Si le football est la pratique sportive la plus répandue en France[1], avec 12 393 matchs à incidents au cours de la saison 2009/2010, c’est aussi celle qui est la plus concernée par les écarts à la norme prescrite. Parce qu’il est considéré comme le « directeur du jeu », parce qu’il contrôle les interactions qui se déroulent en cours de match, parce qu’il dispose du pouvoir de sanctions relatif au respect des règles et de l’intégrité physique des joueurs, tantôt considéré comme un « magistrat sportif » ou un « médiateur » (Bergès, 2003, 16), l’arbitre peut être désigné comme l’acteur principal des régulations qu’induisent les matchs de football[2]. Nos premiers travaux se sont centrés sur les instances de l’arbitrage, c’est-à-dire le système qui recrute, forme et évalue la corporation composée de 26 462 arbitres au total[3]. L’analyse de l’organisation et du système a permis d’identifier le rôle central joué par une « figure » singulière du monde de l’arbitrage : l’observateur. Chargés de mesurer l’expertise des arbitres à tous les niveaux de compétition, les observateurs ont une mission essentielle dans le fonctionnement de la corporation et dans la gestion, par les arbitres, des incivilités et des violences auxquelles ils sont confrontés. Se situant entre les arbitres et les autorités dont ils dépendent ; accompagnant les arbitres sur les terrains, tous les week-ends, dans leur apprentissage du « métier » ; et évaluant les capacités de l’arbitre à « tenir son match » à l’aune de critères « idéal-typiques » de régulation des comportements, l’observateur apparaît comme un ressort essentiel, à la fois formateur et évaluateur, des capacités de l’arbitre à gérer, ou non, les violences sur le terrain. >?xml:namespace prefix =" ""o" ns =" ""urn:schemas-microsoft-com:office:office" />

Pour apprécier la prestation arbitrale, l’observateur évalue quatre grands domaines de compétences : physiques (déplacements, changements de rythme, etc.), techniques (interprétation et application des lois du jeu, etc.), administratives (accomplissement des devoirs) et psychologiques (contrôle du match et personnalité de l’arbitre). Face au paradoxe lié d’une part, à l’absence de contenus de formation spécifiques consacrés à la gestion des situations « à problème » et d’autre part, à l’obligation de juger les arbitres sur ces différents paramètres, l’observateur s’en remet, bien souvent, au dernier domaine de compétences cité, celui renvoyant au volet psychologique de l’activité. A l’instar de ce contrôleur du district Flandre, affirmant que « sur les matchs faciles, l’arbitre est toujours bon, mais [que] ces matchs là ne reflètent rien sur ses qualités d’autorité et de personnalité » et, qu’au contraire, des matchs difficiles peuvent apporter« la preuve de sa capacité à gérer des situations conflictuelles », cette dimension est en effet présentée comme essentielle dans les compétences générales que doit présenter l’arbitre. Ces premiers résultats nous invitent alors à explorer, en détail, cette notion de « personnalité arbitrale » qui pose, d’emblée, la capacité de l’arbitre à gérer les violences des matchs du football amateur comme indicateur de compétence. En s’appuyant sur un dispositif empirique qui croise deux types de données et matériaux[4], cette communication interroge la notion de « personnalité arbitrale » et ses conditions d’évaluation. D’abord, nous verrons les tentatives mises en œuvre par les instances de l’arbitrage pour objectiver au mieux cette dimension, ainsi que les problèmes inhérents à sa définition. Puis, nous éclairerons les principaux critères sur lesquels s’appuient, en réalité, les observateurs pour évaluer la personnalité des arbitres.

 

1. La « personnalité arbitrale » : une définition à problèmes

 

Les « indicateurs » de personnalité

 

La « personnalité arbitrale » est prégnante dans les discours des dirigeants de l’arbitrage interrogés qui considèrent que « c’est ce qu’on recherche avant tout aujourd’hui»[5]. N’étant pas associée à des critères explicitement mesurables et quantifiables, évaluer la « personnalité arbitrale » s’avère pourtant difficile. Cette dimension recouvre à la fois des qualités morales, comportementales et sociales de l’individu et participe du « bon comportement de l’arbitre »[6]. Pour aider l’observateur dans sa tâche, les instances de l’arbitrage fournissent un guide afin de cadrer l’évaluation et la notation de la prestation de l’arbitre. A l’instar des paramètres techniques, physiques ou théoriques, cet outil identifie ainsi un certain nombre d’indicateurs permettant d’apprécier la dimension psychologique de l’activité et relève les « qualités » constitutives de la « personnalité arbitrale ». Dans la ligue Nord/Pas-de-Calais, par exemple, la « personnalité arbitrale » doit permettre à l’arbitre d’« imposer ses jugements et décisions avec assurance et énergie », d’« inspirer confiance et respect », autant de qualités qui lui permettent de gérer la rencontre de façon « sereine ». Autrement dit, il doit faire preuve de « courage » d’avertir, d’exclure ou de siffler un penalty, etc. Dans ce cadre, son autorité est évaluée positivement si elle est « admise et respectée par les joueurs et l’environnement », négativement si l’arbitre « subit le match », « fuit ses responsabilités », s’il est « dépassé par les évènements ». Par ailleurs, la « personnalité arbitrale » doit être visible et évaluée en continu[7]. En ligue Picardie, le guide d’observation stipule que l’arbitre assistant doit être « vigilant tout au long de la partie » et témoigner d’une « activité soutenue ». Il doit adopter un comportement stable « en toutes circonstances » et ne « se dérober à aucun moment dans sa mission ». Celui-ci doit rester imperméable aux éléments extérieurs, ne pas être « influençable ou céder aux pressions des supporters, des entraîneurs et des joueurs ». Ce facteur temporel est également présent dans le Nord/Pas-de-Calais où l’observateur évalue la « personnalité arbitrale dans et hors du match » en mesurant si l’arbitre « résiste aux pressions, reste indifférent aux clameurs du public », étant entendu qu’il ne doit pas « avoir de réactions différentes selon le camp fautif, l’endroit, la faute ». Bien que les outils mis à disposition des observateurs pour évaluer la « personnalité arbitrale » tentent de définir la notion, évaluer la possession ou non de savoir-être stables dans le temps est une mission délicate car comme l’a si bien dit Sophie Divay[8], « alors que « l’avoir » est mesurable, quantifiable, « l’être » demeure plus insaisissable ».

 

Une subjectivité reconnue

 

Malgré cette tentative d’objectivation réalisée par l’institution, évaluer la « personnalité arbitrale » engendre, de fait, de multiples interprétations de la part des contrôleurs missionnés sur les terrains du football amateur. D’ailleurs, de manière générale, cette dimension est considérée par les observateurs interviewés comme étant « le truc le plus tordu à juger », d’après un Président de CDA ou « la case la plus dure à remplir » selon un dirigeant régional. D’une part, en raison de la distance (au sens premier du terme) à laquelle ils évaluent l’arbitre en exercice : « c’est difficile parce que bien souvent on est placé dans les tribunes, on est assez loin ». En conséquence, il leur est parfois difficile de juger les décisions prises et laissent « l’appréciation à l’arbitre, [car] c’est l’arbitre qui est sur le terrain, moi je suis à cinquante mètres, soixante de l’action, voir même plus, c’est l’arbitre qui est le mieux placé ». D’autre part, ils s’inquiètent également de la mesure d’un tel critère, qu’ils trouvent « très subjectif » et qui renvoie « à la tête du client »[9], tout en ayant bien conscience qu’il est déterminant dans la notation, puisqu’il est affecté du « plus gros coefficient »[10]. Pour la ligue Picardie, l’observateur doit attribuer la note qu’il estime « la plus appropriée sur l’ensemble des paramètres » constitutifs de la « personnalité arbitrale », pourtant, les attendus ne sont pas explicites, l’encadré n’étant suivi d’« aucune remarque particulière ». Il s’agit de l’unique catégorie de compétences à souffrir de cette absence de « consignes ». Toujours dans la même ligue et dans la même catégorie de compétences, le dernier paramètre relatif au « comportement relationnel » de l’arbitre sanctionne « chaque mauvais comportement, paroles, gestes, attitude, etc. » d’un point, et chaque « mauvais comportement envers public, entraîneurs, dirigeants pendant le match, à la rentrée aux vestiaires ou dans les vestiaires » de deux points. Comme les « mauvais comportements » ne sont pas précisés explicitement, l’observateur peut interpréter la grille et considérer comme étant « mauvais », tout écart à la norme donnée, à savoir « sobriété dans ses paroles, gestes et attitudes avec l’entourage et en toutes circonstances, avant, pendant et après le match ». C’est exactement ce qu’il ressort des interviews menées, les observateurs sont très attentifs au « respect de l’arbitre, sur le terrain, vis-à-vis des dirigeants, des joueurs »[11], mais aussi à son comportement avant et après le match. Un des Présidents de CRA interrogés considère en effet que lorsque l’arbitre « est invité à boire un coup à la fin du match, même si ça ne s’est pas bien passé, il faut y aller ». En définitive, le fait que la « personnalité arbitrale » ne soit pas assortie de consignes explicites dans les outils mis à disposition des observateurs, amène non seulement ces derniers à soumettre les textes à leurs propres interprétations, mais également à trouver d’autres moyens pour l’apprécier et l’évaluer.

 

Une évaluation différée dans le temps et l’espace

 

Pour pallier à ces difficultés, la plupart des observateurs diffère l’évaluation de cette dimension dans le temps et/ou la délèguent à d’autres acteurs. Ce que nous confirme, par exemple, ce dirigeant de la ligue de Champagne/Ardenne : « si à la fin du match, je m’aperçois que les joueurs des deux équipes viennent saluer, serrer la main de l’arbitre, c’est qu’il a été bien (…) c’est qu’ils ont apprécié l’arbitrage ». Par ailleurs, les outils mis à disposition des observateurs indiquent précisément les personnes avec qui l’arbitre doit être en relation : les arbitres assistants, le public, les entraîneurs, les dirigeants, responsables et officiels, les joueurs et les occupants du banc de touche. L’arbitre central doit donc développer de véritables compétences interactionnelles qui s’évaluent à travers ses « paroles, gestes et attitude ».

D’autres observateurs profitent du « débriefing » pour se forger une idée plus précise de la personnalité de l’arbitre qu’ils ont à évaluer. En effet, l’observation d’un arbitre tient également en « un échange oral »[12], puisque l’observateur va discuter, échanger avec lui « à propos des appréciations qu’il porte sur la prestation qu’il vient d’observer ». Cette discussion « d’après-match » permet à l’observateur « d’évaluer la capacité d’écoute, la motivation et la volonté de progresser de l’Arbitre ». En confrontant ses précédentes observations aux « réponses » de l’arbitre, celui-ci tente donc de se forger une opinion sur ses compétences techniques et sa « personnalité ». Durant ce « débriefing », les compétences interactionnelles de l’arbitre prennent alors une toute autre forme que pendant la rencontre sportive et vont déterminer le jugement de l’observateur. Les propos de l’un d’entre eux, officiant dans le District Côte d’Opale sont, en ce sens, révélateurs de ce qui se joue durant ces échanges : « si [la note] descend très bas, ça voudra dire qu’en face de moi, j’ai quelqu’un qui est imbu de sa personne, qui s’en tape ou qui me prend pour un con. Alors qu’il s’en foute, c’est son problème, imbu de sa personne, je n’aime pas, mais qu’il me prenne pour un con, j’aime encore moins et je le descendrais très bas ». Il est intéressant d’observer l’échelle de valeurs négatives mise en place intuitivement par l’observateur selon les « réponses » de l’arbitre. Le fait que l’arbitre ne fasse pas grand cas du rôle pédagogique de cette observation n’est guère apprécié. En revanche, s’il est « imbu de sa personne », la sanction est plus grave ; elle devient très grave si l’arbitre prend l’observateur « pour un con ». Ce « « mauvais comportement » de l’arbitre « envers le contrôleur, dans les vestiaires » est sanctionné et diminue la note de deux points si l’on se réfère à la catégorie de compétences relative au « contrôle du match et personnalité de l’arbitre », telle qu’elle est précisée dans la grille de notation de la ligue Picardie.

Mais les caractéristiques du « débriefing » biaisent cette évaluation et font prévaloir les compétences interactionnelles de l’arbitre, au détriment de toute autre. En situation de face-à-face et en s’appuyant sur les « réponses » de l’arbitre, la conviction que se forge l’observateur résulte finalement « d’un lien interpersonnel »[13]. Le « débriefing » est donc une situation très particulière : l’observateur et l’arbitre sont réunis dans le même espace-temps. Les propos échangés ont un rôle à la fois pédagogique, formateur, mais aussi évaluateur. Cette configuration inédite introduit forcément des rapports de domination entre l’évaluateur et l’évalué.

 

 

 2. Entre autorité et allégeance, ce que « personnalité arbitrale » veut dire

 

Se faire respecter sur le terrain… et faire allégeance à l’observateur dans les vestiaires

 

L’arbitre est Directeur du Jeu, il doit faire preuve, nous l’avons dit, de courage, d’autorité, de fermeté, autant de qualités regroupées sous la dimension de « personnalité arbitrale ». Pour ce formateur, réussir son arbitrage passe par le fait de « ne pas perdre son duel ». Avec force de métaphores issues de la rhétorique guerrière, il nous explique qu’une fois perdu son duel avec les joueurs, l’arbitre perd le jeu, car « le coup d'après, il va tenter autre chose, et après cela peut être une escalade ». En revanche, « si dès le départ, l'arbitre gagne son duel, c'est fini, le joueur ne va pas tenter autre chose ». Propos corroborés par un dirigeant picard pour qui, l’arbitre « ne recule jamais face à un joueur. C'est comme pour un chien ! Tu t'imposes, t'imposes ta loi. Tu es force de loi, tu es le directeur du jeu ». Bref, sur le terrain, que ce soit avec les joueurs, les entraîneurs ou les dirigeants, l’arbitre doit « gagner le rapport de force ». Cette « autorité » doit être visible pour l’observateur, l’un d’entre eux déclare à ce propos, « on dit souvent que le bon arbitre c'est celui qu'on ne voit pas[14], mais cette définition n'est pas tout à fait précise car on peut ne pas le voir, mais il faut qu'on le voit marquer son autorité, sa personnalité ». L’exposition aux yeux de tous de cette autorité peut valoriser l’arbitre, même s’il commet une erreur. Il affirme ainsi, « je m'en fiche de savoir qu'il s'est trompé, mais il faut au moins qu'il affirme sa décision avec autorité et non pas en baissant la tête. Même si elle est fausse, ce n'est pas grave et je suis rassuré sur ce critère de l'autorité ». Pourtant, à l’égard de l’observateur, le statut de l’erreur change et le rapport de force s’inverse totalement.

Cependant, si les observateurs évaluent la « personnalité arbitrale » à l’aune des compétences interactionnelles développées par l’arbitre à leur égard,  il serait naïf de considérer ces simples compétences interactionnelles comme suffisantes. En effet, d’une manière générale, les observateurs interviewés n’apprécient pas que « des arbitres leur répondent »[15], entendu par là, que les arbitres remettent en question les constatations qu’ils ont établies. Si discussion il y a, ils attendent de l’arbitre « la non remise en cause, de quelque manière que ce soit, d’un système de pouvoir donné »[16], autrement dit du pouvoir qui leur est conféré dans le cadre de leur mission. Du fait des rapports de domination instauré entre l’évaluateur et l’évalué, l’arbitre « qui s’emballe pas, qui ne s’emporte pas, qui ne conteste pas tout ce que tu dis, qui s’intéresse à ce que tu lui dis » est évalué positivement nous confie cet observateur du CDA de l’Escaut. Ceux qui « essaient de se justifier même s’ils ont tort, alors ça, ça nous plait pas trop ça, je dirais, qu’on est plus intransigeant dans notre notation ». L’arbitre obtiendra donc une note plus élevée s’il « reconnaît ses erreurs ». Les contrôleurs le reconnaissent, « on est un peu plus conciliant … ça fait partie de la personnalité de l’arbitre, il doit avoir un certain respect envers l’observateur, c’est tout un climat qui fait qu’on sent le rapport entre le contrôleur et l’arbitre » admet cet autre dirigeant régional. Durant le débriefing, l’arbitre a intérêt à reconnaître ses erreurs, du moins les erreurs que recensent les observateurs. En définitive, et à l’inverse du rapport de force qu’il doit dominer sur le terrain, l’arbitre doit « savoir rester humble »[17] durant le débriefing. Cette humilité, cette « sobriété » pour reprendre le terme usité dans les outils d’observation, s’applique au jeu, aux joueurs et plus largement à l’institution footballistique, mais les observateurs évaluent aussi cette qualité à leurs égards. En témoigne cet extrait d’entretien : « quand je sors des discussions avec l’arbitre, y a pas de doute, il faut que mes observations marquées dans sa fiche, ses manquements, il soit d’accord avec moi, reconnait ce contrôleur aguerri, (…) c’est là que j’aime bien cette discussion d’après match, il faut qu’on soit d’accord, qu’il dise « oui vous avez raison, parce que je me suis trompé », bon, là, on peut faire notre rapport tranquillement parce que l’arbitre a reconnu ses erreurs (…) après le match, ça se passe super bien à condition que l’arbitre accepte aussi qu’il s’est trompé … mais ce n’est pas toujours aussi évident … des fois il essaie de se justifier, donc dans ces cas là, c’est à nous de trancher, dire « ben non, c’est moi qui avais raison et puis c’est tout » ». C’est a posteriori, après le « débriefing », que l’observateur va mesurer l’allégeance de l’arbitre. On le voit bien, en complément de la perception de l’autorité qu’il dégage sur le terrain lorsqu’il officie, les réactions de l’arbitre aux propos de l’observateur sont aussi déterminantes dans l’évaluation de sa « personnalité ». Celles-ci sont également complétées par ses attitudes, ses gestes, sa tenue, bref, certains éléments liés à son apparence physique.

 

Faire autorité par son apparence physique 

 

De manière générale, les observateurs sont convaincus que le respect des normes de présentation par l’arbitre est un atout pour sa « gestion globale des matchs »[18]. Les premières impressions des joueurs semblent, en ce sens, déterminantes. L’arbitre doit alors trouver le bon compromis entre « soumission » et « autorité », entre conformité aux attentes d’allégeance et autorité d’un Directeur du jeu. Comme le remarque un formateur expérimenté, « si tu arrives sur le terrain en "star", tu ne vas pas gagner, tu n'es pas là pour ça. Si tu arrives calmement, posément, si tu te présentes en t'exprimant de manière calme et assurée, tu laisses une bonne première impression ». Ces premières impressions correspondent en fait au court instant durant lequel l’arbitre et les joueurs, mais aussi l’arbitre et l’observateur, sont mis en présence physique. Durant ce temps, les échanges d’informations entre individus sont quasi-exclusivement visuels. Un CTRA déclare à ce propos, « en tant que joueur, quand vous voyez arriver l’arbitre, déjà vous le déshabillez de la tête aux pieds, et en fonction de sa tenue, vous aurez déjà « ah celui là, il a l’air pas mal, maintenant on verra ce qu’il donne sur le terrain » mais déjà quand il arrive il a une certaine crédibilité. S’il arrive avec les tongs, « tiens il revient de vacances, v’là le touriste » et au premier coup de sifflet qu’il va donner contre, il va confirmer l’avis que vous aviez de lui à son arrivée au stade ». Et selon Erving Goffman[19], « la compétence sociale de l’œil est énorme ». Le regard est le sens le plus précis, c’est « celui qui de très loin nous permet de capturer une information pointue, riche de signification »[20]. Durant ces premières impressions, l’œil prélève, de manière détaillée, un maximum d’informations contenues dans « la partie visible » de l’arbitre, dans « la face qu’il offre à la perception sensorielle d’autrui »[21]. Ainsi, « on n’arrive pas au stade au mois de septembre, quand il fait chaud, en bermuda-claquettes ou bermuda-chaussures bateaux, on n’attend pas spécialement que l’arbitre avec la chemisette et la cravate mais s’il arrive avec un jean, un polo et son sac, c’est une tenue convenable aujourd’hui, il y a un minimum », poursuit cet ancien arbitre de première division. La tenue vestimentaire n’est pas seule visée, les attitudes corporelles sont également déterminantes. En se référant parfois aux théories contestées de la morphopsychologie, certains observateurs assurent combien la manière de se tenir, de marcher, de bouger peut influer sur la gestion des violences sur le terrain. Ils sont attentifs à « la façon de courir, la façon de faire certains gestes, la façon de brandir un carton » de l’arbitre. Par exemple, un dirigeant nordiste valorise l’arbitre qui, « sur une décision de pénalty, se recule, regarde, a le corps bien droit avec la tête bien droite », selon lui, cet arbitre « se met dans les meilleures conditions pour gérer les contestations à venir ».  Ici, les arbitres doivent se conformer aux attentes des joueurs, attester de leur crédibilité par une tenue adéquate, pour les faire adhérer à leur arbitrage, pour se faire respecter. Si le port du costume-cravate n’apparaît dans aucun outil mis à disposition des observateurs, nul doute qu’il représente un instrument aidant à la construction de son « identité professionnelle », comme pourrait l’être la blouse blanche pour l’infirmière[22]. En l’augurant lors de son entrée dans le stade, l’arbitre affiche lisiblement sa « mission » ; la tenue contribuant ainsi à sa reconnaissance professionnelle. Cette crédibilité passe par le respect de certaines attitudes corporelles et de certains attributs, la coiffure et la tenue vestimentaire notamment.

Ainsi, dans la ligue Nord/Pas-de-Calais, l’un des critères d’observation pour juger de l’« attitude et comportement relationnel » de l’arbitre central concerne sa « tenue et présentationavant et durant le match ». En ligue Picardie, l’observateur évalue l’arbitre assistant selon sa « présentation ». La norme relative à ce paramètre indique que l’arbitre doit être « élégant, propre » et présenter une « tenue vestimentaire correcte ». L’observateur attribue la note qu’il estime être « la plus appropriée sur l’ensemble des paramètres » constitutifs de cette catégorie. Pourtant, les attendus ne sont pas explicites, l’encadré n’étant suivi d’aucune « remarque particulière ». Evaluer l’apparence physique de l’arbitre suppose donc que ce dernier se conforme à une réglementation implicite pour des raisons plus symboliques que fonctionnelles[23]. Evaluer cette dimension participe pour l’observateur « d’un tout autre registre d’inférences »[24] et induit de nombreuses interprétations.

 

Respecter les normes implicites de présentation

 

Si la réglementation concernant la « tenue » des arbitres demeure implicite, les observateurs interviewés semblent en accord sur ce qu’ils considèrent comme n’étant pas une « tenue correcte ». A titre d’exemple, un conseiller technique régional déclare « chez les jeunes aujourd’hui, on voit de tout, comme le jeune aux cheveux longs qui arrive, qui est candidat ligue (…) au bout d’un an, il a compris que sa personnalité, il fallait qu’elle évolue, son évolution dans l’arbitrage passait aussi par son comportement et sa tenue, il est fréquent de voir des jeunes aux longs cheveux qui coupent les cheveux, parce qu’ils ont compris, on leur a pas dit, mais je pense qu’ils l’ont compris d’eux-mêmes, à un moment, on peut pas arriver en ligue 1 avec des longs cheveux ». Autrement dit, pour progresser dans sa carrière, l’arbitre doit intégrer certaines normes de présentation. Cette intégration se fait progressivement et différencie ceux qui comprennent vite et/ou d’eux-mêmes, de ceux qui ne comprennent pas. Comme l’admet ce Président de CRA, « je ne passe pas de consigne là-dessus, à eux de le comprendre ».Un autre dirigeant reconnait d’ailleurs qu’« il y a tout un travail à faire pour intégrer le cadre, qui n’est pas un cadre figé, mais qui est quand même un minimum parce qu’ils sont les représentants du district quand ils vont arbitrer ». L’arbitre représente l’institution footballistique, il doit donc présenter les caractères qui témoignent de son appartenance à « la caste », en d’autres termes, il doit servir « une apparence étudiée et conforme au modèle en vigueur dans son groupe »[25]. Nous l’avons souligné, tout écart aux normes implicites attendues de l’arbitre, en matière de comportement mais aussi d’apparence physique, est immédiatement sanctionné, « compte tenu que ça touche à l’image de l’arbitrage »[26] et que lorsqu’« on est arbitre, il faut soigner son image de marque »[27].

Ces représentations et pratiques, largement partagées par les observateurs interviewés, renforcent l’idée selon laquelle « être « réellement » un certain type de personne, ce n’est pas se borner à posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe »[28]. Pour y parvenir, les observateurs semblent particulièrement attentifs à déjouer les situations de dissonance cognitive. La lourdeur de la course, des cheveux longs et l’ensemble bermuda-claquette sont autant d’exemples illustrant ces situations dans lesquelles l’arbitre manifeste des dispositions contraires avec son image : « excellente condition physique », « inspire le respect » et « tenue vestimentaire correcte ». En définitive, les observations menées « ne visent donc pas seulement à recueillir des informations, mais aussi à les accréditer »[29]. La mise en conformation/conformité de l’arbitre avec les attentes de l’institution footballistique est récurrente dans les propos recueillis, certains considérant « qu’on n’a pas le droit de sortir des rangs », que l’arbitre « va où on lui dit, fait en sorte que ça se passe bien, pense aux autres avant de penser à lui ». Cette pression institutionnelle à la conformité à laquelle l’arbitre est soumis depuis son entrée dans la « fonction » doit aboutir, selon les observateurs interviewés, à l’intériorisation, à titre d’enjeu fondamental, des normes comportementales et d’apparence physique. Cette intériorisation est évaluée grâce aux observations qui ponctuent la carrière de l’arbitre. L’observation, durant le match et le « débriefing », doit être considérée comme une « situation sociale occasionnelle »[30], c’est-à-dire, une « situation temporaire où se trouve l'individu et qui est principalement caractérisée par son activité et par les relations sociales auxquelles il participe ». De fait, cette situationencourage l’observateur à être attentif aux prises de décision de l’arbitre mais aussi, et surtout, à prélever des informations visuelles. Les placements de l’arbitre, les gestes et signalisations effectués, les réactions de l’entourage sont certes observés, mais d’autres critères sont également activés, des critères contenus dans l’apparence physique de l’arbitre.

 

Conclusion

 

Si la gestion des violences sur les terrains du football amateur tient en grande partie à la « personnalité arbitrale », nous avons montré que cette dimension est problématique. Si tenté qu’il soit possible d’objectiver la personnalité d’un individu, les biais relatifs aux conditions d’évaluation actuelles de l’arbitrage ont été mis au jour : une observation « à distance », l’ambiguïté contenue dans les outils mis à disposition des observateurs, l’asymétrie du « débriefing » notamment. Ces éléments pointent toute la subjectivité caractérisant l’activité de l’observateur et la trajectoire des arbitres. Ils placent également la régulation des comportements violents au cœur de la définition partagée, mais non formalisée par la corporation, du « bon arbitre » de football.

Ces limites doivent être prises en compte dans une perspective d’amélioration des dispositifs d’observation, ainsi que de formation des arbitres. Elles ne remettent pas en cause l’évaluation de l’arbitrage « en actes », qui reste le meilleur moyen de mettre l’arbitre en « situation de travail » et donc de révéler son niveau de productivité. A plusieurs reprises, nous avons montré que la progression de l’arbitre dans sa carrière tient à sa capacité à se former/conformer aux exigences attendues, exigences qui demeurent bien souvent de l’ordre de l’implicite. On peut comprendre que le fait de ne pas divulguer les modalités d’évaluation contribue au maintien de leur utilité-efficacité. Ces méthodes conduisent une minorité d’arbitre à développer des stratégies particulières et à recevoir un suivi parallèle, leur permettant de comprendre les critères d’évaluation, d’en jouer et d’accéder à l’élite. Ainsi, bien que cerclée dans des répertoires d’actions objectivées, l’activité de contrôle montre à quel point la face institutionnelle de l’arbitrage n’exprime pas ce cadre rigide, fait d’automaticité quant à la traduction des agissements d’arbitres en évaluations.

 



[1] Les données 2009/2010 de la Fédération Française de Football recensent 2 225 595 licenciés et plus d’un million de matchs par an.

[2] C’est l’hypothèse principale que nous avons interrogée à l’occasion d’une enquête réalisée entre 2009 et 2010. Voir : Nuytens, W. (coord.), Penin, N., Sallé, L. et Hidri Neys, O. Plus près des faits. Plus près des gestes. Enquêtes dans l’arbitrage et retour sur trois ligues. Rapport pour la Fédération Française de Football et la Ligue de Football Amateur, Atelier SHERPAS, Avril 2010, 151 pages.

[3] Chiffres donnés par la Fédération pour la saison 2009/2010.

[4] Nous avons d’abord analysé les documents officiels produits par les institutions (du football et de l’arbitrage) et structurant leur organisation. Nous avons ensuite mené 25 entretiens semi-directifs avec des présidents et dirigeants des commissions d’arbitrage, des responsables des cellules de recrutement, détection, formation et fidélisation des arbitres, ainsi que des observateurs officiant dans les districts et les ligues de football de Champagne-Ardenne, Picardie et Nord-Pas-de-Calais.

[5] D’après un conseiller technique régional de l’arbitrage.

[6] Selon les termes d’un Président de Comité de district d’arbitrage (CDA).

[7] Cette définition donnée par les instances de l’arbitrage n’est pas sans rappeler celle donnée par Bernard Gangloff concernant la personnalité à savoir « l’ensemble des caractéristiques internes stables et différenciatrices d’un individu ».  Pour plus d’informations à ce sujet, se référer à GANGLOFF B., Profession recruteur, profession imposteur, Paris, L’Harmattan, 2000.

[8]DIVAY S., L’aide à la recherche d’emploi. Des conseils pour sauver la face, Paris, L’Harmattan, 1999, 105.

[9] D’après un Président de Commission régionale de l’arbitrage.

[10] La « personnalité arbitrale » est systématiquement pondérée du coefficient le plus important.

[11] Ce que nous précise un jeune dirigeant de l’arbitrage départemental.

[12] Les expressions citées dans ce paragraphe sont issues du Guide de l’observateur de l’arbitre de ligue – Ligue Nord-Pas-de-Calais.

[13] EYMARD-DUVERNAY F., MARCHAL E., Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail, Paris, Métailié, 1997, 158.

[14]Conformément aux attentes du Guide de l’observateur de l’arbitre de ligue dans la ligue Nord-Pas-de-Calais, valorisant d’un demi-point le fait que l’arbitre ait eu le « souci de diriger sobrement le jeu sans recherche de reconnaissance personnelle », les observateurs interviewés valorisent une personnalité arbitrale « qui est rentrée dans le moule » (H1), un « arbitre au service du jeu, qui n’a pas arbitré pour sa tête » (H1), bref, « un arbitrage qui est passé inaperçu » (H1).

[15] Propos d’un Président de CRA.

[16] GANGLOFF B., déjà cité, 131.

[17] Selon les termes d’un ancien responsable de la Direction nationale de l’arbitrage.

[18] L’expression est d’un dirigeant départemental.

[19] GOFFMAN E., « La ritualisation de la féminité », ARSS, 14, 34-50, 35.

[20] KAUFFMAN J-C., Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1995, 131.

[21] DUFLOT-PRIOT M-T., déjà cité.

[22] OLIVIER M., « La tenue de l’infirmière ou comment l’habit fait le moine », dans CIOSI-HOUCKE L, PIERRE M. (dirs.), Le corps sens dessus dessous. Regards des sciences sociales sur le corps, Paris, L’Harmattan, 2003, 149-164.

[23] Cette catégorie de compétences étant « sur-coefficientée » au regard des seules « qualités physiques ».

[24] GANGLOFF B., déjà cité, 40.

[25] DUFLOT-PRIOT M-T., déjà cité.

[26] Selon un formateur de district.

[27] D’après un Président de Commission régionale.

[28] La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, déjà cité, 76.

[29] MARCHAL E., « Les compétences du recruteur dans l’exercice du jugement des candidats », Travail et Emploi, 78, 41-51, 45.

[30] DUFLOS-PRIOT M-T., Etude sociologique de l’apparence individuelle, thèse de 3ème cycle de sociologie.