action de l'administration en charge de la jeunesse et des sports qui reconduit en 1949 le fonctionnement d'une base nautique à Socoa (Augustin, 1995), et surtout grâce à l'élan que vont leur donner trois associations de plein air : le Centre de Formation International en 1947 qui devient le Centre des Glénans quatre ans plus tard, l'Union Nautique Française à la fin des années 1940 et le Touring Club de France en 1950. Celles-ci mettent place un mode d’organisation innovant qui rompt avec la tradition du yachting d’un double point de vue, économique et pédagogique. En effet, il repose, d’une part, sur la mise à disposition temporaire d’un matériel collectif moyennant le paiement d’une inscription, ce qui soustrait la pratique de la voile à la nécessité d’être propriétaire d’un bateau, et, d’autre part, sur l’encadrement des néophytes par des moniteurs formés dans des centres spécialisés pour dispenser un apprentissage méthodique et explicite de leurs savoir-faire. En outre, l’apprentissage qu’elles proposent à leurs adhérents ne vise pas à les préparer à la compétition sportive, ce qui achève de les éloigner du fonctionnement des clubs sélect.

Le succès rencontré par les écoles de voile dans les années 1960 est facilité par l'action engagée par Maurice Herzog, Haut Commissaire à la Jeunesse et aux Sports, pour répondre aux inquiétudes que suscitent les revendications d'autonomie de la jeunesse et les périls associés à la vie citadine (Martin, 1999). Misant sur les effets d'inculcation de l'éducation, il cherche à propager la pratique des sports et des activités de plein air, qui sont encore pensées comme deux réalités distinctes. C'est à cette fin qu'il créé le Comité National du Plein Air (CNPA) en juin 1957, dont il devient le président. A son entrée en fonction au Haut Commissariat en 1958, il entend lui faire jouer le même rôle que celui qui revient au Comité National des Sports. Il va alors tout faire pour que les fédérations proposant des d'activités de plein air y fassent leur entrée et contribuent à diffuser leur pratique auprès du plus grand nombre.

Les réactions de la fédération nationale de voile analysées comme des jeux stratégiques

L'ouverture de la FFYV au plein air connaît des débuts difficiles. En effet, ses dirigeants portent peu d'intérêt à cette question car seule sa vocation proprement sportive leur importe et ils suggèrent même à leur interlocuteur de l'administration de susciter la création d'un nouvel organisme national qui serait appelé à représenter la voile au sein du CNPA. D'un autre côté, les responsables placés à la tête des grandes associations de plein air expriment leur défiance envers la fédération dont ils craignent l'autoritarisme. Dans cette période de démarrage (1957-1959), le Haut Commissariat a donc un rôle moteur : il impulse ce rapprochement en conviant à des réunions de concertation les différentes parties dont il espère obtenir la collaboration, il fait pression sur la fédération pour la convaincre de créer une commission consacrée au plein air et précise la mission revenant à celle-ci. Finalement, la FFYV obtempère afin de rester en bon termes avec l'administration. Pour autant, l'enseignement de la voile auprès des néophytes ne figure pas parmi ses préoccupations. Sa présence au sein de cette commission se justifie aux yeux de ses dirigeants par la défense de la navigation de plaisance auprès des pouvoirs publics, c'est-à-dire des propriétaires de bateaux qui réclament la possibilité de bénéficier de services de qualité dans les ports tout en étant à l'abri des tracasseries de l'administration maritime.

La modification, en 1959, des statuts fédéraux faisant entrer le plein air dans l'objet de la fédération ne suffit pas à éviter une crise car la reconnaissance institutionnelle pleine et entière au sein de la FFYV des associations qui s'y consacrent n'est toujours pas à l'ordre du jour. Craignant que les instances décisionnaires de la fédération passent aux mains des représentants de la tendance plein air, les membres du comité directeur se refusent à laisser y entrer les représentants des écoles de voile. Ces derniers démissionnent alors de la commission fédérale ah hoc qui se réunit en leur absence tout au long de l'année 1960. Une nouvelle fois, le Haut Commissariat joue un rôle tampon en s'appuyant alternativement sur les uns et sur les autres. Brandissant la menace d'une scission des écoles de voile pour faire pression sur la FFYV, il adopte une position pro sportive pour s'attirer les bonnes grâces de ses dirigeants. Il préconise, en effet, l'adoption d'une "politique de suite", la fédération se chargeant d'organiser le prolongement des stages d'initiation mis en place dans les écoles afin que les stagiaires fraîchement formés puissent poursuivre la pratique du yachting de course dans les clubs. Bref, l'élargissement des missions assumées par la FFYV que le HCJS tente de faire accepter à ses dirigeants est compensé par la volonté manifeste d'établir une subordination explicite des partisans du plein air au sport, dont la suprématie sur le plan symbolique trouve ainsi une confirmation, et aux sportifs qui sont seuls habilités à conduire les affaires de la fédération.

La situation s'apaise quand, en 1961, les dirigeants de la FFYV acceptent que les associations de plein air puissent siéger au sein du comité directeur, également appelé bureau fédéral. Plusieurs motifs ont présidé à cette décision. Il faut, tout d'abord, tenir compte de l'incertitude politique qui pèse sur les épaules des élus fédéraux. En effet, plusieurs d'entre eux s'inquiètent de la détérioration des relations avec l'administration sportive qui pourrait survenir s'ils refusaient l'union avec les écoles de voile, sachant que cette option a la préférence du HCJS. Ils prennent l'interpellation qui leur a été adressée par le représentant de l'Etat comme une mise en demeure de procéder à cette intégration dans l'année et s'alarment de la dépréciation de la politique fédérale qui, selon eux, guide ce projet étatique. Il serait imprudent de contrarier l'administration sportive compte tenu du contrôle qu'elle exerce désormais sur les fédérations. Cette décision peut donc être interprétée comme le souhait des dirigeants de la FFYV de ne pas prendre le risque de perdre de l'influence sur le secteur associatif de la navigation à voile. Cette concession faite au nom des intérêts bien compris de la fédération passe d'autant mieux qu'ils sont persuadés de garder la haute main sur les orientations fédérales